Mouvements intimes-I

Lorsque je remplis de dessins les pages blanches d’un carnet avec l’intention de créer un mouvement, je me sens exister.
J’avance, j’improvise, je chemine au gré des images, mon esprit se libère et ma main devient joyeuse.
Ce que je ressens à ce moment-là, je ne peux le partager avec personne.
Je peux partager mon pain, mon eau, pas mes sentiments.
Ce que je crée est le fruit d’une activité intime.

Écrire me repose.
J’en ai besoin entre les lignes.
Quand j’écris, c’est pour Elle.
Mes mots sont comme des pierres posées ici et là.
Quand je lui demande de les lire, Elle les soulèvent avec grâce pour voir ce qui se cache en dessous. Là où d’autres ne trouvent rien, Elle découvre plein de choses subtiles.
Comme j’ai de la chance…

Quand les oiseaux me parlent, ils me disent des choses étonnantes.
L’un deux, qui m’a lu, me dit : comment voulez-vous que l’on vous comprenne quand vous dites : « Lorsque je remplis de dessins les pages blanches d’un carnet avec l’intention de créer un mouvement… » ?
Franchement !…
Il n’a pas tort.
J’ai souvent l’étrange manie de dire et d’écrire des choses qui semblent aller de soi, mais combien de gens savent que l’on peut cacher dans les pages d’un carnet ou d’un livre de beaux mouvements ?
Les oiseaux le savent parce qu’ils fréquentent les mêmes cieux que les anges et qu’ils échangent entre eux des propos fins et intelligents.
Les créatures qui volent sont plus sensibles que les lourdauds de la terre, c’est sûr.
Leur pensée est si aérée qu’elles peuvent tout sentir au travers de leurs intuitions.
Ceux d’en bas, il leur faut comprendre, mais – me dit l’oiseau – comment voulez-vous qu’ils comprennent quoi que ce soit avec un cerveau plus lourd que l’âme ?

C’est si fragile, une page de carnet, surtout quand elle porte une figure qui la rend encore plus délicate.
Il y a longtemps, quand je l’ai vue dessiner pour la première fois, j’ai assisté au miracle que seuls ceux qui possèdent une âme pure peuvent accomplir, transformer une feuille de papier en un territoire d’émotions.
Elle l’a fait avec des gestes adultes portés par la grâce de l’innocence.
Je fus émerveillé par les figures qu’Elle traçait.
Moi, qui étais plongé dans l’obscurité, j’ai ainsi appris la lumière…

Quand je deviens nuage, je m’évapore, je me rends discret et je me transforme au gré du vent.
J’aime quand je change de couleur, que je me pare de gris soyeux avant de devenir pluie.
Je me précipite alors avec joie sur le sommet des arbres pour ralentir au travers de leurs feuillages ma chute jusqu’à devenir une infime gouttelette qui pénètre le sol en le caressant.

Avec la même délicatesse, je traverse ce qui fut…
Avec la même délicatesse, je plonge dans ce qui adviendra…
Avec la même délicatesse, je prends mes songes entre mes doigts…
Comme s’ils étaient des fleurs, je les garde entre les pages d’un livre irréel.
Puis, quand l’envie me prend, je leur souffle dessus pour qu’ils reprennent vie…
C’est si beau de les voir reprendre leur course.

Dès que je saisis mon pinceau, j’entends les traits encore retenus dans l’encre me murmurer vers où ils entendent aller.
En satisfaisant leurs désirs, je me laisse conduire au-delà de l’inimaginable.
Il faut pour cela que nous traversions des milliers de haies épaisses de pensées confuses pour atteindre l’immense espace vierge de l’imprévisible.

Mes échanges avec Ganda sont inégalés.
Ganda est une femelle rhinocéros unicorne d’Asie qui m’a été offerte par un très vieux peintre allemand.
Maintenant qu’elle est âgée et qu’elle ne bouge plus beaucoup, elle a acquis une compréhension de l’immobilité étonnante.
Avant de commencer, m’a dit Ganda un soir, il ne faut rien anticiper, il faut demeurer en attente, mais à l’affût, et foncer tête baissée dès que l’on sent le désir d’avancer…
D’avancer ? Mais pour aller où ?
Ça, c’est déjà anticiper – m’a répondu la bête, la tête reposée entre ses pattes de devant.
Puis, elle s’est mise à me raconter son histoire pour que je saisisse le parcours qui va de la vie au papier.

Appuyé contre le tronc de l’arbre, il me semble l’entendre respirer, mais ce que j’entends n’est pas nommable.
Il y a des choses sans mots ou peut-être des choses que les mots ne savent dire, car les meilleurs étant indicibles il vaut mieux les sentir que de vouloir les exprimer à tout prix.
Quand je me ramasse sur moi-même et que j’entoure mes jambes avec mes bras, j’ai la faculté de m’élever au-dessus des autres.
Quand je le fais, je disparais de leur regard.
Pourquoi ?
Peut-être que peu de gens regardent vers le haut…
Ou peut-être que je ne cherche pas à provoquer avec mon geste un effet…
Ce que je fais est vrai, donc invisible…

J’aime le vent parce que je ne le vois pas.
Je le sens s’insinuer autour de mes traits les faisant onduler à la perfection.
Les sons, je les entends et les plus beaux me parviennent du lointain.
La lumière, quand elle se divise en raies étroites animées par des mouvements lents de poussière, m’emporte dans le passé.
J’aime aussi toucher d’un doigt un peu de craie noire pour créer d’un geste vif une étoile filante sombre qui coupe en diagonale le silence du blanc de la page.
Ah! Les choses innombrables que l’invisible contient…

Quand je veux sentir, je ferme les yeux.
Quand je veux voyager, je lis des mots.
Les mots me soulèvent et m’emportent au-dessus d’une immense étendue d’images mouvantes. Elles se prolongent jusqu’à l’infini.
J’aperçois au loin un grand voilier qui les survole.
À son bord, deux femmes me saluent lors de mon passage…
J’ai demandé à la mouette qui m’accompagne : vers où allons-nous ?

Contente-toi de voler et prends plaisir à le faire – me répondit l’oiseau.

Poética da Ilusão de Movimento

Conferência de José-Manuel Xavier

CINANIMA – 2021

Como é costume nestas ocasiões, vou começar por me apresentar.
Sou José Manuel Barata Xavier nativo da cidade de Lisboa onde vivi até aos 20 anos.
Depois abalei para França onde vivo há 56 anos.

Vou começar por dizer o seguinte: quando alguém me pergunta: que faz o senhor na vida? Tenho por hábito responder quase sempre: nada!
Por vezes também respondo: vivo, mas esta resposta mergulha a maior parte das pessoas num oceano de perplexidade.
Este tipo de respostas resulta essencialmente da minha misantropia crónica.
Junta-se a esta atitude o facto de que aquilo que eu faço há décadas, ser uma actividade intima, difícil de explicar aos outros e por vezes a mim mesmo.

Vou então falar de mim e tentar dizer o que faço.
Que faço? Componho e escrevo movimentos.
Este facto, ligado ao meu gosto imoderado pela poesia, levou-me até à Poética.
Não sei se todos sabem o que é a Poética mas vou partir do princípio que sabem.

Retirei do estudo da Poética a substância que me permite falar hoje da poética do movimento, mas…
Como o movimento ao qual me dedico desde há muito tempo não é mais de que uma mera ilusão vou então falar da poética da ilusão de movimento que ocupa em permanência o meu espírito, o meu corpo e o meu tempo.

A poesia é a minha forma de linguagem predilecta.
A poesia agrada-me porque me permite pensar e dizer as coisas doutra maneira.
Na literatura em língua portuguesa, Florbela Espanca e Irene Lisboa ocupam um lugar privilegiado no meu coração.
Os diversos movimentos emocionais que os poemas destas autoras suscitam em mim, empolgam a minha própria criação.
Quando as leio fico sempre com uma vontade voraz de também escrever poesia.

Quando decido escrever um poema, utilizo de preferência uma caneta por que a tinta que sai do aparo permite-me sentir e seguir o movimento do desenho das letras e também de as ligar umas às outras até elas constituírem uma palavra.

Depois, o movimento da minha mão, dos meus dedos, desenha, quase sempre sem pressa, uma outra palavra e mais outra e mais outra até obter entre elas o bom entendimento necessário à criação de uma frase que transmita, de preferência, mais um sentimento ou uma emoção do que um sentido prosaico.

Quando escrevo um ou vários movimentos nas páginas de um caderno, procedo exactamente da mesma maneira: começo por desenhar com um pincel uma primeira figura sobre a primeira página, depois uma outra na segunda página que deduzo da primeira, depois uma terceira figura que deduzo da precedente e assim de seguida até preencher quase todas as páginas do caderno.
Quando por fim o folheio, os meus olhos lêem e o meu cérebro vê a ilusão que escrevi.

Le plaisir du Mouvement – I :
https://www.youtube.com/watch?v=WtpVySbMzZA
Le plaisir du Mouvement – II :
https://www.youtube.com/watch?v=6lcMov6abRc

Disse que os meus olhos lêem e que o meu cérebro vê porque na verdade é no cérebro que a ilusão de movimento nasce.
A ilusão de movimento é a resposta que o cérebro dá às coisas que ele não entende.
Dei a esta construção mental um nome, o Outro Movimento.

O Outro movimento distingue-se do movimento Universal que anima as estrelas e os planetas, que dá forma e aspecto à terra e a tudo o que ela contém e a tudo o que nela vive.
O Outro Movimento é um artefacto.
Imagino-o e confecciono-o de forma a criar a ilusão de que ele existe, o que não é verdade.
O outro movimento é um puro produto do pensamento, criado pelo pensamento e destinado a ser interpretado pelo pensamento.

O Outro Movimento não existe fora de mim como aquele que anima os seres e as coisas do mundo que me rodeiam.
O Outro Movimento aparece e desaparece na minha imaginação ao sabor dos artifícios que o suscitam.
Ele surge na minha cabeça e desenvolve-se sob a forma de ilusões.
As coisas que o Outro Movimento parece expressar e que se manifestam através dele dependem inteiramente das minhas decisões quando as escrevo ou as componho.

Uso o Outro Movimento para criar espanto, emoções, para tornar visíveis coisas improváveis, para mostrar coisas efémeras que não existem.
Tudo isto faz do Outro Movimento um fenómeno quase mágico, totalmente ilusório, que me agrada imenso, sobretudo por ele não estar sujeito a nenhuma força, nenhuma lei, nenhuma regra.

O Outro movimento é o território da total liberdade.
Brinco com ele para criar múltiplas ilusões que me reconfortam e através das quais tento transmitir aos meus semelhantes diversos sentimentos.

Danse des signes :
https://www.youtube.com/watch?v=-CcpY0Xmyfs
P & M :
https://www.youtube.com/watch?v=xY8KL52tbJc
Un coin pour dormir :
https://www.youtube.com/watch?v=mq6LNULhZYk

Escrever e desenhar são coisas idênticas e como são idênticas e que os instrumentos com que se desenha ou se escreve são iguais, eu retiro um prazer inefável em desenhar com palavras e em escrever com imagens.

As palavras sempre me ajudaram a escrever e a desenhar ilusões.
Quando as disponho numa determinada ordem, o que resulta deste arranjo permite-me imaginar uma infinidade de coisas: linhas que ondulam, que se movem e que se desfasem, traços que surgem e que se transformam em coisas que aparecem e que desaparecem, que tremem e que dançam ao sabor das minhas fantasias.

Mas o mais belo é que todos este signos, todos estes elementos gráficos de escrita, permitem-me traçar no tempo e no espaço movimentos únicos, genuínos, que não existiam antes de eu os ter criado.

Choses qui arrivent 1 – 2 – 3 – 4 :
https://www.youtube.com/watch?v=6sdK73Kf6BY
https://www.youtube.com/watch?v=EIs-F-bBqGw
https://www.youtube.com/watch?v=hCtK4tJzNR0
https://www.youtube.com/watch?v=SJ4KogQT2_c

Graças à Poética descobri que as figuras de estilo da linguagem e as figuras da imagem são idênticas.
As figuras de estilo, absorvia-as e agora, transformadas em intuições, elas vivem dentro de mim.
São elas que alimentam a minha imaginação.
Quando me aventuro no maravilhoso território do Outro movimento, a metáfora, a metonímia, a anáfora, o oximoro e tantas outras mais, são as minhas fiéis companheiras.
Elas são o conteúdo de tudo o que faço, o assunto de tudo o que mostro.
São elas que desencadeiam as acções de todas as figuras que parecem viver no branco do papel, à superficie do ecrã.

Contudo, a criação destas coisas continua a ser para mim um mistério.
Quando me interrogo sobre este mistério, rebobino o fio da minha memória até à minha infância para tentar saber donde me vem esta paixão constante e arrebatada pelo movimento.
A imagem imediata que me vem à menta é a do movimento do corpo de um caracol a sair da sua concha.

Devia ter 6 anos quando a fascinante viscosidade e a extrema lentidão da sua locomoção incentivaram a minha curiosidade por ele e pelo ambiente que o rodeava,
Creio que foi após o ver partir, lentamente, muito lentamente, deixando no solo o rasto prateado da sua trajectória que me tornei contemplativo e sensível ao movimento das coisas e às coisas em movimento.

O mundo que nos rodeia é duma beleza extraordinária, mas a maioria das pessoas não lhe prestam atenção nenhuma.
A arte em geral e a poesia em particular são as mais perfeitas maneiras de tentar dizer o sentimento de beleza que emerge de tudo o que se vê e de tudo o que se sente.
Qualquer criação, grande ou pequena, reside na vontade de transmitir este sentimento.

A poética, que trata do conjunto de procedimentos que entram na composição dum poema, ajudo-me a manter viva esta vontade, diria mesmo, a necessidades de criar e de transmitir sensações, emoções e sentimentos através do Outro movimento.
Quando falo de poética da ilusão de movimento falo portanto da maneira que me permitem atribuir a uma figura, a uma imagem a tal aparência de vida que, como diz San Juan de la Cruz, encanta e enamora.

A palavra enamora, remete a minha memória para a minha adolescência quando li, traduzida em português, a peça de William Shakespeare, Romeu e Julieta.
Apesar de ainda ser um catraio senti, mais do que percebi, que existem livros que nos transformam através da beleza das palavras e outros que não servem para nada, somente para matar o tempo, como dizia o meu mestre Alexandre Alexeïeff.

Desde esse dia, passei a ser considerado pelas pessoas do meu meio ambiente como um pequeno snobe, um pretensioso, um pedante, pelo facto de preferir Shakespeare a Jules Verne e os desenhos de William Blake às histórias em quadradinhos.

Todas estas considerações jamais me desviaram do meu caminho.
O meu caminho, que se parece mais com um rio movimentado do que com chão firme, permitiu-me compreender que a Poética não é somente um conjunto de procedimentos.
A Poética é, para mim, uma atitude, uma maneira de ser e de estar (como dizia o meu mestre e amigo Fernando Pessoa) e por consequência uma maneira de pensar, de dizer e de mostrar as coisas e o movimento das coisas poeticamente.

Eu não faço o que faço para adquirir estatuto, fazer filmes e ser conhecido.
Como diria a minha avó; Deus me livre!
Eu componho e escrevo movimentos que não existem para interrogar os mistério do movimento das coisas, o outro lado das coisas.
Os filmes e as experiências que faço são apenas a parte visível desta atitude, desta sede de beleza, mas o mais importante a dizer é que eu faço filmes e escrevo livros para tentar saber quem sou.

Em 2003, escrevi em francês um livro intitulado « La Poétique du Mouvement suivi du Carnet de l’animateur » onde dei a conhecer aos meus amigos franceses o movimento que anima a poesia de Fernando Pessoa.
Em 2007, escrevi em português um outro livro intitulado « Poética do Movimento » onde detalhei todos os dogmas, postulados e procedimento que utilizo para compor e escrever poeticamente o Outro Movimento.
Em 2018, este livro foi reeditado no Brasil pelo Núcleo de Cinema de Animação de Campinas numa versão revista e substancialmente aumentada e com um novo título: « Poética da ilusão de movimento ».
No mesmo ano, escrevi um novo livro intitulado « O movimento das coisas, talvez… » que relata serenamente a minha maneira de ver, de captar e de sentir de todas as maneiras o movimento.

Todos estes textos se confundem com o meu trabalho.
Na « Poética do Movimento », por exemplo, escrevi coisas que me serviram para mais tarde: « O espaço de representação duma animação poética deve-se distinguir do espaço de representação duma animação prosaica. As suas características devem privilegiar o movimento das coisas figuradas compostas e dispostas nele de maneira singular » e logo a seguir acrescentei: se no texto poético, o branco é o sinal gráfico da pausa ou do silêncio, sinal aliás natural na medida em que a ausência das palavras simboliza a ausência de voz, a superfície branca da representação deverá significar portanto : ausência, pausa ou silêncio.

O filme 28, que relata as peripécias do nosso múltiplo Poeta e do seu meio de transporte favorito e o filme « Várzea », realizado a partir dum poema e duma composição original para piano do meu Mestre e amigo Armando Servais Tiago, seguem à letre estes postulados.

28 :
https://www.youtube.com/watch?v=UWY9hdepUpY
Várzea :
https://www.youtube.com/watch?v=ZwU6gGQJliY

No meu caminho para as ilusões descobri, depois da melodia das palavras, os sons da música que estudei e pratiquei, não para me tornar músico, mas por prazer, como tudo o que faço, e também para tentar elucidar os mistérios da criação musical.

Por vezes, os movimentos da música revelam-me coisas inesperadas.
Convidado pelo meu amigo Fernando Galrito, expus na Escola Superior de Artes e Design de Caldas da Rainha meia dúzia de coisas que se mexem, que se transformam, que vibram e que aparecem e desaparecem em ecrãs dispostos verticalmente.
Intitulei estas coisas « 6 essais sur le mouvement ».
Se o titulo fosse em português talvez lhes tivesse chamado « 6 exercícios sobre o movimento » em homenagem a Domenico Scarlatti.

Antes de prosseguir o que desejo dizer-vos e mostrar-vos, permitam-me um desabafo: a música é um território de confusões e de equívocos.
Quando falo de música a alguém, há fortes chances que o meu interlocutor oiça dentro dele um fado e eu, uma sinfonia de Bruckner.
Este facto leva-me a crer que eu represento para a maioria das pessoas a figura do « mau de fita » dos filmes americanos que, como se sabe, são maus porque falam francês, ouvem somente música clássica, bebem « champagne » ou vinho em copos grandes e andam bem trajados.
Os outros, os « bons da fita », falam exclusivamente americano, ouvem música pop, bebem cerveja à garrafa, e metem sobre a cabeça bonés ao contrario.
Fim do desabafo.

6 Essais sur le mouvement :
https://www.youtube.com/watch?v=1tntroVv3tY

3 dos « 6 essais sur le mouvement » foram-me inspirados por movimentos musicais:

O primeiro dos seis ensaios foi-me inspirado por alguns aspectos da obra para piano de Maurice Ravel « Une barque sur l’océan » que afeiçoo muito; a fluidez e o brilho dos seus múltiplos motivos cintilantes que se misturam como perfumes.

O terceiro foi-me inspirado pelo início do primeiro quarteto de Penderecki com os seus motivos rítmicos insistentes e as suas sonoridades ao mesmo tempo surdas e ásperas que parecem provir de uma moita cheia de mistérios.

O quinto foi-me inspirado pela peça para cravo «Les Maillotins» de François Couperin, com a sua trama sonora alegre e saltitante, seca e granulosa como uma escrita rápida à pena sobre papel áspero, repleta de emendas.
Vou agora mostrar-vos, pela primeira vez em público, estes três ensaios acompanhados das músicas que os suscitaram.

3 Essais sur le mouvement :
https://www.youtube.com/watch?v=viQSxD0vTec

Se me permitem, vou falar um pouco mais do processo da composição do movimento do primeiro dos 6 ensaios porque acho que ele revela de maneira exemplar a minha atitude de poeta ilusionista.

Se eu fosse outro e sobretudo se eu fosse apreciador de gentis filmes de animação e desconhecedor de música talvez me tivesse apoiado no título « Uma barca no Oceano » em vez de me apoiar na estrutura dinâmica da música de Ravel.

Teria então feito uma imagem de tipo marina com uma bonita embarcação situada ao longe, perto do horizonte, sem esquecer o reflexo dela espelhada nas ondas.
Felizmente não sou assim.

Peguei numa folha de papel A4, coloquei-a à minha frente como para escrever uma carta ao Tesouro Público e comecei por desenhar, com um pincel, linhas ligeiramente irregulares, por vezes interrompidas e aproximadamente paralelas.
Depois, nesta espécie de pauta musical de quinze linhas, pintei com um pincel por cima e por debaixo de cada uma delas, aqui e ali, ao acaso, manchas negras.
Olhei para o resultado e, se me recordo, parei e foi comer qualquer coisa.

Quando regressei à minha mesa de trabalho e olhei para o que tinha feito, não pude deixar de pensar que a estética a preto e branco da imagem que tinha à minha frente provinha certamente do meu gosto imoderado pelo teclado dos pianos que coincide maravilhosamente com o conceito de página branca salpicada de manchas negras que significam para mim, sons, pausas e silêncio…

Quando terminei as 20 fases necessárias à fluidez do movimento de vai-e-vem das manchas negras, que dispus segundo o ritmo e a intensidade da música de Ravel, fechei os olhos e deixei esmorecer na minha mente os sons do piano até eles desaparecerem.
Aquilo que se vê no primeiro ensaio dos « 6 essais sur le mouvement » são portanto os rastos do movimento da música de Ravel.

Então e a música? Perguntam-me os adeptos do audiovisual.
A música de Ravel ficou e está onde deve estar, quieta, deitada nota por nota na sua partitura por que a música de Ravel, como todas as músicas que se dirigem à mente, não podem servir de papel para forrar ilusões.

O caminho da minha vida, que me leva a fazer o que faço, corre, como disse há pouco, como um rio onde mergulho par buscar no fundo da minha memória coisas esquecidas que trago para superfície, para reflectir, deixar pairar e depois erguer, o mais alto possível, nos céus do onirismo onde elas se perdem de novo.

Antes de realizar o filme « A Criação », que vai ser apresentado neste festival e que mais do que qualquer outro sintetiza todos os meus conceitos e a minha doutrina sobre a poética da ilusão de movimento, criei um outro, mais curto, que tem por título: « Anjos e Arcanjos, preludio à criação ».
Considerem, por favor, este ensaio como um conjunto de esboços, ou se preferirem como um compêndio de imagens e de movimentos preparatórios para o filme « A Criação ».

Anges et Archanges, prélude à la Création :
https://www.youtube.com/watch?v=UqbJyacHgyg

Como no filme « A Criação », « Anjos e Arcanjos » começa com o movimento de um traço.
Quando se traça algo sobre um suporte, o gesto da mão, que é um movimento, existe antes, durante e depois da figura estar concluída.
O traço, os traços, os traçados, as linhas, os contornos, as texturas, são sempre o resultado de gestos.
No filme « Anjos e Arcanjos » tal como no filme « A Criação », as figuras da imagem são aquilo que se vê e o movimento que parece dar-lhes vida é aquilo que se sente.
Foi isto que eu expliquei, um dia, na minha oficina ao meu amigo Fernando Pessoa.
Permitam-me que vos leia uma passagem do meu livro « O movimento das coisas talvez… »:

O interesse que o meu amigo Fernando tem pelos meus instrumentos de trabalho é mesmo espantoso.
Há uns dias atrás, surgiu a meu lado e, depois de ter observado minuciosamente todas as minhas lapiseiras, penas e pincéis, perguntou-me:
‒ Que está a fazer, José?
‒ Estou a animar.
‒ Ah ! E em que consiste animar ?
‒ Crio movimentos.
‒ Ah ! Julgava que o senhor desenhava.
Expliquei-lhe então que, para criar movimentos, é preciso começar por desenhar.
‒ Conte-me isso em pormenor.
‒ Não sei se consigo, mas diria que o desenho é o que se vê e o movimento é o que se sente.
‒ Não posso tentar criar um ? perguntou-me ele cheio de entusiasmo.
‒ Com prazer. Aqui tem aquilo de que precisa.
Para não o incomodar, deixei-o sozinho e fui à cozinha buscar uma gulodice ao frigorífico e preparar o jantar. Uma hora depois, quando voltei para a oficina, o Fernando tinha realizado assim, sem preparação, uma animação deslumbrante.
Um novo heterónimo acabava de nascer.

É nisto que consiste o essencial da Poética da ilusão de movimento.
Dar ao movimento o poder de exprimir e de transmitir as sensações, as impressões, as emoções e os sentimentos que todos nós sentimos quando as figuras se movem sobre um ecrã, sobre as páginas de um caderno ou sobre a face em cartão de um Fenaquitiscópio.

As imagens e as figuras da imagem, das quais toda a gente faz grande caso, são meras representações que dizem pouco ou quase nada sobre o que são.
Une traço não representa nada mais que ele mesmo.
Só um movimento apropriado permitira de o identificar enquanto ondulação duma vaga, haste curvada pelo vento, animal rastejante ou voluta de fumo.

No filme « Anjos e Arcanjos » o movimento conjuga diversos tipos de traços para que eles evoquem entidades improváveis que voam, que se deslocam, que se transformam, que se reunem para nos transmitir a estranha sensação onírica do estado de elevação.
« Anjos e Arcanjos » não conta nada, mostra.

A razão, o porquê do facto de eu nunca contar e preferir mostra vem-me da minha infância.
Recordo-me de que quando a minha avó me deitava com ternura na cama e que me aconchegava bem para eu não ter frio, ela sempre me perguntou: queres que te conte uma história para adormeceres? eu respondia-lhe logo: não avó estou cheio de sono.
Era mentira, o que eu cria era ficar sozinho, no meu mundo, para pensar nas minhas coisas.

Disse-vos há bocado que a poesia é a minha forma de linguagem predilecta e que a poesia me agrada por me permitir pensar, dizer e fazer as coisas doutra maneira, mas doutra maneira em relação a quê?
À prosa, bem entendido.
A prosa tem serventia para contar histórias, redigir documentos administrativos, teses, decisões de justiça, mandatos de captura, sentenças, romances e novelas e tantas outras coisas que nunca me interessaram.

A poesia não serve para nada, mas dado o facto de que eu vivo nela e que ela vive em mim, que com ela brinco e que com ela sinto, a poesia é-me indispensável.
Os outros sempre me tentaram impor sem sucesso o mundo prosaico em que vivem.
Eu não imponho nada a ninguém.
Vivo com as minhas ilusões e com o meu amor pelo movimento e, quando me pedem, até os compartilho com todos aqueles que têm a paciência de me ouvir.

Resta-me agora agradecer a vossa atenção e responder a questões eventuais.
Muito obrigado.

José-Manuel Xavier
Argenton-sur-Creuse 2021


La Poétique de l’Illusion de Mouvement

Conférence de José-Manuel Xavier

CINANIMA-2021

Comme il est d’usage dans ces occasions, je vais commencer par me présenter.
Je suis José Manuel Barata Xavier originaire de la ville de Lisbonne où j’ai vécu jusqu’à 20 ans.
Après quoi, je suis parti pour la France où je vis depuis 56 ans.

Je vais commencer par dire ceci : quand quelqu’un me demande : que faites-vous dans la vie ? J’ai l’habitude de répondre presque toujours : rien !
Parfois, je réponds aussi : je vis, mais cette réponse plonge la plupart des gens dans un océan de perplexité.
Ce genre de réponses provient essentiellement de ma misanthropie chronique.
À cela s’ajoute le fait que ce que je fais depuis des décennies est une activité intime, difficile à expliquer aux autres et parfois à moi-même.

Je vais donc parler de moi et essayer de vous dire ce que je fais.
Qu’est-ce que je fais ? Je compose et j’écris des mouvements.
Ce fait, lié à mon goût immodéré pour la poésie, m’a conduit à la Poétique.
Je ne sais pas si vous savez tous ce qu’est la Poétique, mais je vais partir du prince que oui.

J’ai retiré de l’étude de la Poétique la substance qui me permet de parler aujourd’hui de la Poétique du mouvement, mais…
Comme le mouvement auquel je me consacre depuis longtemps n’est qu’une simple illusion, je vais parler de la Poétique de l’illusion de mouvement qui occupe en permanence mon esprit, mon corps et mon temps.

La poésie est ma forme de langage préférée.
La poésie me plaît parce qu’elle me permet de penser et de dire les choses autrement.
Dans la littérature en langue portugaise, Florbela Espanca et Irene Lisboa occupent une place privilégiée dans mon cœur.
Les différents mouvements émotionnels que les poèmes de ces auteurs suscitent en moi excitent ma propre création.
Quand je les lis, j’ai toujours une envie vorace d’écrire de la poésie.

Quand je me décide à écrire un poème, j’utilise de préférence un stylo parce que l’encre qui sort de la pointe de la plume me permet de sentir et de suivre le mouvement du dessin des lettres et aussi de les lier les unes aux autres jusqu’à ce qu’elles forment un mot.

Puis, le mouvement de ma main, de mes doigts, dessine, presque toujours sans se presser, un autre mot et encore un autre et un autre jusqu’à obtenir entre eux la bonne entente nécessaire à la création d’une phrase qui transmettra, de préférence, plutôt un sentiment ou une émotion qu’un sens prosaïque.

Quand j’écris un ou plusieurs mouvements sur les pages d’un cahier, je procède exactement la même manière : je commence par dessiner avec un pinceau une première figure sur la première page, puis une autre sur la deuxième page que je déduis de la première, puis une troisième figure que je déduis de la précédente et ainsi de suite jusqu’à remplir presque toutes les pages du cahier.
Quand je le feuillette enfin, mes yeux lisent et mon cerveau voit l’illusion que j’ai écrite.

Le plaisir du Mouvement – I :
https://www.youtube.com/watch?v=WtpVySbMzZA
Le plaisir du Mouvement – II :
https://www.youtube.com/watch?v=6lcMov6abRc

J’ai dit que mes yeux lisent et que mon cerveau voit parce qu’en vérité c’est dans le cerveau que naît l’illusion de mouvement.
L’illusion du mouvement est la réponse que cerveau donne aux choses qu’il ne comprend pas.
J’ai donné à cette construction mentale un nom, l’Autre mouvement.

L’Autre mouvement se distingue du mouvement Universel qui anime les étoiles et les planètes, qui donne forme et aspect à la terre et à tout ce qu’elle contient et à tout ce qui y vit.
L’Autre Mouvement est un artefact.
Je l’imagine et je le confectionne pour créer l’illusion qu’il existe, ce qui est faux.
L’autre mouvement est un pur produit de la pensée, créé par la pensée et destiné à être interprété par la pensée.

L’Autre Mouvement n’existe pas en dehors de moi comme celui qui anime les êtres et les choses du monde qui m’entourent.
L’Autre Mouvement apparaît et disparaît dans mon imagination au goût des artifices qui le suscitent.
Il surgit dans ma tête et se développe sous la forme d’illusions.
Les choses que l’Autre Mouvement semble exprimer et qui se manifestent à travers lui dépendent entièrement de mes décisions quand je les écris ou je les compose.

J’utilise l’Autre Mouvement pour créer de l’étonnement, des émotions, pour rendre visibles des choses improbables, pour montrer des choses éphémères qui n’existent pas.
Tout cela fait de l’Autre Mouvement un phénomène presque magique, totalement illusoire, qui me plaît beaucoup, surtout parce qu’il n’est soumis à aucune force, aucune loi, aucune règle.

L’Autre mouvement est le territoire de la liberté totale.
Je joue avec lui pour créer de multiples illusions qui me réconfortent et à travers lesquelles j’essaie de transmettre à mes semblables divers sentiments.

Danse des signes :
https://www.youtube.com/watch?v=-CcpY0Xmyfs
P & M :
https://www.youtube.com/watch?v=xY8KL52tbJc
Un coin pour dormir :
https://www.youtube.com/watch?v=mq6LNULhZYk

Écrire et dessiner sont des choses identiques et comme elles sont identiques et que les instruments avec lesquels on dessine ou on écrit sont les mêmes, je prends un plaisir ineffable à dessiner avec des mots et à écrire avec des images.

Les mots m’ont toujours aidé à écrire et à dessiner des illusions.
Quand je les dispose dans un ordre particulier, ce qui résulte de cet arrangement me permet d’imaginer une infinité de choses : des lignes qui ondulent, qui se déplacent et qui se désagrègent, des traits qui apparaissent et qui se transforment en choses qui apparaissent et qui disparaissent, qui tremblent et qui dansent au gré de mes fantaisies.

Mais le plus beau, c’est que tous ces signes, tous ces éléments graphiques d’écriture, me permettent de tracer dans le temps et l’espace des mouvements uniques, originaux, qui n’existaient pas avant que je ne les ai créés.

Choses qui arrivent 1 – 2 – 3 – 4 :
https://www.youtube.com/watch?v=6sdK73Kf6BY
https://www.youtube.com/watch?v=EIs-F-bBqGw
https://www.youtube.com/watch?v=hCtK4tJzNR0
https://www.youtube.com/watch?v=SJ4KogQT2_c

C’est la Poétique qui m’a fait découvrir que les figures de style du langage et les figures de l’image sont identiques.
Les figures de style, je les ai absorbées et maintenant, transformées en intuitions, elles vivent en moi.
Ce sont elles qui nourrissent mon imagination.
Quand je m’aventure dans le territoire merveilleux de l’Autre mouvement, la métaphore, la métonymie, l’anaphore, l’oxymore et tant d’autres encore, sont mes fidèles compagnes.
Elles sont le contenu de tout ce que je fais, le sujet de tout ce que je montre.
Ce sont elles qui déclenchent les actions de toutes les figures qui semblent vivre dans le blanc du papier et à la surface de l’écran.

Cependant, La création de ces choses reste un mystère pour moi.
Quand je m’interroge sur ce mystère, je remonte le fil de ma mémoire jusqu’à mon enfance pour essayer de savoir d’où me vient cette passion constante et emportée par le mouvement.
L’image immédiate qui surgit dans mon l’esprit est celle du mouvement du corps d’un escargot sortant de sa coquille.

Je devais avoir 6 ans quand la viscosité fascinante et la lenteur extrême de sa marche ont éveillé ma curiosité pour lui et pour son environnement.
Je crois que c’est après l’avoir vu partir, lentement, très lentement, laissant au sol la trace argentée de sa trajectoire que je suis devenu contemplatif et sensible au mouvement des choses et aux choses en mouvement.

Le monde qui nous entoure est d’une beauté extraordinaire, mais la plupart des gens n’y prêtent aucune attention.
L’art en général et la poésie en particulier sont les façons les plus parfaites d’essayer de dire le sentiment de beauté qui émerge de tout ce que l’on voit et de tout ce que l’on sent.
Toute création, grande ou petite, réside dans la volonté de transmettre ce sentiment.

La poétique, qui traite de l’ensemble des procédures qui entrent dans la composition d’un poème, m’aide à maintenir vivante cette volonté, je dirais même le besoin de créer et de transmettre des sensations, des émotions et des sentiments au travers de l’Autre mouvement.
Quand je parle de poétique de l’illusion de mouvement, je parle donc de la manière qui me permet d’attribuer à une figure, à une image, cette apparence de vie que, comme le dit Saint Jean de la Croix, enchante et rend amoureux.

Le mot amoureux renvoie ma mémoire à mon adolescence quand j’ai lu, traduite en portugais, la pièce de William Shakespeare, Roméo et Juliette.
Quoiqu’encore gamin, j’ai senti, plus que je n’ai réalisé, qu’il y a des livres qui nous transforment au travers de la beauté des mots et d’autres qui ne servent à rien, seulement pour tuer le temps, comme disait mon maître Alexandre Alexeïeff.

Depuis ce jour, les gens de mon entourage se sont mis à me considérer comme un petit snob, prétentieux et pédant, parce que je préférais Shakespeare à Jules Verne et les dessins de William Blake aux bandes dessinées.

Toutes ces considérations ne m’ont jamais dévié de mon chemin.
Mon chemin, qui ressemble plus à un fleuve mouvementé qu’à de la terre ferme, m’a permis de comprendre que la Poétique n’est pas seulement un ensemble de procédures.
La Poétique est, pour moi, une attitude, une façon d’être (comme disait mon maître et ami Fernando Pessoa) et par conséquent une façon de penser, de dire et de montrer les choses et le mouvement des choses poétiquement.

Moi, je n’ai jamais fais ce que je fais pour avoir un statut, faire des films et être connu.
Comme dirait ma grand-mère : Dieu m’en garde !
Je compose et j’écris des mouvements qui n’existent pas pour interroger les mystères du mouvement des choses, l’autre côté des choses.
Les films et les expériences que je fais ne sont que la partie visible de cette attitude, de cette soif de beauté, mais le plus important à dire est que je fais des films et j’écris des livres pour tenter de savoir qui je suis.

En 2003, j’ai écrit en français un livre intitulé « La Poétique du Mouvement suivi du Carnet de l’animateur » afin de porter à la connaissance de mes amis français le mouvement qui anime la poésie de Fernando Pessoa.
En 2007, j’ai écrit en portugais un autre livre intitulé « Poétique du mouvement » où j’ai détaillé tous les dogmes, postulats et procédures que j’utilise pour composer et écrire poétiquement l’Autre Mouvement.
En 2018, ce livre a été réédité au Brésil par le Núcleo de Cinema de Animação de Campinas dans une version revue et substantiellement augmentée et avec un nouveau titre : « Poétique de l’illusion de mouvement ».
La même année, j’ai écrit un nouveau livre intitulé « Le mouvement des choses, peut-être… » qui relate sereinement ma façon de voir, de saisir et de sentir de toutes les manières le mouvement.

Tous ces textes se confondent avec mon travail.
Dans la « Poétique du mouvement », par exemple, j’ai écrit des choses qui m’ont servi plus tard : « L’espace de représentation d’une animation poétique doit se distinguer de l’espace de représentation d’une animation prosaïque. Ses caractéristiques doivent privilégier le mouvement des choses figurées composées et disposées en lui de manière singulière » et immédiatement après j’ai ajouté : si dans le texte poétique, le blanc est le signe graphique de la pause ou du silence, signe d’ailleurs naturel dans la mesure où l’absence des mots symbolise l’absence de voix, la surface blanche de la représentation devrait donc signifier : absence, pause ou silence.

Le film 28, qui relate les péripéties de notre multiple Poète et de son moyen de transport de prédilection et le film « Várzea », réalisé à partir d’un poème et d’une composition originale pour piano de mon Maître et ami Armando Servais Tiago, suivent ces postulats à la lettre.

28 :
https://www.youtube.com/watch?v=UWY9hdepUpY
Várzea :
https://www.youtube.com/watch?v=ZwU6gGQJliY

Sur mon chemin vers les illusions, j’ai découvert, après la mélodie des mots, les sons de la musique que j’ai étudiés et pratiqués, non pas pour devenir musicien, mais pour le plaisir, comme tout ce que je fais, et aussi pour essayer d’élucider les mystères de la création musicale.

Parfois, les mouvements de la musique me révèlent des choses inattendues.
Invité par mon ami Fernando Galrito, j’ai exposé à l’École Supérieure d’Arts et de Design de Caldas da Rainha une demi-douzaine de choses qui bougent, qui se transforment, qui vibrent et qui apparaissent et disparaissent sur des écrans disposés verticalement.
J’ai intitulé ces choses « 6 essais sur le mouvement ».
Si le titre avait été en portugais, je les aurais peut-être appelés « 6 exercices sur le mouvement » en hommage à Domenico Scarlatti.

Avant de continuer ce que je veux vous dire et vous montrer, permettez-moi un cri du coeur : la musique est un territoire de confusion et d’équivoque.
Quand je parle de musique à quelqu’un, il y a de fortes chances que mon interlocuteur entende en lui un fado et moi, une symphonie de Bruckner.
Cela m’amène à croire que je représente pour la plupart des gens la figure du « méchant » des films américains qui, on le sait, est mauvais parce qu’il parle français, qu’il écoute uniquement de la musique classique, qu’il boit du « champagne » ou du vin dans de grands verres et qu’il est bien vêtu.
Les autres, les « bons », parlent exclusivement américain, écoutent de la musique pop, boivent de la bière à la bouteille, et mettent sur leur tête des casquettes à l’envers.
Fin du cri du coeur.

6 Essais sur le mouvement :
https://www.youtube.com/watch?v=1tntroVv3tY

3 des « 6 essais sur le mouvement » m’ont été inspirés par des mouvements musicaux:

Le premier des six essais m’a été inspiré par certains aspects de l’œuvre pour piano de Maurice Ravel « Une barque sur l’océan » que j’aime particulièrement ; la fluidité et la brillance de ses multiples motifs scintillants qui se mêlent comme des parfums.

Le troisième m’a été inspiré par le début du premier quatuor de Penderecki avec ses motifs arythmiques insistants et ses sonorités à la fois sourdes et âpres qui semblent provenir d’une fourré d’herbes basses remplie de mystères.

Le cinquième m’a été inspiré par la pièce pour clavecin «Les Maillotins» de François Couperin, avec sa trame sonore gaie et rebondissante, sèche et granuleuse comme une écriture rapide à la plume sur papier rugueux, pleine de ratures.
Je vais à présent vous montrer, pour la première fois en public, ces trois essais accompagnés des musiques qui les ont suscitées.

3 Essais sur le mouvement :
https://www.youtube.com/watch?v=viQSxD0vTec

Si vous me le permettez, je vais vous parler un peu plus du processus de composition du mouvement du premier des six essais parce que je pense qu’il révèle de manière exemplaire mon attitude de poète illusionniste.

Si j’étais quelqu’un d’autre, et surtout si j’étais amateur de gentils films d’animation et ignorant en musique, peut-être me serais-je appuyé sur le titre « Une barque sur l’océan » au lieu de m’appuyer sur la structure dynamique de la musique de Ravel pour faire ce que j’ai fait.

J’aurais alors fait une image de type marine avec une belle embarcation située au loin, près de l’horizon, sans oublier son reflet dans les vagues.
Heureusement, je ne suis pas comme ça.

J’ai pris une feuille de papier A4, je l’ai mise devant moi comme pour écrire une lettre au Trésor Public, et j’ai commencé à dessiner, avec un pinceau, des lignes légèrement irrégulières, parfois interrompues et à peu près parallèles.
Puis, dans cette sorte de partition musicale de 15 lignes, j’ai peint avec un pinceau au au-dessus et au dessous de chacune des lignes, ici et là, au hasard, des taches noires.
J’ai regardé les résultats, et si je me souviens bien, je me suis arrêté pour aller manger.

Quand je suis retourné à mon bureau et que j’ai regardé de nouveau ce que j’avais fait, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que l’esthétique en noir et blanc de l’image que j’avais devant mes yeux provenait certainement de mon goût immodéré par le clavier des pianos qui coïncide merveilleusement avec le concept de la page blanche éclaboussée de taches noires qui signifiaient pour moi, les sons, les pauses et le silence…

Lorsque j’ai terminé les 20 phases nécessaires à la fluidité du mouvement de va-et-vient des taches, que j’ai disposées selon le rythme et l’intensité de la musique de Ravel, j’ai fermé les yeux et laissé s’estomper dans mon esprit les sons du piano jusqu’à ce qu’ils disparaissent.

Ce que l’on voit dans le premier essai des « 6 essais sur le mouvement » ce sont donc les traces du mouvement de la musique de Ravel.

Et la musique, alors ? Demandent les fans de l’audiovisuel.
La musique de Ravel est restée et se trouve là où elle doit être, couchée tranquillement note par note sur sa partition parce que la musique de Ravel, comme toutes les musiques qui s’adressent à l’esprit, ne peut servir de papier pour tapisser des illusions.

Le chemin de ma vie, qui me pousse à faire ce que je fais, court, comme je l’ai dit tout à l’heure, comme un fleuve où je plonge pour chercher au fond de ma mémoire des choses oubliées que je ramène à la surface, pour réfléchir, les laisser planer et pour ensuite les soulever, aussi haut que possible, dans les cieux de l’onirisme où elles se perdent à nouveau.

Avant de réaliser le film « La Création », présent dans ce festival et qui, plus que n’importe quel autre autre, synthétise tous mes concepts et ma doctrine sur la Poétique de l’illusion de mouvement, j’en ai créé un autre, plus court, qui a pour titre : « Anges et Archanges, prélude à la création ».
Considérez, s’il vous plaît, cet essai comme un ensemble de croquis, ou si vous préférez comme un recueil d’images et de mouvements préparatoires pour « La Création ».

Anges et Archanges, prélude à la Création :
https://www.youtube.com/watch?v=UqbJyacHgyg

Comme dans le film « La Création », « Anges et Archanges » commence par le mouvement d’un trait.
Lorsque vous tracez quelque chose sur un support, le geste de la main, qui est un mouvement, existe avant, pendant et après que la figure soit terminée.
Le trait, les traits, les tracés, les lignes, les contours, les textures sont toujours le résultat de mouvements.
Dans le film « Anges et Archanges » comme dans le film « La Création », les figures de l’image sont ce qu’on voit et le mouvement qui semble lui donner la vie est ce que l’on ressent.
C’est ce que j’ai expliqué, un jour, dans mon atelier à mon ami Fernando Pessoa.
Permettez-moi de vous lire un passage de mon livre « Le mouvement des choses peut-être… » :

L’intérêt que porte mon ami Fernando à mes outils de travail est incroyable.
Il y a quelques jours, il est apparu à côté de moi, et après avoir scruté tous mes porte-mine, plumes et pinceaux, il m’a demandé :

  • Qu’est-ce que vous faites, José ?
  • Je suis en train d’animer.
  • Ah ! Et en quoi cela consiste ?
  • Je crée des mouvements.
  • Ah ! Je croyais que vous dessiniez.
    Je lui ai expliqué que pour créer des mouvements, il faut commencer par dessiner.
  • Racontez-moi ça en détail.
  • Je ne sais pas si je peux, mais je dirais que le dessin est ce que vous voyez et le mouvement est ce que vous ressentez.
  • Je peux essayer d’en créer un ? m’a-t-il demandé plein d’enthousiasme.
  • Avec plaisir. Voici ce qu’il vous faut.
    Pour ne pas le déranger, je l’ai laissé seul et je suis allé dans la cuisine prendre une gourmandise dans le frigo et préparer le dîner. Une heure plus tard, quand je suis retourné à l’atelier, Fernando avait réalisé une animation éblouissante.
    Un nouvel hétéronyme venait de naître.

C’est en ceci que réside l’essentiel de la Poétique de l’illusion de mouvement.
Donner au mouvement le pouvoir d’exprimer et de transmettre les sensations, les impressions, les émotions et les sentiments que nous ressentons tous lorsque les figures se déplacent sur un écran, sur les pages d’un cahier ou sur la face en carton d’un phénakistiscope.

Les images et les figures de l’image, dont tout le monde fait grand cas, ne sont que des représentations qui disent peu ou presque rien sur ce qu’elles sont.
Un trait ne représente rien d’autre que lui-même.
Seul un mouvement approprié permettra de l’identifier comme étant l’ondulation d’une vague, une tige courbée par le vent, un animal rampant ou une volute de fumée.

Dans le film « Anges et Archanges », le mouvement conjugue différents types de traits pour qu’ils évoquent des entités improbables qui volent, qui se déplacent, qui se transforment, qui se rassemblent pour nous transmettre l’étrange sensation onirique de l’état d’élévation.
« Anges et archanges » ne raconte rien, il montre.

La raison, le pourquoi de ne jamais vouloir raconter et de préférer montrer, me vient de mon enfance.
Je me souviens que quand ma grand-mère me couchait tendrement et me bordait pour que je n’ai pas froid, elle me demandait toujours : veux-tu que je te raconte une histoire pour t’endormir ? Je répondais tout de suite : non, grand-mère, j’ai très sommeil.
C’était faux, ce que je voulais c’était être seul dans mon monde, pour penser à mes choses.

Je vous ai dit tout à l’heure que la poésie est ma forme de langage préférée et que la poésie me plaît parce qu’elle me permet de penser, de dire et de faire les choses autrement, mais autrement par rapport à quoi ?
À la prose, bien entendu.
La prose sert à raconter des histoires, à rédiger des documents administratifs, des thèses, des décisions de justice, des mandats d’arrêt, des sentences, des romans et des nouvelles et tant d’autres choses qui ne m’ont jamais intéressé.

La poésie ne sert à rien, mais comme je vis en elle et qu’elle vit en moi, qu’avec elle je joue, qu’avec elle je sens, la poésie m’est indispensable.
Les autres ont toujours essayé de m’imposer le monde prosaïque dans lequel ils vivent, parfois même avec violence, mais sans succès.
Moi, je n’impose rien à personne.
Je vis avec mes illusions et mon amour pour mouvement, et quand on me le demande, je les partage même avec ceux qui ont la patience de m’écouter.
Il me reste plus qu’à vous remercier de votre attention et à répondre à des questions éventuelles.

Merci beaucoup.

José-Manuel Xavier

Argenton-sur-Creuse 2021

Observation et étude du mouvement

L’étude du mouvement est indispensable à toute forme de création.
Depuis toujours, il féconde aussi bien la peinture que le dessin, la littérature, la musique, le théâtre et le cinéma et bien d’autres formes d’expression.

La plupart des études et des travaux concernant le mouvement ont été consacrés depuis presque deux siècles à la mise au point de systèmes de captation qui permettent l’analyse de certains aspects du mouvement dit naturel difficiles à distinguer à l’oeil nu.
La locomotion des êtres vivants a été, dans ce sens, le principal objet d’études.

Toutefois, le mouvement naturel n’est pas uniquement destiné à être analysé objectivement avec des instruments et des systèmes.
Il se doit d’être également observé et éprouvé au travers de nos sensations, de nos émotions, de notre mémoire et de notre pensée.
Cette manière subjective d’analyser transforme le mouvement en outils de création.
Ce type d’analyse demande de l’attention et l’engagement total de nos sens et de notre corps.

Le mouvement est partout présent dans le monde qui nous environne et en nous-même.
Cependant, faute de ne pas lui accorder suffisamment d’attention, le mouvement devient un problème dès qu’on doit le représenter.

Ce manque d’attention provient du fait que les êtres humains n’étant pas soumis à des dangers permanents, consacrent plus d’attention à leurs pensées, à leurs sentiments, à leurs émotions qu’à ce qui se passe autour d’eux.

De plus, l’observation de la pluralité des choses qui se trouve à l’extérieur de nous pose des quantités de problèmes perceptifs.
Ceci est dû, entre autres, au fait que parmi les innombrables choses que personne ne nous a apprises, il y a la nécessité d’apprendre à regarder.

Pour la plupart des gens, regarder, « ça va de soi », ce qui est totalement faux.
Il faut donc apprendre ou réapprendre à regarder, tout ce qui nous environne sans établir de hiérarchies.

Pour identifier les propriétés du mouvement des êtres et des choses, il faut donc aller au-delà des apparences et des différents états des choses pour sentir le mouvement, identifier ses caractéristiques et ses propriétés.

Quand on se lance dans l’observation du mouvement à l’oeil nu, on découvre assez vite que voir, regarder, observer dépend de nos gestes, de notre état d’esprit, de notre humeur du jour, de nos émotions, de nos sensations, de l’attention que l’on prête aux choses ainsi que des différents points de vue que l’on adopte.
L’état, la posture, le positionnement de notre corps dans l’espace, joue un rôle primordial dans l’observation des choses que l’on regarde.

Quand on prête attention aux choses en mouvement et au mouvement des choses, on constate que le mouvement de nos yeux dessine dans notre cerveau l’aspect des choses vues et que ces choses nous font souvent penser à d’autres.

Cette impression signifie qu’au travers de notre pensée, nous établissons un jeu de relations entre les multiples mouvements perçus du dehors et ceux acquis au fil d’expériences sensorielles passées emmagasinées dans notre mémoire.

Pour observer et analyser la multiplicité et la variabilité des mouvements naturels du monde, nous devons mettre tout d’abord notre propre pensée en mouvement. C’est-à-dire, interroger les choses, leurs mouvements et réfléchir à la manière de les utiliser en tant qu’éléments de création.

Les produits existants, films, jeux, spectacles, émissions, textes et discours, nous conduisent à la passivité et à ignorer que chaque jour de notre vie est un sujet en soi qui pourrait donner lieu, lui aussi, à un film, à un jeu, à un spectacle de danse, à une pièce de théâtre, à une série de dessins ou de photographies ou à la création d’un ou de divers objets.

Pour pouvoir réaliser cela, il faudrait faire défiler dans notre mémoire tous les faits et gestes de la journée, tous les mouvements accomplis ainsi que tous les mouvements perçus, pour ensuite les décrire sous n’importe quelle forme, afin de segmenter la globalité de la journée en une série de moments de différentes durées, de différentes vitesses, de différentes intensités, de différents genres et de différentes natures.

Le texte « Le chasseur d’images » de Jules Renard pourrait nous servir ici de référence avant d’entamer l’observation et l’étude du mouvement et procéder, par la suite, à sa transformation en tant qu’instrument de création.

Il saute du lit de bon matin, et ne part que si son esprit est net, son cœur pur, son corps léger comme un vêtement d’été. Il n’emporte point de provisions. Il boira l’air frais en route et reniflera les odeurs salubres. Il laisse ses armes à la maison et se contente d’ouvrir les yeux. Les yeux servent de filets où les images s’emprisonnent d’elles-mêmes.
La première qu’il fait captive est celle du chemin qui montre ses os, cailloux polis, et ses ornières, veines crevées, entre deux haies riches de prunelles et de mûres.
Il prend ensuite l’image de la rivière. Elle blanchit aux coudes et dort sous la caresse des saules. Elle miroite quand un poisson tourne le ventre, comme si on jetait une pièce d’argent, et, dès que tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule.
Il lève l’image des blés mobiles, des luzernes appétissantes et des prairies ourlées de ruisseaux. Il saisit au passage le vol d’une alouette ou d’un chardonneret.
Puis il entre au bois. Il ne se savait pas doué de sens si délicats. Vite imprégné de parfums, il ne perd aucune sourde rumeur, et, pour qu’il communique avec les arbres, ses nerfs se lient aux nervures des feuilles.
Bientôt, vibrant jusqu’au malaise, il perçoit trop, il fermente, il a peur, quitte le bois et suit de loin les paysans mouleurs regagnant le village.
Dehors, il fixe un moment, au point que son œil éclate, le soleil qui se couche et dévêt sur l’horizon ses lumineux habits, ses nuages répandus pêle-mêle.
Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement, avant de s’endormir, il se plaît à compter ses images.
Dociles, elles renaissent au gré du souvenir. Chacune d’elles en éveille une autre, et sans cesse leur troupe phosphorescente s’accroît de nouvelles venues, comme des perdrix poursuivies et divisées tout le jour chantent le soir, à l’abri du danger, et se rappellent aux creux des sillons.

Ce texte souligne la nécessité de se mettre en condition avant d’observer ce qui nous environne.
Dans ce texte, le promeneur décrit les sensations que les choses lui suscitent et les émotions ressenties qui s’accumulent au fur et à mesure de sa randonnée dans la nature.
À la fin, ce sont toutes les choses perçues, vues et mémorisées qui transforment le promeneur en écrivain et la promenade en mots, afin de nous offrir le texte que nous venons de lire.

Se mettre en condition d’observation et d’étude implique, comme le souligne Jules Renard, d’avoir l’esprit net.
Pour cela, il faut abdiquer des certitudes et des hiérarchies.
Il n’y a pas des choses plus importantes que d’autres à observer ou à étudier.
Tout ce qui nous environne mérite notre attention, car tout peut devenir objet d’études et source de création.
Notre vie quotidienne, ainsi que notre environnement, quel qu’il soit, contient des milliers de choses et de mouvements que nous devons, en tant que créateurs, observer et interroger.

Je vais donc vous demander d’utiliser le Mouvement de votre environnement immédiat ainsi que celui de votre vie quotidienne en tant que sujet et de les transformer par la suite en éléments de création.

Dans ce sens, je divise en 3 étapes l’observation et la création de mouvements.

L’éveil.
Le petit déjeuner.
Le retour à la nuit.

Pour toutes ces étapes, je vous demanderai, avant d’être les observateurs du monde qui vous entoure, d’essayer de vous observer vous-mêmes.
Apprenez à vous dédoubler comme si vous étiez un autre qui vous regarde vivre.
Regardez-vous faire ce que vous faites et interrogez chacun de vos gestes.
Vous retirerez de cette expérience énormément de bénéfices.

1
L’éveil.

À l’issue de la nuit, nous reconstruisons et nous transformons progressivement en images tout ce que nous percevons ; le lit, le désordre des draps, des objets que l’on entrevoit pêle-mêle jusqu’à ce que le regard distingue enfin les choses avec précision.
Puis, on prend conscience de son corps, on se redresse, on se lève et on se met en mouvement afin d’aller d’un point de l’espace à un autre, jusqu’à la salle de bains.
L’eau finira par vous réveiller définitivement.
Une fois éveillé, observez-la.
Qu’elle soit celle du robinet, du bain, de la douche, de la pluie, d’une rivière ou d’un grand fleuve, les mouvements de l’eau nous apprennent des milliers de choses.
Observez ces mouvements, mémorisez-les et consignez-les en les décrivant soit au travers de mots, soit au travers de dessins.

2
Le petit déjeuner.

Votre locomotion vous emmène cette fois-ci jusqu’à l’endroit où vous allez peut-être préparer votre petit déjeuner.
La préparation du peu ou du beaucoup que vous allez manger, qu’il soit de votre fait ou qu’il soit préparé par les mains de quelqu’un d’autre, est un moment d’une richesse inouïe de mouvements en tous genres ; hésitations, choix, gestes, saisies, ouvertures, touillages, tartinades, ramassage de miettes et bien d’autres encore, que l’on fait par habitude, machinalement, sans y penser, mais qu’à partir de maintenant, vous devez considérer comme des mouvements importants qui méritent votre attention.
Pourquoi ?
Parce que tous ces mouvements comportent la totalité des propriétés du mouvement ; des trajectoires complexes, des durées variables, des vitesses relatives ainsi que des dynamiques diverses que vous devez mémoriser lucidement afin de les utiliser plus tard dans un contexte de création.

Pour garder en mémoire les mouvements que vous faites ou auxquels vous assistez, pour préparer, puis pour consommer votre petit déjeuner, il est indispensable de les décrire
Pour les décrire avec des mots, ce que vous voyez faire ou ce que vous faites, ce que vous sentez ou ce que vous éprouvez, préférez toujours la fluidité de l’encre d’un stylo.

Le stylo est un outil d’écriture exceptionnel.
Il réagit aux moindres inflexions de la main et permet de tracer en continu les lettres et de les lier les unes aux autres.
Ainsi, presque instantanément, vous écrirez des phrases imprégnées d’images et remplies de mouvements.
Faites-le de préférence sur des pages blanches sur lesquelles vous pourrez également ajouter des dessins.

Transformer ce moment gestuel en images ou en mots permet de donner de l’importance à des actes considérés le plus souvent comme banals.
Grâce à ces observations, vous pourrez transmettre plus tard à d’autres, au travers de dessins, d’objets ou de mouvements d’images des émotions réellement vécues.

Puis, pendant le temps que vous mâchez ou que vous buvez, regardez attentivement autour de vous. Il est plus que certain que l’endroit où vous vivez comporte des fenêtres par lesquelles entre la lumière.
Observez avec intérêt ses effets sur les murs et les objets, regardez, comme si vous ne l’aviez jamais remarqué, les ombres que la lumière projette ainsi que les variations de densité qui changent l’aspect des objets.
Elles sont dues peut-être au passage d’un nuage devant le soleil ou à quelque chose d’autre.
Peut-être qu’il y a, chez vous, des rideaux aux fenêtres.
Si un vent doux les fait bouger, ne vous privez pas d’observer leurs ondulations.
Vous en aurez besoin pour plus tard.
Dans le cas contraire, attendez d’être dehors pour contempler sans compter les effets capricieux de l’air qui agitent les drapeaux suspendus au-dessus des bâtiments officiels.

3
Le retour à la nuit.

Au couchant, remarquez comme les ombres s’allongent.
Plus tard, quand la nuit viendra, les ombres projetées par le soleil seront remplacées par celles des éclairages urbains et du clair de lune.

Rien n’est plus mystérieux que le mouvement des ombres.
Observez la manière qu’elles ont de fusionner, de se mélanger, d’épouser les formes et les surfaces, de changer d’aspect, d’intensité et de précision.
Les ombres sont les premières images bidimensionnelles du monde.
Rappelez-vous que nous avons tous une ombre attitrée qui nous ressemble parfois.
Nous avons donc accroché à nous un perpétuel objet d’étude et d’étonnement.

Le moment de la journée dit « entre chien et loup » est riche en changements de lumière qui transforment les gens en silhouettes et qui altèrent les couleurs.
La tombée de la nuit est un de ces moments qui nous permettent de comprendre que le mouvement n’est pas uniquement une affaire de choses qui bougent et qui se déplacent, il est aussi une affaire de choses qui se modifient et qui se transforment.

Prenez le temps de les observer, de les étudier, assis quelque part de préférence près de l’eau qui s’amuse toujours à faire danser à sa surface de multiples reflets aux dynamiques diverses qui fertilisent l’imagination.

Le relatif silence de la nuit est également propice à l’écoute du mouvement des sons.
Écoutez-les attentivement, surtout les plus lointains, les moins audibles afin de comprendre pleinement le sens du mot « évocation » dont vous ferez grand usage.

À nouveau chez vous, assis ou couché dans votre lit, rappelez à votre bon souvenir (tel que le chasseur d’images de Jules Renard le fait), les choses et les mouvements de choses vues et entendues et, pour ne pas les perdre, notez-les.
Puis, demandez-vous avant de plonger dans le monde des rêves, ce que vous pourriez faire de beau et de captivant avec elles.

José-Manuel Xavier
Argenton sur Creuse 2021

Armando Servais Tiago – Comentários

Não passa um dia sem que eu pense no meu mestre e amigo, Armando Servais Tiago.
Sinto terrivelmente a sua falta.
No dia 8 de Julho de 2010, tive uma entrevista com ele que foi gravada.
Relato aqui os seus comentários a propósito das suas actividades nas áreas da imagem, do movimento, do desenho, da poesia e da música, à atenção de todos os que não tiveram a oportunidade, como eu, de o conhecer.

Sobre a imagem e o movimento

Eu comecei a conviver com as imagens muito cedo, ainda muito criança, na primeira infância e então o meu convívio ali era pura e simplesmente imaginação e mão, desenhar imediatamente aquilo que eu imaginava. Procurava como que ilustrar aquilo que pensava.
Mais tarde, passou a ficar ligado também ao conteúdo duma narração porque para mim era difícil estar a imaginar imagens sem haver um conteúdo que decorria e que informava por assim dizer tudo o que eu pensava.
Mais tarde começou também a entrar, digamos, nessa « escrita » desses sinais que nasciam da minha mão, uma relação que tinha muito que ver com o movimento.
Depois pareceu-me pouco ver imagens fixas.
Comecei então a imaginar imagens que teriam movimento.
De início era um movimento subjectivo, completamente imaginado.
Comecei justamente a imaginar imagens que teriam um movimento autónomo e a tentar dar-lhes esse movimento, do ponto de vista mecânico.
Só mais tarde é que comecei a dar um maior significado, por assim dizer, à movimentação das imagens que eu criava.
Procurava conseguir por em movimento uma imagem, um personagem ou digamos, o aspecto pictórico duma ideia.
Depois, para abreviar, após essa primeira exigência quanto aquilo que eu via, pensei: como ei de atribuir o movimento a essas imagens que me surgiam de inicio fixas o então detalhadas em dois, três, desenhos para dar como que uma noção de sequência?
Comecei então a pensar principalmente nos meios mecânicos, numa câmara de filmar, etc.
Foi muito difícil, evidentemente porque eu era muito, muito criança e não tinha isso à minha disposição.
Só mais tarde é que consegui, como amador, quando tive à minha disposição esses meios e depois de adquirir uma certa a vontade na movimentação das personagens, primeiramente duma maneira gratuita mais tarde integrado numa ideia geral, no contexto duma pequena história.
Comecei então a pensar que o amadorismo não me chegava e que precisava de entrar por meios mais eficazes.
Foi então quando, abandonando todas a minhas actividades que me eram apenas empecilhos para aquilo que eu queria (como sabes era funcionário do estado) e agarrando com a mão a maré que vinha de ser moda o desenho animado e de ver, por exemplo, o Mário Neves ter um sucesso com um filme que tinha acabado de lançar quando eu já tinha feito outros anteriormente, esse toque fez com que eu entrasse de cabeça no profissionalismo.
Então aí começaram a surgir problemas mais complexos, como atribuir à imagem uma mensagem, fosse ela publicitária ou fosse ela qualquer e também um outro problema, muito importante, o facto do desenho animado, principalmente publicitário que foi aquele a que eu me dediquei praticamente toda a vida, ser feito de ultracurtas metragens, o que obriga uma economia, uma gestão do movimento e do gesto extremamente atento.
Tem que se realmente administrar muito bem o tempo e dar uma grande atenção à montagem, de maneira que foi logo aí que comecei a ter uma noção mais exacta do material que tinha entre mãos.
Ao conseguir portanto efectivar o movimento de imagens que tinha à minha disposição ou que eu mesmo criava, e depois das usar para transmitir mensagens, fossem elas utilitárias ou simplesmente poéticas, o que foi muitas poucas vezes o caso, fiquei perante um mundo em que teria de estudar o movimento não só do ponto de vista mecânico, mas também como fazendo parte de um ritmo.
Isto foi essencialmente a primeira parte, o início, o arranque no que diz respeito à animação propriamente dita.

Sobre o valor das imagens

Estou convencido que dantes havia um entusiasmo muito grande pela imagem porque não havia a saturação de imagens que há hoje.
Hoje a imagem quase que cria uma espécie de indiferença.
Acho que não têm o impacto que tinham aqui há umas décadas, porque há um uso e abuso imoderado da imagem onde tudo se encadeia. Estamos saturados de imagens de todas a espécies e feitios, por todos os meios, cinema, televisão, a própria imprensa, que quase nos anestesiam perante os fenómenos.
No entanto não posso negar que as imagens têm hoje uma propriedade também muito grande por estarem muito em cima dos factos que elas abordam com violência num tempos extremamente curto que nós vemos como documentos.
Contudo, tenho a impressão que o prazer antigo da imagem que era um prazer mais…
Não sei se a palavra convém, digamos que…
Havia uma sensualidade da imagem que hoje está aplanada quase pelo uso excessivo dela.

Sobre o desenho

Eu acho que o desenho, seja ele obtido pela maneira que for, tem que estar sempre subjacente a ideia de desenho, de forma, de estrutura.
A maneira como ele é conseguido, já não me diz tanto, mas compreendo que há ainda quem mantenha o prazer do desenho, o prazer da mão, o prazer praticamente físico de desenhar.
Hoje existem outros métodos, que são de uma geração a que não pertenço praticamente (na verdade ainda pertenço porque ainda estou vivo), mas à qual não participo como dantes.
As imagens obtidas pelos recursos informáticos, estou convencido que são uma grande conquista.
É um mundo novo extraordinário, é um novo universo e que alguns, muitos, naturalmente encontrarão nisso um prazer inusitado que eu desconheço por que não tenho essa prática, mas… Por aquilo que me dizem, através do que sinto e vejo, quando é algo que me interessa, porque há muita imagem criada por computador que não me interessa de todo e que até me desagrada profundamente, na sua frieza, na sua esquematização, na sua perfeição.
Diz-se muitas vezes também que há pessoas que preferem, por exemplo, um violino a um órgão porque o violino é muito menos perfeito em matéria de som do que um órgão, é isso que eu sinto também em relação a este assunto.
A perfeição às vezes obtida, o alcance extraordinário realmente obtido, mas muitas vezes sem substância nem verdadeira arte, gela-me o sangue e eu, porque sou naturalmente um homem duma época dos anos vinte para cá, continuo a ter o prazer inusitado de pegar num lápis, num pincel e trabalhar com eles directamente.
Não obstante, não nego as novas práticas, digo somente que não vou pelo caminho hoje em dia de que vão quase os jovens todos pela simples razão de que jà sou, talvez…
Digamos, é tarde demais para mim…
Mas se eu tivesse mais tempo disponível, porque quero fazer outras coisas, não era pessoa que recusasse o convívio com os meios modernos de construção de imagens.

Sobre a poesia

A minha actividade poética, começou muito cedo também…
Começou pelos catorze anos…
Não vai ser fácil explicar, de maneira resumida, como é que nasceu uma actividade tão complexa e tão funda, por que para mim é a minha principal actividade.
O culto principal que eu tenho na minha vida artística é da poesia, não é o desenho. Gosto imenso do desenho, trabalho o desenho, tudo isso, mas a poesia é para mim a minha actividade de primeira.
Não quer dizer que seja melhor, nem que eu seja melhor em poesia do que no desenho, se bem que eu, confesso, acho que sim, mas no entanto a poesia par mim foi como que um complemento, porque há algo que é difícil de representar em modos objectivos como se faz com uma imagem parada, uma ilustração, com um filme.
Faltava-me uma outra dimensão que é aquela dimensão em que nós usamos a palavra como descritivo de algo que às vezes é quase indizível e em que nós atribuímos à palavra não o significado propriamente gramatical dela mas o significado necessário para num conjunto elas queiram dizer algo, aproveitando também o ritmo, o movimento que está essencialmente nessa palavras, oculto, mas que nós sentimos…
De maneira que a poesia nasceu em mim como que um acréscimo e também, tenho que dize-lo sem mistério nenhum, por que senti impulsos que me levavam a dizer. Não só a desenhar o que sinto, mas dizer o que sinto e esses impulsos eram tão fortes que eu comecei a pensar que tinha que fazer caso deles.
Foi aí que comecei a deixar a mão correr ao logo da linha escrita e digo isto sem qualquer pretensão esotérica, mas na verdade parecia-me muitas vezes que a mão era conduzida, e acontecia até que aquilo que eu dizia não tinha para mim uma lógica necessária, nem me preocupava ser lógico, o que precisava, para mim, era de ser, com esse discurso, eficaz, como uma espécie de sismo que tem que ser registado e depois, é claro, vem todo um trabalho de anos e anos em que uma pessoa vai aprendendo a dominar a linguagem, os seus valores e tudo isso.
Quando se chega a uma certa maturidade, a poesia tem por força, num desenhador ou num cineasta, que influenciar dum ponto de vista objectivo, a construção da imagem que é realmente representada duma maneira plástica. É por isso que eu muitas vezes, até num simples postal que eu faça para mandar a um amigo ou para comemorar uma efeméride, está lá não só o desenho ou a pintura, mas um poema também.
É um complemento.

Sobre a música

A música, nasci dentro dela.
Eu nasci com pessoas de família praticando musica o dia todo.
O meu pai que era um músico amador e minha mãe que me encaminhou para o piano fazendo-me estudar Bach e coisas assim que eu odiava nesse tempo, odiava como tarefa…
Depois com o convívio com as minhas irmãs que eram duas musicistas, professoras, que formaram muita gente, tu mesmo ainda fostes aluno duma delas, eu não podia de maneira nenhuma, a não ser que tivesse pouca sensibilidade, mas a verdade é que com a sensibilidade que tenho, fui sempre, digamos não instável mas muito sensível, pode-se dizer que era um sismógrafo ultra sensível às pequenas variações desde o mais pequeno cheiro, a mais pequena cor, a mais pequena forma.
Tudo isso ainda hoje, com perto de oitenta anos, o simples ambiente que se descreve, que se sente, que se toca com os sentidos é uma coisa que me faz balançar.
Ambiente que me foi criado por estar horas e horas a ouvir detalhadamente Chopin, Schumann, Beethoven, criou em mim, que tinha com certeza meios receptivos muito razoáveis para isso porque eu tive um irmão que isso para ele não contou, mas eu, para mim contou imenso e comecei a ter uma convivência íntima com a música, muito, muito íntima, uma convivência do tipo quase confissão…
Quando eu ouvia Bach ou Beethoven eles conversavam-se, eles estavam como que falando comigo e eu falava com eles, de certo modo, numa linguagem que não teria palavras, mas que teria imensas relações harmónicas, contrapontísticas, ou de escrita simplesmente melódica.
Isso veio criar em mim outro tipo de imagens, imagens que estavam relacionadas com o mundo sonoro.
Se bem que não sou muito partidário de música descritiva, música com temas algo literários, nunca fui disso, no entanto não posso evitar, quando ouço musica, criar e pensar em imagens em… Como hei-de dizer, em ambientes e posso também dizer que a poesia foi terrivelmente influenciada pela música, naquilo que ela tem de musical, de maneira que ela foi influenciada pela imagem, porque as minhas poesias, desde a minha juventude até há pouco tempo era essencialmente descrição de imagens. Depois passou a ser mais uma descrição intensa de emoções e de comoções.
Ainda hoje, às vezes, ponho-me a ouvir uma música para escrever um poema, extraio dela, por assim dizer, qualquer coisa, uma síntese que me leva a criar um estado de quase hipnose primária em que uma pessoa escreve quase insensivelmente algo que tem que ver com o que está sentindo do ponto de vista musical.
Talvez esteja a ser um bocado embrulhado nisto, mas é que esta matéria é complexa, bastante complexa nestas correlações.
Para mim, portanto desenho, movimento do desenho, poesia, música estão todas relacionadas e estou convencido que quem conhece aquilo que eu faço, mesmo superficialmente, reconhece isso. Que na parte da imagem há algo de musical, que na poesia há uma forte influência da música e que na música há uma forte influência dos meus tempos poéticos. Como sabes, estas minhas actividades estão muitas vezes compartimentadas, mas há passagens. Há zonas de passagem. Estão de tal maneira compartimentadas que tenho quase épocas, como as crianças têm às vezes a época do berlinde, do pião e do arco. Pelo menos na minha infância era assim.

Armando Servais Tiago – Propos

Il ne se passe pas un jour sans que je pense à mon maître et ami, Armando Servais Tiago.
Il me manque terriblement.
Le 8 juillet 2010, j’ai eu un entretien avec lui qui a été enregistré.
Je rapporte ici ses propos concernant ses activités dans les domaines de l’image, du mouvement, de la poésie et de la musique, à l’attention de tous ceux qui n’ont pas eu la chance, comme moi, de le connaître.

Sur l’image et le mouvement

J’ai commencé à vivre avec les images très tôt, encore très jeune, dans la petite enfance.
Ma convivialité d’alors avec elles était purement et simplement de l’imagination et de la main ; dessiner immédiatement ce que j’imaginais.
Je cherchais ainsi à illustrer ce que je pensais.
Plus tard, j’ai commencé à lier cette activité au contenu d’une narration parce qu’il m’était difficile de continuer à imaginer des images sans qu’il y ait un contenu qui se déroulait et qui m’informait pour ainsi dire sur tout ce que je pensais.
Il a commencé également à entrer, disons, dans cette « écriture », dans ces signes qui naissaient de ma main, une relation qui avait beaucoup à voir avec le mouvement.
Ensuite, les images fixes ont commencé à me sembler insuffisantes.
Je me suis mis alors à imaginer des images qui auraient du mouvement.
Au début, c’était le plus souvent un mouvement subjectif.
Puis, j’ai commencé à chercher des images qui auraient un mouvement autonome.
J’ai essayé de leur donner ce mouvement, au début, d’un point de vue mécanique.
Ce n’est que plus tard que j’ai commencé à donner une plus grande signification, pour ainsi dire, au mouvement des images que je créais, en essayant de mettre en mouvement une image ou un personnage, disons, l’aspect pictural d’une idée.
Puis, pour être bref, après cette première exigence sur ce que je voyais, j’ai pensé : comment vais-je attribuer le mouvement à ces images qui me sont apparues d’emblée fixes, parfois détaillées en deux, trois dessins, afin de leur donner comme une notion de séquence ?
J’ai donc commencé à penser principalement aux moyens mécaniques, à une caméra, entre autres.
Ce fut très difficile, évidemment, parce que j’étais très, très jeune et je n’avais pas tout cela à ma disposition.
Ce n’est que plus tard, en tant qu’amateur, après que j’ai ces moyens à ma disposition et après avoir acquis une certaine aisance dans la manière de mettre en mouvement mes personnages que j’ai pu intégrer tout cela dans une idée générale, dans le contexte d’une petite histoire.
J’ai alors commencé à penser que l’amateurisme ne me suffisait pas et que je devais chercher des moyens plus efficaces.
C’est à ce moment-là que j’ai abandonné toutes mes activités, qui n’étaient que des entraves à ce que je désirais (comme tu le sais, j’étais fonctionnaire d’État) et que j’ai saisi de la main la marée de la mode du dessin animé, mais aussi lorsque j’ai vu, par exemple, Mario Neves avoir du succès avec un film qu’il venait de sortir, alors que moi j’avais déjà fait d’autres avant, ça m’a choqué, et ce choc m’a fait entrer, la tête la première, dans le professionnalisme.
D’autres problèmes ont surgi alors, plus complexes, tels que l’attribution d’un message à l’image, qu’elle soit publicitaire ou autre, ainsi qu’un autre, très important… Le fait que le dessin animé, principalement publicitaire, qui a été celui auquel je me suis consacré pratiquement toute ma vie, soit constitué de fait d’ultra-courts métrages, ce qui nécessite une économie, une gestion du mouvement et du geste extrêmement précis.
La manière de bien gérer le temps et d’accorder une grande attention au montage m’a permis d’avoir une meilleure idée du matériau que j’avais entre mes mains.
En réussissant donc à réaliser le mouvement d’images que j’avais à ma disposition, ou que je créais moi-même, et après les avoir utilisées pour transmettre des messages, qu’ils soient utilitaires ou simplement poétiques, ce qui fut très peu souvent le cas, je me suis retrouvé face à un monde où je devais étudier le mouvement non seulement d’un point de vue mécanique, mais aussi comme faisant partie d’un rythme.
Ceci a été, pour l’essentiel, la première partie, le début, mon démarrage en ce qui concerne l’animation proprement dite.

Sur la valeur des images

Je suis convaincu qu’il y avait autrefois un très grand enthousiasme pour l’image parce qu’il n’y avait pas l’abondance d’images qu’il y a aujourd’hui.
Aujourd’hui, le trop-plein d’image crée presque une sorte d’indifférence.
Je trouve qu’elles n’ont pas l’impact qu’elles avaient il y a quelques décennies, parce qu’il y a eu un abus, une utilisation immodérée de l’image où tout s’enchaîne.
Nous sommes saturés d’images de toutes sortes, par tous les moyens, cinéma, télévision, la presse elle-même, qui nous anesthésient presque face aux phénomènes.
Cependant, je ne peux pas nier que les images ont aujourd’hui une très grande propriété. Elles abordent avec violence dans un temps extrêmement court les faits que nous voyons comme document.
Toutefois, j’ai l’impression que le plaisir antique de l’image était un plaisir plus…
Je ne sais pas si le mot convient, disons que…
Il y avait une sensualité de l’image qui se trouve aujourd’hui presque écrasée par son utilisation excessive.

Sur le dessin

Je trouve que, quelle que soit la manière de réaliser un dessin, l’idée de dessin, de forme, de structure doit être toujours sous-jacente.
La façon dont il est obtenu m’importe moins maintenant, mais je comprends qu’il existe encore des gens qui gardent le plaisir du dessin, le plaisir de la main, le plaisir presque physique de dessiner.
Aujourd’hui, il y a d’autres méthodes, qui sont celles d’une génération à laquelle je n’appartiens pas (enfin, j’appartiens encore parce que je suis toujours en vie), mais à laquelle je ne participe pas comme je le faisais auparavant.
Je suis convaincu que les images obtenues par les ressources informatiques représentent une grande conquête.
C’est un monde nouveau, extraordinaire, c’est un nouvel univers où beaucoup de personnes trouvent, j’en suis sûr, un plaisir inhabituel que je ne connais pas parce que je n’ai pas cette pratique, mais… Au travers de ce qu’on me dit et de ce que je ressens et que je vois quand il s’agit de quelque chose qui m’intéresse, bien entendu… parce qu’il y a beaucoup d’images créées par ordinateur qui ne m’intéressent pas du tout et qui me déplaisent profondément, dans leur froideur, leur schématisation, leur perfection.
On dit parfois que certaines personnes préfèrent, par exemple, un violon à un orgue parce que le violon est beaucoup moins parfait en matière de son qu’un orgue, c’est ce que je ressens aussi à ce sujet.
La perfection, la portée parfois extraordinaire réellement obtenue, mais souvent sans substance ni véritable art, gèle mon sang et moi, parce que je suis naturellement un homme de l’époque des années 20, je continue à avoir le plaisir inhabituel de prendre un crayon, un pinceau et de travailler directement avec eux.
Néanmoins, je ne nie pas ces nouvelles pratiques, je dis seulement que je ne prends pas le chemin que presque tous les jeunes suivent aujourd’hui pour la simple raison que je suis déjà peut-être…
Disons qu’il est trop tard pour moi…
Mais si j’avais plus de temps, parce que je veux faire d’autres choses, je ne serais pas une personne qui refuserait la convivialité avec les moyens modernes de construction d’images.

Sur la poésie

Mon activité poétique a commencé très tôt aussi…
Ça a commencé aux alentours de mes 14 ans…
Ça ne va pas être facile d’expliquer, de manière succincte, comment est née une activité aussi complexe et si profonde, parce que pour moi elle est ma principale activité.
Le culte principal que j’ai dans ma vie artistique est la poésie, pas le dessin. J’aime beaucoup le dessin, je travaille le dessin, tout ça, mais la poésie est pour moi ma première activité.
Ça ne veut pas dire que c’est mieux, que je suis meilleur en poésie que dans le dessin, bien que, je l’avoue, je trouve que oui, cependant, la poésie a été pour moi un adjuvant, parce qu’il y a certaines choses que l’on a du mal à représenter de manière objective telles qu’on le fait avec une image figée, une illustration, avec un film.
Il me manquait une autre dimension, celle dans laquelle nous utilisons le mot pour décrire quelque chose qui parfois relève presque de l’indicible, dans laquelle nous attribuons au mot non pas son sens proprement grammatical, mais le sens nécessaire pour que dans un ensemble, ils veuillent dire quelque chose, en profitant aussi du rythme, du mouvement qui se cache en lui, mais que nous sentons…
La poésie est donc née en moi comme un ajout et aussi, je dois le dire sans aucun mystère, parce que j’ai senti des impulsions qui me poussaient à dire.
Pas seulement à dessiner, mais à dire ce que je ressentais et ces impulsions étaient si fortes que j’ai commencé à penser que je devais en tenir compte.
C’est ainsi que j’ai commencé à laisser courir ma main le long de la ligne écrite. Quelquefois, je le dis sans aucune prétention ésotérique, il me semblait que la main était guidée, et il arrivait même que ce que je disais n’avait pas pour moi une logique nécessaire et que je ne me souciais même pas d’être logique. Ce qu’il me fallait, c’était d’être, avec ce discours, efficace, comme une sorte de tremblement de terre qui doit être enregistré, et puis, bien sûr, est venu tout un travail d’années en d’années où une personne apprend à maîtriser le langage, ses valeurs et tout ça.
Quand on arrive à une certaine maturité, la poésie finit, chez un dessinateur ou un cinéaste, par influencer, d’un point de vue objectif, la construction de l’image visuelle.
C’est pour cela que, même quand il s’agit d’une simple carte postale que je fais pour envoyer à un ami ou pour célébrer une date de l’éphéméride, je pense toujours à représenter non seulement le dessin ou la peinture, mais aussi à y déposer un poème.
Il est le complément.

Sur la musique

La musique, je suis né dedans.
Je suis né au sein d’une famille qui pratiquait la musique toute la journée.
Mon père qui était un musicien amateur et ma mère qui m’a dirigé vers le piano et qui me faisant étudier Bach entre autres choses que je détestais à cette époque-là, comme une corvée…
Puis, avec mes sœurs qui étaient deux musiciennes qui enseignaient la musique, qui ont formé beaucoup de monde, tu as été toi-même l’élève de l’une d’elles, je ne pouvais d’aucune manière m’y soustraire, à moins d’être insensible, mais la vérité est qu’avec ma sensibilité, j’ai toujours été non pas instable, mais terriblement sensible, on pourrait presque dire que j’étais un sismographe ultra sensible aux petites variations, depuis la plus petite odeur, la plus petite couleur, la plus petite forme.
Aujourd’hui encore, à 80 ans presque, la simple atmosphère qui se décrit, que l’on sent, que l’on touche avec les sens, tout ça me fait chavirer.
Les heures et les heures d’écoute détaillée de la musique de Chopin, de Schumann, de Beethoven, ont créé en moi… j’avais certainement des moyens réceptifs très raisonnables pour cela, parce que j’ai eu un frère pour qui tout cela n’a pas compté, mais pour moi, oui !… Ça a énormément compté et c’est ainsi que j’ai commencé à avoir une relation intime avec la musique, très, très intime, une manière de la vivre presque confessionnelle…
Quand j’écoutais Bach ou Beethoven, ils se parlaient et ils me parlaient et moi je leur parlais, en quelque sorte, dans un langage qui n’avait pas de mots, mais qui avait des harmonies, des contrepoints ou simplement des mélodies.
Tout cela est venu créer en moi un autre type d’images, les images qui étaient liées au monde sonore.
Bien que je ne sois pas un grand partisan de la musique descriptive, de la musique à programme, je ne l’ai jamais été, quand j’écoute de la musique, je ne peux pas m’empêcher de créer dans ma pensée des images, des… Comment dire ? Des ambiances.
Je peux ainsi dire que ma poésie a été terriblement influencée par la musique, dans ce qu’elle a de musical, de la même manière qu’elle a été influencée par l’image, parce que, mes poèmes, depuis ma jeunesse jusqu’à récemment, étaient pour l’essentiel des descriptions d’images.
Elle est devenue depuis une description intense d’émotions et de commotions.
Aujourd’hui encore, quand parfois je me mets à écouter une musique propice à l’écriture d’un poème, je retire d’elle, pour ainsi dire, quelque chose, une synthèse qui m’amène à créer un de ces états de quasi-hypnose primaire dans lequel une personne écrit presque insensiblement quelque chose qui a à voir avec ce qu’elle ressent d’un point de vue musical.
Je me suis peut-être un peu embrouillé dans ces explications, mais c’est qu’il s’agit là d’une matière fort complexe dans ces corrélations.
Pour moi donc dessin, mouvement du dessin, poésie et musique sont intimement liés et je suis convaincu que ceux qui connaissent ce que je fais, même superficiellement, le reconnaissent. Que dans la partie de l’image il y a quelque chose de musical, que dans la poésie il y a une forte influence de la musique et que dans la musique il y a une forte influence de mes temps poétiques. Comme tu le sais, mes activités sont souvent compartimentées, mais il y a des passages. Il y a des zones de passage. Elles sont tellement compartimentées que j’ai presque des périodes, comme les enfants ont parfois la période de la bille, de la toupie et du cerceau. Du moins, dans mon enfance, c’était comme ça.

Trois mouvements au rythme de mes pas

Premier mouvement

Le temps n’est pas des plus fameux et les rues semblent désertes, mais je ne désespère pas de rencontrer quelques spécimens. Qui sait ? Peut-être même dans mon genre, de pauvres exilés déments qui cherchent encore un peu d’enchantement dans des lieux qui en sont dépourvus.
Savent-ils au moins qu’il existe ici une librairie byzantine qui n’a de byzantin que le nom ? Et qu’elle est d’une tristesse infinie ?
Non, bien entendu ! Les autochtones sont toujours mal informés sur les particularités de leur territoire. Je m’adresse à l’un d’eux, un employé de restaurant, avant qu’il ne me prenne pour un touriste et n’essaie de me vanter son menu :
Quel est le nom de cette rue ? – Rua das Portas de Santo Antão, me
répond-t-il en me remettant la petite carte de l’établissement – Comme ça, vous avez l’adresse écrite là.
Mais je ne l’écoute plus, je gamberge déjà : Qui était Santo Antão ?
Vous ne savez pas qui était Santo Antão ? s’écrie scandalisé un pigeon miteux posé sur l’entrée d’un édifice délabré. Elle est bonne celle-là – poursuit l’oiseau – mais il était un type dans votre genre, un errant, encore un grand amateur de déserts de la terre et de l’esprit. Il serait né, d’après Santo Anastásio de Alexandria, en 251 et décédé en 356 à l’âge de cent cinq ans.
Je passe mon chemin devant tant d’érudition volatile. J’espère que les mots du pigeon sont faux. Je ne suis pas du même genre que le Saint. Je n’ai aucune envie de vivre autant…
Poussé par les souvenirs d’enfance, j’entre dans le Coliseu dos Recreios et je ressors aussitôt effrayé par la pérennité du temps. Le «Casse-Noisettes» de Tchaikovsky est toujours à l’affiche et il n’y a plus de places.
Plus loin, je chemine au milieu de la rue de peur que deux immeubles, deux vieux cinémas morts de vétusté, ne me tombe dessus. Du coup, je rebrousse chemin.
Heureuse décision qui me permet de rencontrer, par le plus grand des hasards, dans un grand magasin, un tigre tout en Lego qui, curieusement, n’attire pas l’attention des visiteurs.
Afin de me reposer de mes émotions et de la montée de la méchante côte qui conduit en haut de la ville, j’entre un instant dans l’église des Martyrs (ne me demandez pas lesquels) et je fais taire le Rachmaninov qui sonne dans mes oreilles pour mieux apprécier l’écho des pas des jeunes touristes qui osent entrer ici en montrant leurs fesses.
Voilà un lieu où il y a de tout sauf des fidèles et des croyants.
Je reprends la marche et je pousse la balade jusqu’au musé d’Art Contemporain dans lequel il n’y que de l’Art Déco.
Serais-je tendancieux en disant que la seule pièce qui a trouvé grâce à mes yeux fut un dessin de Diogo de Macedo exécuté à Paris en 1923 ?
Tout le reste étant soit effrayant, comme la Walkyrie nazie de Leopoldo de Almeida intitulée «A Soberania» sculpté en 1940 à la gloire de « l’État Nouveau», soit épouvantable, comme l’est à coup sûr «l’Agriculture, le Commerce et L’industrie», un tableau gigantesque, peint par un certain Antonio Soares en1933, destiné à orner le cabinet du Ministre des Coopérations de « l’ État Nouveau , une fois de plus.
Conclusion, j’ai dépensé quatre euros pour voir un dessin.
Décidément, je vis comme un riche.
Je quitte l’endroit par la terrasse de la cafétéria au milieu d’une haie d’honneur formée par les quelques visiteurs de ce sinistre musée qui, pour s’abriter du soleil, ont plaqué leurs chaises contre les murs afin de bénéficier d’un étroit soupçon d’ombre. C’est que le temps s’est amélioré. Un vent énergique a balayé efficacement tous les nuages antipathiques qui traînaient dans le ciel.
Je m’arrête chez Häagen-Dazs pour manger une glace. Mais je ne me rends compte réellement de sa grande taille qu’en regardant l’expression de trois jeunes filles hilares qui, depuis le tram qui vient de s’arrêter juste en face de la vitrine, se divertissent de ma gloutonnerie.
Une fois l’estomac bien rempli, je décide de rentrer à pied, pour digérer les deux crêpes, les morceaux de banane et les deux boules de glace à la vanille nappées de caramel. En marchant, je rumine au prix excessif de tout ce que je viens d’engloutir dans ma panse. Neuf euros soixante-dix centimes de douceurs. Quand je pense avoir ignoré il y a quelques instants un mendiant qui me demandait l’aumône à la sortie de l’église…
Je laisse pour demain la décision de ne plus vivre comme un porc.
Le chemin du retour étant le même que celui de l’allée, j’ose une ellipse.
Me voici donc à l’intérieur du supermarché le plus banal du quartier, peut-être même de tout le pays et très certainement de toute l’Europe, d’où j’ai l’habitude de sortir systématiquement profondément déprimé. Je viens là pour acheter mon dîner, un peu de jambon, une barquette de tomates cerise, un peu de pain et quelques poires feront l’affaire. Je ne sais pas si aujourd’hui on fête quelque chose de particulier mais j’avoue n’avoir jamais vu dans ce magasin une telle abondance de gâteaux, de tartes, des biscuits et autres gâteries sucrées.
On se croirait chez Hansel et Gretel.
Je sors et je rentre vite à la maison de peur qu’une sorcière anthropophage embusquée ne trouve mon embonpoint fort à son goût.

Deuxième mouvement

Quelle belle journée.
Je trace mon trajet d’un pas lent et compassé. Desterro, Largo do Mastro, Campo Santana, Rua Gomes Freire… Ici je m’arrête pour contempler ce bel immeuble rose comme ma chemise où jadis habitait «o Claudino», mon parrain. Il recèle de beaux souvenirs. J’y ai entendu pour la première fois «Le piano du Pauvre» chanté par Patachou. Il y avait aussi un grand piano à queue laqué de chinoiseries. Ce genres de choses marquent l’esprit d’un enfant. Quel âge avais-je ?
Aujourd’hui le ciel est d’un bleu impeccable. La température est parfaite et la brise qui souffle caresse sans heurter. Un homme, traîné par trois chiens me dépasse, puis ils s’arrêtent presque pour que je les rejoigne.
Ils sont toutes des filles – lui dis-je.
Oui, et la plus petite est la mère des deux autres.
Je laisse là cet homme sympathique qui, comme moi, préfère les femelles aux mâles et je poursuis ma balade. Je passe devant le lycée où de multiples professeurs ont essayé de m’instruire en vain. Il a perdu beaucoup de son cachet. La pelouse est jaunie et ce que je prends pour des coloquintes enfouies dans le sol s’avère être une oeuvre d’art contemporaine en faïence.
C’est plutôt moche.
J’avance et je me rends compte à quel point il est difficile d’éviter de penser à un tas de choses qui n’ont rien avoir avec celles qui nous entourent. Être quelque part réellement est une quête que je poursuis jusqu’au Musée Calouste Gulbenkian. Enfin un vrai Musée! Où l’on peut apprécier autre chose que des curiosités pittoresques plus au moins habilles. Nous sommes dimanche, ça tombe bien, aujourd’hui l’entrée est gratuite. On me donne tout de même un billet. La première salle où je rentre est plongée dans une douce obscurité qui protège des merveilles égyptiennes. Je tombe en admiration devant le bas relief du tombeau de la princesse Meritites. Il est d’une rare élégance.
Dans la salle suivante trône un grand et beau vase grec. Je le regarde avec attention en me demandant pourquoi, sur la plupart de ces vases, les jeunes femmes se font toujours courser par des satyres barbus et lubriques ?
Ceci étant, heureuses époques où même les pièces de monnaie, les médailles et les médaillons étaient réalisés avec un art consommé.
J’ai rarement vu une représentation aussi pertinente que celle du taureau sur la pièce grec numéro 90 de l’inventaire. Elle mesure à peine un centimètre et demi et pourtant tout est parfait, la silhouette, la posture, la musculature…
Plus loin, les médaillons romains d’Aboukir brillent de leur magnifique éclat et de leur beauté.
Après quoi je rentre dans le monde enchanté des arabesques, des boites précieuses, des livres décorés, illuminés…
Étrange sensation celle que je ressens en arrivant, après toutes ces beautés, dans la salle de la peinture du Quattrocento et des peintres flamands.
J’ai l’impression que je fais marche arrière dans l’évolution de la représentation. Bien que le «Portrait d’une jeune fille» de Ghirlandaio ne soit pas dépourvu d’une certaine tendresse, il me semble que les égyptiens, les grecs, les romains, les perses, les japonais, les chinois d’avant J.C. étaient bien plus modernes que tout ce que j’ai devant les yeux. Evidemment, comme pour contrarier exprès mes convictions, au détour d’une salle, je tombe sur un pastel de Maurice-Quentin de La Tour à peine croyable. J’aurais aimé connaître Monsieur Duval de L’Épinoy pour pouvoir contempler de visu sa manière de tenir les choses entre ses mains et de priser le tabac.
J’ai sauté alors sur une autre conviction.
Je crois que Auguste Renoir n’a peint qu’un grand tableau dans sa vie, «Le portrait de Madame Claude Monet ».
Que dire d’autre après ça ? Que les pieds des jeunes femmes peints par Burne-Jones m’enchante.
Pour finir je suis allé faire mon pèlerinage à Lalique et puis j’ai été tenté par les nourritures terrestres de la cafétéria du Musée.
Je n’aurais pas du. J’y ai mangé un triste rôti de porc farci aux pruneau qui a surtout beaucoup plu aux pigeons et aux petits oiseaux qui sont venus manger sans vergogne les restes dans mon assiette.
Comme quoi, les nourritures terrestres sont bien plus difficiles à réussir que les spirituelles.

Troisième mouvement

Dès mon réveil je vois mon coin de travail.
Je quitte mon lit que j’ai déplacé en me disant que j’allais mieux dormir.
Erreur!
Tant que dormirai seul, je dormirai mal.
Vivement que je rentre.
Je m’allonge sur le canapé et je regarde l’état du ciel par la fenêtre.
Il fait beau (comme tous les jours).
Après avoir avalé deux tasses de café, je décide de sortir
non sans avoir regardé au préalable quelques manuscrits de Fernando Pessoa.
Dans un dossier, parmi tant d’autres, je découvre des textes écrits en français. J’en lis un :
« Il y a en moi un tumulte terrible… »
En moi aussi.
Comme c’est agréable de partager des sensations semblables avec un génie, me dis-je en enfilant mon pantalon.
Mon programme pour ce dimanche est fort simple.
Aller jusqu’au musée Gulbenkian pour pouvoir répondre à certaines questions de ma douce et tendre.
Je sors et je chemine.
En passant devant mon ancienne école d’art, je remarque pour la première fois la présence sur la façade de somptueuses faïences.
Comment ai-je pu les ignorer ?
Je sais bien que je fréquentais les cours du soir, mais quand même, une énorme arabesque telle que celle-ci, ça se remarque.
Je rumine.
Je met ma faute d’inattention sur le compte de ma mauvaise humeur de l’époque.
Le problème, c’est que je continue à être toujours de mauvaise humeur.
Une fois arrivé au musée je me précipite avant toute chose sur le catalogue, et je trouve une vague explication à propos de la dénomination «Aboukir» des médaillons romains.
Il y en a 20 unités, c’est à dire 20 pièces (en or) qui ont toutes été trouvées en 1909 à Aboukir, en Egypte.
Certains disent qu’elles datent de 306 – 323 avant J.C. D’autres pensent qu’elles sont plus récentes.
Ce genre de débat à un siècle près est toujours passionnant comme chacun sait. Moi, je m’en fous parce je viens de tomber nez à nez avec une tête égyptienne que j’avais ignoré lors de ma visite de dimanche dernier. Elle est superbe.
Je décide donc de continuer à chercher mes fautes d’inattention et il y en a.
A la fin de mon parcours, parmi toutes ces richesses, je ne résiste pas à la tentation de me photographier dans le miroir de Lalique.
Je visite ensuite l’exposition «Tarefas Infinitas».
Il s’agit de livres et quels livres…
Il y a la du Mallarmé, du Queneau, un livre illuminé de Bruges de 1475, et un livre étrange de Diogo Pimentão de 1973 qui a perdu toutes ses lettres.
Après ces quelques nourritures artistiques et spirituelles, place fut faite dans mon estomac à une somptueuse «Caldeirada» confectionnée par mon frère Vitor.
Ainsi s’achève, le plus prosaïquement possible, ce troisième mouvement.

José-Manuel Barata Xavier

Argenton-sur-Creuse 2021

Pour une esthétique de l’illisible

Les réflexions auxquelles je me suis livré pendant l’élaboration de ce texte ont fini par me convaincre, de manière quasi définitive, que la chose la plus difficile, quand on écrit, n’est pas de donner du sens à un texte. Elle réside, pour l’essentiel, dans la façon d’organiser l’acte d’écrire.
Écrire comment, de quelle manière, avec quoi et où ?

C’est tout de même étrange, qu’à partir du moment où l’on se consacre corps et âme à la pratique de l’écriture (qui consiste à tracer dans un espace formaté des dessins qui représentent des lettres, qui, à leur tour, représentent des sons desquels résultent des mots, des phrases et des paragraphes), que cette pratique fasse surgir immédiatement des torrents de questionnements.

Celui qui m’assaille presque toujours quand j’écris est : que suis-je en train de faire réellement ?
Si je savais répondre à cette question, je ne m’arrêterais jamais d’écrire pour observer minutieusement les instruments avec lesquels j’écris ainsi que les supports sur lesquels j’écris.
C’est pourtant ce que je fais assez souvent.
Ce sont donc ces multiples points de suspension qui m’ont conduit à écrire ce texte.

L’acte qui consiste à tracer des lettres rend indécelable une quelconque frontière entre l’art du dessin et celui de l’écriture, car la stratégie graphique de l’un et de l’autre est la même ; remplir, occuper un espace avec des traits, des lignes et des contours, ouverts ou fermés, en ayant comme intention de créer des représentations.

Les instruments du dessin et de l’écriture sont les mêmes : crayons, stylos, pinceaux.
Quant au processus, bâti sur la trilogie : instruments – pigments – supports, la similitude entre celui de l’art d’écrire et celui de l’art de dessiner ne peut qu’étonner.
Toutefois, je n’ insisterais pas sur l’unité absolue qui existe entre dessin et écriture, entre graphie et calligraphie, pas plus que sur le processus de médiation assumé par le pigment. Dans ce domaine, Shitao, dans ses « Propos sur la peinture du moine Citrouille Amère » a tout dit sur l’art de tracer.

Il me plaît davantage de parler de quelques écrivains qui dessinaient plus que des lettres, à commencer par celui dont Théophile Gautier disait « S’il n’était pas poète, Victor Hugo serait un peintre de premier ordre… ».
Il me semble opportun de citer un extrait d’une lettre de Victor Hugo à son éditeur Castel : « Le hasard a fait tomber sur vos yeux quelques espèces d’essais de dessins faits par moi à des heures de rêverie presque inconsciente avec ce qui restait d’encre dans ma plume sur des marges ou couvertures de manuscrits… Je crains fort que ces traits de plume quelconques jetés plus au moins maladroitement sur le papier par un bonhomme qui a toute autre chose à faire ne cessent d’être des dessins du moment qu’ils auront la prétention d’en être. »
Le fait que Victor Hugo ne dise rien sur l’intentionnalité de ses représentations dessinées et qu’il concentre ses explications uniquement sur les instruments avec lesquels il dessine me questionne.
Modestie ? Peut-être…
Gaëtan Picon, dans la préface de son beau livre « Victor Hugo, dessinateur », souligne : « La modestie (chez Victor Hugo) est si peu naturelle qu’il nous faut prendre au sérieux ses moindres manifestations. »

Dans une autre lettre à Baudelaire, Hugo détaille un peu plus sa manière de procéder : « Je suis tout heureux et très fier de ce que vous voulez bien penser des choses que j’appelle mes dessins à la plume. J’ai fini par y mêler du crayon, du fusain, de la sépia, du charbon, de la suie, et toutes sortes de mixtures bizarres qui arrivent à rendre à peu près ce que j’ai dans l’œil et surtout dans l’esprit. Cela m’amuse entre deux strophes. »
Une fois de plus, Victor Hugo ne dit rien sur la signification de ses dessins.
Il ne se livre qu’à des considérations picturales ; pigments et mixtures bizarres.  
À ce propos Théophile Gautier dans sa préface pour un album de dessins de Victor Hugo publié en 1863 nous informe sur le processus de transformation du café en images : « Que de fois, lorsqu’il nous était donné d’être admis presque tous les jours dans l’intimité de l’illustre écrivain, n’avons-nous pas suivi d’un œil émerveillé la transformation d’une tache d’encre ou de café sur une enveloppe de lettre, sur le premier bout de papier venu… ».

Si au lieu de considérer les dessins de Victor Hugo, qui représentent des paysages, des gens, des architectures plus aux moins explicites, nous considérons ses manuscrits littéraires, nous ne pouvons qu’être stupéfaits.
Il y va de même pour les étonnantes pages manuscrites de Flaubert, celles de Barbey d’Aurevilly ou de Heine, parmi tant d’autres, et que dire des « paperolles » de Proust …

Que voit-on dans ces manuscrits ?
À première vue, un grand désordre, le plus souvent illisible, représenté sur divers supports, ce qui pourrait conduire un esprit rationnel à se demander : pour quelle raison obscure l’écriture de ces gens-là se présente à nos yeux d’une manière aussi griffonnée ?
Avant de tenter une réponse sur la raison d’être de ce tumulte graphique (était-il destiné à la lecture et si tel était le cas, à quel lecteur ?) je préfère évoquer ici un cas extrême d’illisibilité, celui de l’écrivain Robert Walser et de ses microgrammes.

Les microgrammes ont été rédigés entre 1924 et 1933. Ils correspondent à la période berlinoise de Rober Walser, certainement la plus fertile selon les spécialistes.
Les microgrammes se trouvent inscrits sur divers supports, cartes de visite, enveloppes, lettres, entre autres.
La graphie est minuscule, alignée, construisant ainsi des blocs de texte réguliers aussi surprenants que captivants.
Quelle était la raison de cet atelier miniature ?
Qu’est-ce qui a déterminé la variété des supports ?
Quelles ont été les raisons qui ont conduit l’auteur à les écrire au crayon ?
Pourquoi leur graphie est-elle, à première vue, impossible à lire ?

Dans une lettre à l’éditeur Máximo Rychner et dans quelques microgrammes Walser s’explique sur ce qu’il appelle « la méthode du crayon ».
Il dit avoir été, à un certain moment, « assailli par une terrible aversion envers la plume ». Pour « se libérer de cette aversion » il s’est mis alors à « crayonner », à ébaucher, à « batifoler », selon ces termes.
L’écriture au crayon a ainsi réanimé en lui « le plaisir d’écrire ».

Comme elle est surprenante, cette expression, « le plaisir d’écrire ».
En quoi consiste-t-il, ce plaisir ?
Quelle différence pourrait-on établir entre le plaisir d’écrire et la nécessité compulsive de certains autres auteurs, tel Fernando Pessoa, de dire et de dire en permanence tout, de toutes les manières.
Comme Walser, Pessoa écrivait parfois au crayon.
Pourquoi ?
Je l’ignore.
Walser a dit que le crayon lui permettait de travailler d’une manière plus rêveuse, plus calme, plus lente, plus contemplative.
Cependant Walser ne parle jamais de l’aspect miniature de son écriture.
Que savons-nous des procédés de scription de Pessoa et de ses instruments de prédilection pour mener à bien cette suite de gestes ?

Quand Carl Seelig, ami et tuteur de Walser pendant ses années d’internement psychiatrique à Herisau, a découvert l’existence des microgrammes, il a pensé que ces derniers étaient le fruit d’une « écriture secrète ».
Après le décès de Walser, en accord avec les supposés désirs de celui-ci, Seelig a ordonné la destruction des microgrammes.
Heureusement pour nous, le notaire responsable de la succession n’a respecté ni les directives du tuteur ni les supposées dernières volontés de l’écrivain.

Entre-temps, Jochen Greven, grand érudit de l’oeuvre de Walser, a fini par prouver qu’il était possible de lire les microgrammes en publiant le romain« Le Brigand » entièrement caché dans cette graphie singulière.
Enfin, dans les années 70, le décryptage des microgrammes a été confié à deux germanistes, Bernhard Echte et Walter Morlang qui, munis de loupes et d’une patience incommensurable, ont pris vingt ans pour traduire les microgrammes en texte courant.

Dans les microgrammes l’autoréflexivité semble être, pour certains exégètes, un des éléments qui constituent la modernité de Walser «Il y a une sorte de mise en scène de l’acte d’écriture », ajoute le grand spécialiste de Walser, Peter Utz.
«Walser s’observe en train d’écrire. Il dit ce qu’il fait tout en le faisant. Dans les microgrammes, l’acte d’écrire prend le dessus et devient son propre sujet.»

« L’acte d’écrire devient son propre sujet » est une belle idée qui me séduit terriblement et qui illumine en permanence ma pensée par rapport aux différents aspects et apparences des manuscrits de Pessoa.
C’est que la singularité de certains manuscrits de cet auteur entrouvre, dans mon esprit, une perspective d’investigations sur ses textes en tant qu’oeuvres graphiques autonomes (ce qu’ils sont de fait) où l’écriture devient « son propre sujet ».

L’acte d’écrire suppose des contraintes matérielles. Le fait que les auteurs du dix-neuvième siècle écrivaient sur des feuilles recto verso, éventuellement reliées, pliées ou dépliées, positionnées dans divers sens, a donné origine à des manuscrits dont le résultat visuel est souvent d’une extrême complexité.

D’autres auteurs réservaient des marges latérales pour inscrire des variantes parfois plus abondantes que le texte lui-même.
Balzac semblait recourir systématiquement aux premières épreuves imprimées de son texte, composés avec un large interlignage, de sorte à lui offrir un espace de correction confortable, de réécriture et parfois de dessin.

Quand on tente d’analyser ces « brouillons » du point de vue de l’écrivain, on observe en premier lieu que la parole écrite permet d’accumuler sur un même document des retours en arrière à coup de corrections, d’altérations et de ratures qui enrichissent les énoncés, qui précisent les intentions. Ainsi, le brouillon final se présente souvent au regard comme une cartographie d’hésitations représentée dans l’espace d’un support matériel bidimensionnel, avant d’être une représentation dans le temps, celle de la lecture.
Dans la mesure où une page manuscrite possède les mêmes caractéristiques que celles de l’art pictural, ceci permet d’envisager l’édification d’une esthétique du « brouillon » et, au-delà, d’une esthétique de l’illisible.

Cette construction bute cependant contre le point de vue du lecteur qui cherche à lire le texte et non pas à le contempler en tant qu’oeuvre graphique.
Cette terrible envie de vouloir comprendre propulse lecteurs et chercheurs vers le sens des mots, de même que l’observateur d’un tableau se perd dans les détails au lieu d’embrasser la totalité de la représentation.
D’où provient ce déconcertant désir de vouloir comprendre avant de voir ?

Une page manuscrite est ce qui ressemble le plus à la nébuleuse mentale d’un songe. À l’intérieur de cette nébuleuse se trouve un agglomérat indéterminé d’intentions.
De la pluralité des parcours de la pensée tracés et cumulés dans l’espace-page résulte la visualisation des mouvements d’une intention au travers d’une toile de relations et d’interactions. Dans ce sens, le manuscrit révèle certainement une vision étendue de la structure mentale de l’écrivain.
Devant elle, le lecteur s’égare. Il tentera alors de décoder cette vision de manière à passer, le plus vite possible, de l’autre côté du texte, oubliant ainsi la représentation concrète qu’il a devant ses yeux.

En alignant côte à côte trois pages manuscrites du « Gardeur de troupeaux » de Fernando Pessoa, on pourra remarquer immédiatement différentes stratégies d’occupation de l’espace, différents supports d’écriture, différentes manières de tracer, d’esquisser, d’annoter, de corriger.
Une analyse plus approfondie révélerait également des différences instrumentales significatives.

Les causes, les motifs et la raison de ces différences résultent d’une posture esthétique inhérente au premier niveau de l’acte d’écrire ; organiser une représentation graphique qui s’inscrit dans un espace bidimensionnel. Son étude requiert et exige l’intrusion de l’analyse esthétique et cognitive.

Afin de rendre possible l’hypothèse d’une esthétique de l’illisible, il serait nécessaire d’ouvrir diverses perspectives d’étude dans diverses directions de nature à élucider les relations existantes entre l’écriture et la lecture dans la mesure où un texte écrit constitue un cas unique d’intersection entre deux positions énonciatives dans lesquelles un même sujet (l’auteur) est successivement (et simultanément) écrivant et lecteur.

La « théorie des trois espaces » que j’ai élaborée pour analyser des images en mouvement projetées sur des écrans pourrait s’avérer ici utile et pertinente
Il s’agit de considérer que trois espaces d’observation coexistants ; l’espace relationnel, l’espace-écran-page, l’espace imaginaire
Le premier concerne la distance qui sépare l’observateur de la chose observée.
Le deuxième permet d’étudier les composantes esthétiques de la représentation inscrite dans un espace formaté
Le troisième, l’espace imaginaire, concerne l’au-delà de l’image.
La perception d’une représentation graphique quelle qu’elle soit dépend intrinsèquement de l’interaction entre ses trois espaces.

Je suggère donc que l’on devrait considérer les manuscrits littéraires non pas uniquement comme étant des objets transitifs, mais tout d’abord pour ce qu’ils sont réellement, des oeuvres d’art graphiques singulières.
Quant à la raison d’être de ces tumultes graphiques et aux questions sous-jacentes concernant leur illisibilité, je préfère citer, pour conclure, ce que le manuscriptologue Jean-Louis Lebrave a écrit à ce sujet : « c’est peut-être le lieu de rappeler, en guise de boutade finale, que les brouillons n’ont pas pour destination d’être lus par d’autres que leurs auteurs – à la rigueur les secrétaires de ceux-ci – et que bon nombre d’auteurs parmi lesquels Heine, ont réprouvé d’avance l’irruption des manuscriptologues dans leur cabinet le travail.
Nous ferons-nous pardonner notre intrusion (…) en la plaçant sous le signe de la recherche cognitive ? »

José-Manuel Xavier

Argenton-sur-Creuse 2021

Introduction pour le livre de Ilda Castro « Animation portugaise – conversation avec… »

Je connais bien deux des quatorze personnes interviewées dans ce livre.
Je ne peux pas dire la même chose des douze autres.
Si, d’une part, les quatorze acteurs qui vont surgir sur les tréteaux de ce théâtre d’animation, qui ont joué selon les époques et les circonstances différents rôles, ne constituent pas, en nombre, une superproduction ; d’autre part, en tenant compte que la pièce se déroule dans un pays oublié et mystérieux, ce n’est déjà pas mal du tout.
Dans tous les cas, grâce à cet ensemble d’interviews, bon nombre de gens qui, comme moi, savent peu, ou presque rien, sur ladite animation portugaise, vont se sentir moins ignorants.
Curieusement, je remarque n’avoir jamais demandé aux deux amis qui figurent dans le lot des interviewés quelles ont été les raisons qui les ont conduits, dans leur vie, à pratiquer l’animation ou à faire des films de cette espèce.
Pudeur ?
Non, je ne crois pas.
Serait-ce qu’entre des gens « animés » l’animation est considérée comme une chose naturelle ?
Non, c’est impossible. Personne ne naît pour faire des films d’animation.
Toutefois, je comprends qu’une fois cette habitude acquise, elle puisse procurer à certains un plaisir exclusif.
En ce qui me concerne, anonyme habitant de ce monde sans queue ni tête, trois choses simples me procurent encore du plaisir dans la vie : manger du pain, boire de l’eau fraîche et parler français, mais ce qui me plaît par-dessus tout, c’est penser. Viennent ensuite d’autres activités, plus complexes, telles qu’écouter, voir et regarder.
De manière générale, être attentif. Ce n’est qu’après tout ça qu’il m’arrive de prendre du plaisir à animer des images.
Quand j’étais petit, les lois moralisatrices du régime du docteur Salazar ne me permettaient pas de voir dans les cinémas autre chose que des dessins animés, surtout ceux de Disney.
Cette poisse a duré des années.
Ce n’est qu’à partir de l’âge de douze ans que j’ai pu enfin me régaler avec le « Robin des Bois » de Michael Curtiz (et de l’inégalable et ravissant visage d’Olivia de Havilland) et de quelques autres films d’aventures et de bagarre.
Ceci explique, peut-être, ma profonde antipathie envers les dessins animés.

Je suis né à Lisbonne dans les années quarante.
Par chance, il n’y avait pas au Portugal d’écoles d’animation.
Il s’ensuit que le jour où j’ai commencé à exercer ce métier, je ne savais pas animer.
Heureusement, personne ne s’en est rendu compte.
J’ai commencé très jeune à faire ce genre de choses.
J’ai débuté cette singulière activité en 1962 dans une agence de publicité dénommée « Êxito » où j’ai eu le bonheur de rencontrer celui qui fut mon premier Maître, Armando Servais Tiago.
Il m’a presque tout appris ; à entendre les sons, à regarder les images, à écouter les images et à observer les sons et à penser les choses que l’on entend et que l’on voit.
La seule chose qu’il ne m’a pas apprise, ce fut à dessiner, parce que dans ce domaine je n’ai jamais eu de Maîtres, mais la chose la plus précieuse qu’il m’a transmise a été le goût et la saveur de l’ironie qui est la forme supérieure de la liberté de penser.
Au Portugal, dans les années 60, la liberté était un concept hautement dangereux.
Ma vie, en tant que professionnel de la profession, était alors un chemin étroit, coincé entre l’ambiance généralisée de couardise et de délation qui régnait à l’époque (entre autres particularités dégueulasses du régime du « Senhor Doutor ») et le fait presque obscène d’animer quotidiennement, comme si de rien n’était, des traits, des formes et des figures et d’être, qui plus est, bien rémunéré.
Ayant toujours considéré que l’on ne peut accomplir certaines choses qu’à certains endroits (je dois cette certitude à mes grand-tantes qui étaient à moitié sorcières et entièrement spirites), l’hypothèse de continuer à faire des dessins animés entouré de fascistes et de geôles remplies d’innocents m’apparut intolérable.
Je suis donc parti, non sans mal, pour la France, le pays de la photographie, du cinéma et d’Yvonne et de Charles de Gaulle, où je vis toujours.
J’ai vécu ainsi, pendant de nombreuses années, fâché et en colère contre le Portugal et les Portugais.
Quand, longtemps après, j’ai de nouveau remis mes pieds à Lisbonne, je me suis rendu compte que le petit monde de l’animation portugaise, c’est-à-dire faite au Portugal par des Portugais, se trouvait, à quelques détails près, dans la même situation où je l’avais laissé.
Armando Servais Tiago, Mário Neves, continuaient ainsi que les autres, à vivre de films publicitaires. Seul, Ricardo Neto et Artur Correia avaient réalisé entre-temps quelques courts-métrages que j’avais vus à Annecy, grâce à la propagande faite durant le festival par Vasco Granja, enfin libre et heureux de pouvoir militer conjointement pour la cause de l’animation portugaise et les idées du « 25 avril ».
De retour à Paris, je n’ai pas pu m’empêcher de me questionner sur la terrible immobilité du monde portugais.
Vue de loin (la meilleure manière d’apprécier les choses), ladite animation portugaise m’est apparue comme un objet d’étude étrange, ce qui n’est pas étonnant. L’animation est en soi une activité déconcertante.
J’affirme, pour l’avoir constaté, que pratiquée avec excès, l’animation peut conduire au crétinisme.
Combien de collègues et autres connaissances n’ont-ils pas gâcher de mes déjeuners et de mes dîners avec des conversations stupides et imbéciles sur les différentes espèces de créatures animées de leurs cartoons préférés ? Pour la plupart d’entre eux, l’animation n’est qu’un monde infantile peuplé de caricatures animées.
Pour d’autres, l’animation est une perpétuelle frustration dans la mesure où le « marché » (mot très à la mode) les oblige à réaliser, pour subsister, des produits indigents indignes de leurs idées et de leurs capacités.

Toutefois, mon agacement têtu contre le Portugal et les Portugais occulte quelques fois une évidence, le fait qu’une étroite tranche de ma vie professionnelle a commencé dans ce pays.
Je me souviens de ma première animation.
Il s’agissait de faire sautiller deux personnages enfants d’une banalité affligeante. Surtout la petite fille qui avait de longues tresses.
C’est à ce moment-là que les 27 projections (au moins) auxquelles j’ai assisté de «  Blanche neige et les 7 nains » m’ont enfin servi à quelque chose.
J’ai animé les tresses de la petite fille « à l’américaine » c’est-à-dire avec des accélérations et des ralentis tellement exagérés qu’à la fin le personnage de la pauvre gamine semblait avoir de chaque côté de la tête deux queues de vache en train de chasser des mouches.
Curieusement, mon animation plut, et pendant que Armando Servais Tiago, homme généreux et patient, m’initiait au monde de l’art et de la poésie, la vie professionnelle m’offrait l’opportunité d’animer des minuscules sottises promotionnelles pour toutes sortes de détergents, pâtes dentifrices, boissons solubles et pastilles pour la digestion.
Ce fut ainsi, de la meilleure des manières, que j’ai appris à animer. En le faisant.

Mon activité en tant qu’animateur au Portugal a duré peu de temps, à peine trois années, mais ces trois années m’ont singulièrement marqué. Pourquoi ?
Je vais répondre, mais avant, je vais dire des choses désagréables.
L’animation, telle l’humanité, a mal tourné dès l’origine.
Fruit des nécessités d’une démonstration scientifique réalisée en 1832 par un savant belge devenu aveugle pour avoir regardé trop le soleil, l’animation s’est rapidement perdue en anecdotes et en péripéties rigolotes propices à enchanter le public peu enchanteur du musée Grévin, où monsieur Émile Reynaud montrait régulièrement les pantomimes lumineuses de son praxinoscope.
Plus tard, quand on a commencé à tourner les dessins animés avec des caméras, les choses ont empiré.
Avec le cinématographe est née une industrie du dessin animé, peuplé par des souris et des lapins, des chiens et des chats de toutes sortes et de toutes tailles, qui se coursent sans cesse, de princesses sottes et de princes idiots tous plus charmants les uns que les autres.
Pendant le développement de ce qu’il est convenu d’appeler « le monde de l’animation », ont surgi, Dieu sait comment, au milieu de tout ça, ici et là, des auteurs et des artistes singuliers qui ont essayé de faire, contre vents et marées, autre chose que des bêtises animées.
Entre-temps, le cinéma d’animation a été balayé par l’onde de choc de la télévision.
Alors, afin de répondre aux insatiables nécessités de l’industrie télévisée, on a créé des écoles pour former des professionnels au kilo, jeunes de préférence afin de les utiliser et de les exploiter comme il convient, spécialisés et dûment diplômés en banalités inanimées.
Pour finir, la mondialisation a fichu par terre le peu qui restait encore debout.
Aujourd’hui, le professionnel de l’animation de masse est un étranger qui vit dans une contrée lointaine et qui exerce son activité comme l’on demande l’aumône.

Fort heureusement, en 1962, lors de mes débuts à agence « Êxito », les choses n’allaient pas aussi mal.
Je me rends compte aujourd’hui de la chance que j’ai eue.
L’agence « Êxito », dans laquelle j’ai plongé à l’âge de 18 ans, était perpétuellement traversée par des personnalités dites « subversives » telles que Alves Redol, Alvaro Guerra, Fernando Santos, Baptista Bastos, Fonseca Costa, Alberto Ferreira, Fernando Lopes entre autres.
Tous ces gens représentaient pour moi « l’autre monde » (celui des idées, de la littérature et de la cinématographie) qui aérait mon métier qui, soit dit en passant, est un métier de fous.
Il consiste à passer des heures, des journées et de semaines, penché sur une table lumineuse en train de faire un dessin et puis autre et encore un autre et ainsi de suite jusqu’à l’obtention d’une imagerie qui semblent vivre.
C’est dire à quel point il convient de décloisonner cette activité, faute de quoi, comme une maison longtemps fermée, elle finira par sentir le moisi. Pour cela, il faut s’ouvrir à d’autres disciplines, si possible situées aux antipodes de la caricature, du grotesque et de la blague facile.
C’est également à l’agence « Êxito » que j’ai appris avec mon Maître Armando Servais Tiago à quel point il est important de bien faire des choses sans importance. Grâce à lui, j’ai commencé à pressentir que l’animation est plus un moyen qu’une fin, un moyen pour découvrir, explorer et interpréter le monde. Des années plus tard, mon deuxième Maître, Alexandre Alexeïeff à transformé en certitude ce que j’avais pressenti alors.
Si aujourd’hui, je me rends compte de la chance que j’ai eue d’avoir fréquenté toutes ces personnes qui ont contribué à la construction de la personne que je suis, je remarque aussi que ce fut à l’agence « Êxito » que j’ai commencé à donner l’importance qui leur est due aux êtres invisibles, semi-visibles et à ceux qui sont morts.
Les morts, les semi-visibles et les invisibles jouent dans nos vies un rôle bien plus important que tous les vivants réunis. Sans eux et sans tout ce qu’ils nous ont laissé ; idées, livres, pièces de théâtre, musiques, dessins, peintures, sculptures, palais, cathédrales, la vie serait d’un terrible ennui.
Par exemple, Armando Servais Tiago me parlait souvent d’un individu singulier qui avait été son collègue à l’époque ou il travaillait encore à l’hôpital Saint José, qui jouait de la guitare et qui s’appelait Carlos Paredes.
Je ne l’ai jamais vu à Lisbonne.
Ce n’est que des années plus tard que j’eus le privilège de le rencontrer et de me promener avec lui et avec son partenaire Fernando Alvim à Paris, tard dans la nuit, sur un boulevard des Italiens désert, après la participation insolite de ces deux grands artistes à un spectacle de fados pour émigrants auquel j’avais assisté (presque contraint et forcé) à l’Olympia de Paris.
Un autre, celui-ci semi-visible, le grand poète José Gomes Ferreira, de qui Armando Servais Tiago parlait assidûment, l’auteur de « O Mundo dos Outros », le seul livre en langue portugaise que j’ai emporté avec moi quand j’ai quitté le Portugal et ses propriétaires.
Je le voyais toujours ce grand homme de lettres, de loin, au théâtre Tivoli, pendant la saison des concerts d’automne, le visage invariablement renfermé surmonté d’une chevelure d’une impressionnante blancheur.
En 1980, j’eus l’immense plaisir de passer toute une après-midi en sa compagnie, à la faveur de mon désir momentané d’adapter à l’écran son conte magique « As Aventuras do João Sem Medo » (désir que je n’ai heureusement pas réalisé).
Enfin, mon troisième Maître, mon Maître de toujours, un mort plus que jamais vivant, Fernando Pessoa.
Je n’ai jamais rencontré Fernando Pessoa, bien entendu (sauf dans quelques-uns de mes songes), mais chaque fois que je parcours seul les rues de Lisbonne, je sens à mes côtés sa présence protectrice, ainsi que celle de mon père.
Parmi les vivants de l’époque « Êxito », il y avait une autre silhouette, silencieuse et discrète, que je voyais toujours de loin, celle de Mário Neves, souvent accompagnée de celle d’un jeune garçon timide, son fils Mario Jorge.
J’ai toujours regretté de ne pas avoir fait plus ample connaissance avec eux quand je vivais au Portugal, mais Mário Neves m’intimidait. Je devinais en lui une personnalité extraordinairement ironique, mais d’une ironie tournée vers le dedans d’une terrible lucidité.
Quant à son fils, il était plus jeune que moi, et moi, dans ces années-là, je ne fréquentais que des gens plus âgés que moi.
Ce n’est qu’il y a peu de temps que j’ai réussi à réunir autour de la table d’un restaurant coloré des Olaias, Armando Servais Tiago, sa femme Luisa, Mário Neves, Mário Jorge, ma douce et tendre et moi.
Ce fut un moment de plaisir.

Après mon installation en France, je ne me suis plus jamais préoccupé de ce qui aurait pu advenir dans le tout petit monde de ladite animation lusitanienne.
Tout d’abord, j’étais fâché, et en second lieu, je hais les milieux professionnels.
Ils sont, pour moi, des milieux détestables, infectés par tout ce qu’il y a de plus pourri en matière de sentiments humains, où tout le monde se sert d’un art, d’une discipline, d’une activité, pour acquérir du statut, de la notoriété et de la reconnaissance au lieu de la servir, et puis parce que je ne sais pas, je n’ai jamais su et je ne veux pas savoir en quoi consiste l’animation portugaise, pas plus que je ne sais ce que c’est que l’animation française, espagnole, chinoise ou tchétchène.
Je déteste viscéralement les nationalismes et les étiquettes. L’animation est une chose dessinée ou conçue au travers de dessins qui se concrétise à un moment donné en une imagerie mouvante, or les images n’ont pas de « nationalité ». Les images tout comme les sons, sont universels.
Ce sont les langues qui sont nationales.
Quand j’avais 10 ans, j’ai vu pour la première fois au musée du Prado des tableaux de Velasquez.
Je n’ai pas eu besoin de parler espagnol pour comprendre que j’avais devant moi une énorme toile qui représentait un enfant monté sur un gros canasson qui m’a beaucoup impressionné.
Rimsky-Korsakov était russe et il a composé le Caprice Espagnol. Scarlatti, qui était italien a contribué à la création de la musique classique espagnole. Debussy, musicien français a composé Iberia, et enfin, le film d’Alain Taner « Dans la ville blanche » est-il un film suisse, français ou portugais ?
Et s’il est suisse, de quelle Suisse parle-t-on ?
« La ville blanche » est un bon film, mieux, un beau film, et cela suffit.
C’est dans ce sens que, vue de loin, l’animation portugaise m’a semblé à un certain moment étrange. Je m’explique…
Tant que j’ai travaillé au Portugal, je n’ai rencontré que des Portugais dans le petit milieu de l’animation.
Dès que j’ai commencé à travailler à Paris, je me suis immédiatement rendu compte que ladite animation française était faite par des Polonais, des Espagnols, des Russes, des Américains, des Yougoslaves, des Italiens, par quelques Français et même un Portugais, moi.
Tous ces gens animaient tous les jours sans se poser des questions sur la nationalité de ce qu’ils faisaient.
C’est pour cette raison que je ne me suis jamais senti un étranger en France, bien au contraire…
Je me sentais « chez moi ».
Non pas comme dans une maison portugaise, petite et mignonne, où l’on rencontre toujours les mêmes personnes qui parlent la même langue pour dire toujours la même chose.
Non, rien de tout ça.
Je me sentais « chez moi » dans une grande maison pleine de gens différents, aux idées diverses, variées, contrastées, remplies de choses nouvelles.
Une autre merveille était la façon de communiquer entre nous, dans une langue qui n’était ni la mienne, ni la tienne, ni celle d’un autre, et quand le français de chacun vacillait, on faisait rentrer dans le jeu de la conversation des mots venus d’ailleurs.
Tout ceci était excellent pour le cerveau. Ça l’oxygénait, et avec le cerveau bien aéré, les animations, qui sont un travail d’intelligence, deviennent bien meilleures.
Autre chose étrange observée de loin, la passion exclusive des animateurs portugais pour la technique dite du « dessin animé ». À tel point que, le jour où j’ai vu pour la première fois à Lisbonne, au cinéma « Império » (aujourd’hui devenue une église d’une secte brésilienne) le film « Le Nez » d’ Alexandre Alexeïeff, film réalisé sur son extraordinaire « écran d’épingles » j’ai failli tomber à la renverse.
Dès mon arrivée à Paris, on m’a invité à assister à une projection organisée par la A. C. A. (Association du Cinema d’Animation).
J’ai ainsi eu le plaisir de revoir « Le Nez » d’ Alexandre Alexeïeff et de découvrir les films « L’Idée » de Berthold Bartosch et « Harlequin » de Lotte Reininger.
Ces oeuvres m’ont fasciné. Tout d’abord parce qu’elles n’étaient pas des dessins animés et puis, avec « Harlequin », c’était la première fois que je voyais un film réalisé par une femme.
Dans les années 60, au Portugal comme on le sait, les femmes du dessin animé étaient les ouvrières (à cette époque-là, il n’était pas prudent de dire les prolétariennes) qui « exécutaient » à l’encre les dessins faits par les messieurs.
Plus tard, quand j’ai eu l’opportunité d’analyser les dispositifs techniques nécessaires à la réalisation de ces films je n’ai pas pu m’empêcher de sourire en pensant aux jérémiades des animateurs portugais concernant leurs équipements.
À longueur de journée, ils se lamentaient de la mauvaise qualité de leurs bancs-titres et de leurs caméras qui ne valaient rien.
Le matériel utilisé par Bartosch, Reininger et Alexeïeff (qui se servait encore d’une caméra à manivelle, une authentique antiquité) était dix fois pire que celui des animateurs portugais.
Le banc-titre multiplan, construit par Bartosch pour son film « L’Idée » dans le grenier d’un théâtre était un agglomérat hétéroclite de poutres et tasseaux assemblés de telle sorte qu’il faisait peur.
J’ai découvert alors que chaque grand artiste créait de ses mains, selon ses nécessités, son propre dispositif de travail, qui ne valait rien, d’authentiques bricolages, avec lesquels il réalisait des chefs-d’oeuvre fascinants d’invention et d’une rare beauté.
Des oeuvres de styles divers, bien différents des conventions érigées par l’industrie des dessins animés avec son cortège de personnages grotesques, caricaturaux, gros nez, mains à quatre doigts, exécutés, mortes, assassinées par des contours fermés, étanches, standardisés.
Quand des années plus tard, j’ai à nouveau pointé ma longue-vue de navigateur portugais sur les plages lusitaniennes (plus sales que dans ma jeunesse) pour faire plaisir à ma « douce et tendre » qui est française, mais qui aime le Portugal et les Portugais plus que moi, je me suis souvenu d’une chose qui alimentait toujours ma grogne.
Peut-être que je me trompe, si c’est le cas que l’on me pardonne, mais j’ai toujours eu la sensation, quand j’exerçais mon métier au Portugal, que pour la plupart des professionnels portugais l’animation était une manière de gagner sa vie.
En France nous étions convaincus du contraire.
L’animation est une des multiples manières de se gâcher la vie, à commencer par Émile Reynaud
qui, désespéré, incompris, écrasé par le cinématographe, a fini par jeter dans la Seine toute son oeuvre, le travail d’une vie, pour ensuite mourir dans la misère.
L’autre Émile, Émile Cohl, est lui aussi mort fauché comme les blés et combien d’autres ont fini de la même manière.
C’est que pour toute une génération, l’animation a toujours représenté plus qu’un métier, plus qu’une simple profession. Pour eux, c’était un art.
C’est cela qui m’a étonné dès ma première collaboration en tant qu’animateur à Paris auprès de Manuel Otero et qui m’a captivé pour toujours.
Pour lui, ainsi que pour son associé Jacques Leroux, un animateur- réalisateur de grande valeur qui a réalisé un film élégant et délicat intitulé « Pierrot », il était vital de réaliser des films de fiction pour pouvoir expérimenter de nouvelles techniques, de nouveaux modes de narration, d’autres styles d’animation.
Il était impossible de contenter ces deux valeureux artistes uniquement avec des travaux de commande. J’ai appris alors que, pour compenser l’ennuyeux travail gagne-pain en cours qui nous occupaient de 9 heures et 17 heures, il fallait le ranger dans un tiroir et en ouvrir d’autres, fabuleux, du court-métrage clandestin en cours, que personne n’avait commandé et qui nous transportait parfois jusqu’à l’aube.
Quand je travaillais au Portugal, je n’ai jamais rien vu de semblable. Pourquoi ?
Mettons de côté les vrais pionniers qui ont fait des films à une époque où l’animation n’était même pas une profession, mais les autres ?
Serait-ce que les professionnels de la profession n’ont commencé à faire des films que quand l’Instituto Português de Cinema a commencé à faire pleuvoir des subventions ?
Grâce à mon initiation à la française, aujourd’hui encore je me soumets à un principe simple : je ne me couche jamais avant d’avoir réalisé quelque chose, un dessin, un poème, une phrase, un trait, que personne ne m’a demandé.

Tel mon Maître Pessoa, je n’ai jamais souffert de crises identitaires.
Pour moi, être portugais c’est, comme il le disait, être totalement européen sans l’indélicatesse d’une nationalité. Ceci explique pourquoi je n’ai jamais senti la nécessité de recourir au patrimoine culturel lusitanien pour écrire, travailler ou réaliser des films.
Quand je suis entré en étroite relation avec mon Maître Alexandre Alexeïeff, j’ai constaté que cet immense artiste a souvent enraciné son travail dans le patrimoine culturel russe.
Ce fait m’a donné à penser. Qui plus est, à ce moment-là, il était occupé avec Moussorgsky et ses « Tableaux d’une Exposition » et moi, de mon côté, avec mon film « Désert ».
« Désert », que j’ai commencé en 1975 et que j’ai seulement terminé en 1981, est né de la découverte et de l’écoute de la pièce « Déserts » d’Edgar Varèse.
Si je n’avais jamais quitté le Portugal, aurais-je fait un film inspiré par une oeuvre de Fernando Lopes Graça ? J’en doute.
Je suis certain d’une chose, « Désert » n’aurait jamais pu être réalisé au Portugal et encore moins y être né. Parce qu’il m’a fallu des années pour réussir à déballer le mouvement de l’animation de la croûte grossière qui la recouvrait et cette croûte grossière, ce sont les images. Ha ! parce que je ne l’ai pas encore dit, mais je vais le dire : je déteste les images.
Les images sont le cimetière des idées. Ce sont des choses mortes qui représentent la fin d’un voyage, celui de l’imagination.
C’est le mouvement qui donne vie à l’animation.
Les images sont un mal nécessaire.
L’animation est comme l’utopie du Cinquième Empire d’António Vieira.
Ce n’est que le jour où le cadavre du recouvert remontera à contre-courant les eaux du fleuve pour atteindre sa source que son mystère sera révélé. Le recouvert est le mouvement et le mouvement est mon Cinquième Empire.
Quand j’ai commencé à penser à « Désert », j’en avais assez, j’étais saturé du dessin animé jusqu’à la pointe des cheveux.
L’énoncé même, « dessin animé », me donnait de l’urticaire.
Pourquoi ?
Parce que le mot « dessin » est placé devant le mot « animé ».
Or la source de l’animation est le mouvement. C’est donc le mouvement qui donne origine à l’image et qui la justifie et non pas le contraire.
Dans la pratique, le mouvement est presque toujours utilisé comme un moyen mécanique, limité et obéissant, soumis aux exigences et aux caprices des images.
Cette attitude paradoxale empêche la création de mouvements sui generis et plonge l’animation dans les désastres de la simulation et de l’imitation des mouvements naturels.
« Désert » est un film à l’envers, du dedans vers le dehors, un film composé de mouvements dessinés.
De tous les films que j’ai réalisés, « Désert » est le seul qui, pour le moment, ne me donne pas encore l’envie de le jeter à la poubelle.
Quant aux autres, ils devraient tous s’autodétruire comme les messages secrets dans les films d’espionnage.
Ceci ne veut pas dire que je suis mécontent avec tout ce qu’ils contiennent, mais je crois que certains films devraient disparaître plus rapidement que d’autres de toutes les décharges cinématographiques pour le bien-être des générations futures.
Quand on me demande la liste des films que j’ai réalisés en France (presque tous), je constate que je n’ai même pas été portugais dans le choix des contenus.
Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir que Monsieur António Gaio m’avait annexé dans son Histoire du Cinema Portugais d’Animation.
Je figure à la rubrique : cinéaste émigré.
Je dois cette étonnante découverte à mon cher ami et Maître Armando Servais Tiago qui, lors d’un dîner, à la table d’un restaurant lisboète, a posé le livre devant mes yeux.
Fort heureusement, j’étais assis.
Que fais-je là-dedans ? me suis-je exclamé.
Je suis dedans et ma tête aussi, en train de fumer un gros cigare tel un parrain mafieux, le tout accompagné d’un article où beaucoup de choses sont dites sur un film « moderne », « Paris 1789 » en images de synthèse 3D que j’ai réalisé en 1989 lors des commémorations du bicentenaire de la Révolution Française. Film d’ailleurs que j’ai aussi jeté à la poubelle.
Cette oeuvre de circonstance, qui m’a apporté plus d’argent que de satisfaction et de plaisirs m’a valu une invitation.
Ce fut à Annecy que deux individus sympathiques se sont approchés de moi tels deux conspirateurs pour me proposer de participer au Festival de Espinho afin exhiber ledit film, d’être le président du jury et de présenter en prime une rétrospective de mon oeuvre.
Heureusement les choses ne se sont pas passés telles qu’elles avaient été prévues.
J’ai participé au jury en tant que membre, après avoir cédé la présidence à Faith Hubley, et en attendant une rétrospective pour après ma mort, seuls quelques-uns de mes films ont été présentés.
Ainsi est née au Portugal ma nouvelle image de réalisateur versé dans les nouvelles technologies de l’image et de la communication.
Je garde cependant de ce festival deux souvenirs inoubliables.
Celui d’avoir retrouvé mon Maître Armando Servais Tiago et l’autre, d’avoir enfin rencontré un homme exceptionnel, Jorge Estrela, un de ces êtres longtemps invisibles dont je parlais.
Nous avons vécu et travaillé au même moment à Paris sans jamais nous rencontrer. À Espinho, je suis tombé dans les bras de ces deux amis et on ne s’est plus quitté.
Au fond, c’est à cela que servent les films : à créer des amitiés.
Le livre de Monsieur Gaio m’a rendu d’ores et déjà de bons services. Grâce à lui, j’ai pu identifier de nouveaux visages. J’ai aussi compris que les cinéastes de la nouvelle génération cherchent à démontrer que le Portugal est un pays comme les autres où l’on produit des films d’animation identiques à ceux que l’on voit partout dans les festivals internationaux.
Toutefois, j’ai constaté que l’on parle peu des vétérans plus âgés.
La compilation d’interviews recueillies dans ce nouveau livre d’Ilda Castro va sans aucun doute combler des lacunes et amplifier le travail de mémoire.
Les interviews ont ceci de bon, elles donnent la parole aux artistes.
En ce qui me concerne, comme je ne me suis jamais pris pour un artiste, ni pour un réalisateur et encore moins pour un réalisateur portugais, j’ai préféré, j’ai même insisté pour ne pas être interviewé.
Pour cette raison, je suis très reconnaissant à Ilda Castro de m’avoir offert, nonobstant ma salve de réticences, la possibilité d’évoquer dans les premières pages de cet excellent travail éditorial mes premiers pas dans l’animation, quelques souvenirs intimes, l’expression de mon admiration pour certaines personnes ainsi que quelques-unes de mes ronchonneries.
En vérité, je ne suis ni un réalisateur ni un cinéaste émigrant comme c’est écrit dans le livre de Monsieur Gaio.
Je ne vais pas dire ce que je suis parce que je ne le sais pas non plus.
Quand j’arriverais à l’âge adulte, peut-être le saurais-je.
Pour le moment, je vais continuer à penser, à manger du pain, à boire de l’eau fraîche et à parler français.
Parfois j’anime et, quand j’anime, j’anime toujours des choses étranges et singulières qui ne servent à rien.
Parfois je dessine ou j’écris, ce qui est la même chose.
Quand j’écris, j’écris en français parce qu’écrire en portugais est devenu pour moi une affaire compliquée.
Il m’arrive aussi d’enseigner, en France et au Portugal.
À Lisbonne, la plupart du temps, on me demande d’enseigner ce que je sais.
En France, on me demande, on m’encourage même à enseigner ce que je ne sais pas encore.
Selon Roland Barthes, ça s’appelle découvrir.
Dernièrement, depuis que j’habite par intermittence dans la maison où je suis né à Lisbonne, je consacre beaucoup de mon temps à animer un tramway et quelques poèmes de Armando Servais Tiago. Deux oeuvres portugaises ? Qui sait ?
Elles sont terminées ?
Non.
Pourquoi ? Demande le producteur impatient.
Je me tais, car je n’ai pas le courage de lui dire la vérité. C’est que je découvre tant de choses en chemin que je fais exprès pour que ce plaisir dure le plus longtemps possible.
Quant aux autres, qui me demandent ce que je fais en ce moment, j’ai pris pour habitude de leur répondre : rien!
Ensuite je pense à ce qui disait Man Ray : je n’ai jamais fait une oeuvre récente.

José Manuel Xavier

Argenton-sur-Creuse 2004

Marches et Démarches – 20 Conversations avec Sousa

Conversations avec Sousa – 1

J’ai une citation pour vous – me dit Sousa dès son arrivée avec un large sourire.
Il sortit d’une des poches de sa veste quelques feuilles de journal qu’il déplia pour chercher ladite citation notée au crayon sur une des marges.
« Quand nous marchons, il n’arrive pas qu’un pied aille en avant et l’autre en arrière ; non plus que, quand nous regardons, un oeil ne regarde au nord et l’autre au sud, du moins dans l’état normal.
À chaque moment de notre vie, nous avons une volition, à laquelle conspire la synergie de nos actions ».
C’est intéressant, n’est-ce pas, cette histoire de synergie de nos actions. J’ai pris ça dans « Le sentiment tragique de la vie » de Miguel de Unamuno en me disant que ça coïncidait avec ce que vous m’aviez dit vouloir écrire. Au fait, pourquoi voulez-vous écrire sur la marche ?

– Parce que je trouve que la marche et la démarche sont les deux mouvements les plus identitaires qui soient.

– Vous voulez dire que tous nos mouvements ne sont pas identitaires ? – demanda Sousa brandissant la petite cuillère avec laquelle il venait de touiller son café – croyez-vous que quand je saisis un objet tel que celui-ci, je le saisis comme vous ou comme tous ceux qui sont assis dans ce café et que ce n’est que quand je me lève et je me mets à marcher que je suis différent des autres ?

– Bien sûr que non, mais dans mon esprit, quand je parle de marche et de démarche je ne me réfère pas a priori à celles des êtres humains, mais plutôt à celles des créatures représentées sur des images.

– Expliquez-moi ça, voulez-vous ?

– Quand j’étais encore gamin, je regardais plus que je ne lisais les images d’une revue de bandes dessinées appelée « O Cavaleiro Andante ». La couverture du premier numéro m’avait beaucoup intrigué. Elle représentait un chevalier en armure posé sur un cheval cabré.

À ces mots, Sousa s’enthousiasma : ah! moi aussi, j’aime regarder les chevaux quand ils se cabrent. C’est très puissant. Vous aviez quel âge quand vous regardiez des histoires dans des petites cases ?

– Je devais avoir sept ans, peut-être huit.

– Et vous aviez déjà vu des chevaux se cabrer pour de vrai ?

– Oui, notamment lors de « corridas ».

– Des corridas ? – répéta Sousa certainement étonné par l’incurie de mes proches.

– Oui, mais leurs mouvements ne ressemblaient en rien à celui du dessin de la couverture de la revue. Je me demandais : si cette drôle de bête se mettait en marche, quelle aurait été sa démarche ? Et quelle aurait été celle du chevalier errant, engoncé dans son armure, une fois à terre ? J’aime à croire que l’image de cette couverture m’a mise sur la route qui m’a conduit à un constat que j’ai fait bien plus tard ; la représentation du mouvement des êtres n’entretient qu’une vague relation avec le mouvement des êtres.

– Vous croyez ça ? – me demanda Sousa dubitatif.

– J’en suis certain.

– Donc, la démarche, l’allure, le maintien, la prestance d’une démarche ont toujours attiré votre attention ?

– Oui, toujours, et à tel point que dès que le printemps arrive et que les beaux jours reviennent, j’aime aller m’asseoir à la terrasse d’un café ou sur un banc de jardin pour voir passer les gens. En les voyant marcher tous différemment, je pense à l’importance que la marche a dans nos vies, mais aussi à celle qu’elle a prise dans les arts du spectacle ; le soliloque « to be or not to be », de Shakespeare, dans le film de Grigori Kozintsev, où l’on voit Hamlet en train de marcher au bord d’une mer aux vagues couleur d’acier, la démarche de Charlot, au bras de Paulette Godard, s’éloignant sur la route de l’espérance à la fin du film « Les temps modernes » ou encore celle, lente et épuisée, de Droopy, avant qu’il ne s’arrête et ne salue les heureux contribuables que nous sommes.

Sousa me regarda d’un oeil ironique et dit :
– Ce que vous êtes érudit, mon cher ami, mais, à propos, qui est-ce ce Droopy ?

Au moment même où je m’apprêtais à lui répondre, Sousa disparaissait déjà.

Conversations avec Sousa – 2

Je me suis mis à cogiter à l’étrangeté de mon art qui consiste à créer l’illusion que des dessins bougent.
Autrefois, les gens appelaient cela des dessins animés.
Cette appellation me plaisait. Elle disait, on ne peut mieux, ce à quoi je me consacre depuis longtemps.
Le nombre de créatures dessinées qui marchent dans les dessins animés depuis qu’ils existent est considérable. Les personnes qui jadis les animaient si bien, au point de nous faire croire qu’elles étaient vivantes, essayaient de donner à chacune d’elles une identité gestuelle qui les singularisait.
La volonté de caractériser la personnalité d’un personnage au travers de sa démarche est basée sur ce qui semble être une évidence pour certains : le mouvement de locomotion des êtres est spécifique à chacun d’eux dans la mesure où il dépend de leur morphologie.
Ceci est peut-être vrai pour les êtres réels, mais totalement faux en ce qui concerne les êtres irréels des représentations. Cependant, ayant l’intention d’écrire sur la marche et la démarche, je me verrais certainement obligé de parler du réel et de la fantaisie, et de l’étrange relation qu’ils entretiennent.
Un jour, tout en sachant que Sousa ne regarde jamais les écrans, j’ai essayé de lui expliquer ma manière de concevoir et de créer des illusions.
Je lui ai dit :

– Voyez-vous, Sousa, parfois je dessine quelque chose qui n’a pas de sens.
Je dessine ensuite une autre, qui représente, peut-être, le devenir de la première puis j’observe et j’apprécie la relation que ces choses entretiennent.
J’oublie ainsi les choses pour ne penser qu’au mouvement qu’elles devront parcourir dans l’espace.
Si je veux exprimer l’idée que je ne prétends rien signifier d’autre que le plaisir du déplacement, il faut alors que j’attribue au mouvement le rôle qu’il a à jouer en tant que «voile d’expectative et de rumeur»…

Sousa brisa le silence qui suivit ma dernière phrase en me disant :

– Je vois ô combien la création de vos illusions, à laquelle je ne comprends rien, est complexe…

– Oui – j’ai répondu en l’interrompant – le pire étant que chaque fois que je veux en créer une, les démarches que je dois utiliser finissent, le plus souvent, par l’obscurcir.

– Il se peut, cher ami, que la création ne soit qu’un désir qui ne peut-être formulé librement que dans l’espace de la pensée.

Sousa finit son café, mit sur la table quelques pièces de monnaie puis ajouta :

– On en reparlera.
À demain ?

Conversations avec Sousa – 3

«N’est-il pas réellement bien extraordinaire de voir que, depuis le temps où l’homme marche, personne ne se soit demandé pourquoi il marche, comment il marche, s’il marche, s’il peut mieux marcher, ce qu’il fait en marchant, s’il n’y aurait pas moyen d’imposer, de changer, d’analyser sa marche : questions qui tiennent à tous les systèmes philosophiques, psychologiques et politiques dont s’est occupé le monde ?»

Honoré de Balzac – Théorie de la démarche

– Moi non plus, je ne sais pas pourquoi les êtres se déplacent – me dit Sousa après que je lui ai cité du Balzac – vous le savez, vous ?
Voyant que je ne lui donnais pas de réponse, il poursuivit : avez-vous vraiment envie de le savoir ? Pourquoi s’interroger sur quelque chose que les gens font sans réfléchir ? Ne serait-il pas préférable de questionner d’abord le mystère situé en amont de tout déplacement ?

– De quel mystère parlez-vous ?
– Mais… Du désir de se mettre en mouvement, voyons. Qu’est-ce qui met le plus souvent votre pensée en mouvement ?

– Chez moi, c’est la musique.

– La musique de qui, s’il vous plaît ?

– Celle de Schubert, avant toute autre. Je me dis que Schubert a écrit deux des plus belles sonates pour piano de toute l’histoire de la musique, la sonate D.894 et la D.960. La première m’interroge perpétuellement, quant à la seconde, elle se déroule en moi comme la plus sereine des promenades.

– Sauriez-vous dire pourquoi ? Expliquer ce qui fait leur beauté ?

– J’en doute. La beauté d’une oeuvre est impossible à décrire. Ce que je pourrais tenter serait peut-être d’analyser le profond sentiment de beauté qu’elles suscitent en moi, mais… je trouve ça vain.

Sousa resta un long moment silencieux avant de dire :

– Vous avez raison. C’est pour cela que le point de vue des autres sur la beauté ne m’intéresse aucunement, car je ne peux occuper leur place ni voir ce qu’ils voient. Je suis en moi, pas dans les autres, vous comprenez ?

– Oui, tout à fait, c’est pour cela que, quand Rilke dit que « le beau n’est que le premier degré du terrible », son affirmation devient pour moi incompréhensible. La sonate D. 960 de Schubert ne m’effraie pas, jamais. En l’écoutant, je ressens plutôt une sereine plénitude réconfortante. D’après vous, par quel sortilège la musique peut-elle créer tant de mouvements émotionnels ?

– Ah oui, en musique qu’est-ce qui crée le mouvement ? Vous avez posé la question à vos amis musiciens ?

Sousa ignore que je me garde bien de parler de musique avec des musiciens. Cependant, au lieu de lui révéler mes attitudes j’ai préféré lui répondre :

– J’aime mieux vous le demander.

Conversations avec Sousa – 4

Les conversations avec Sousa ressemblent à un tracé chaotique d’innombrables chemins qui se superposent en tous sens.
Il a l’art de me montrer de la sorte des perspectives inattendues.
Il reconnaît toujours dans la maladresse de mes phrases toutes les choses essentielles qui s’y cachent.
Il y a quelques jours, il m’a tenu un propos qui est devenu depuis mon principal sujet de préoccupation :

– Il faut que vous trouviez une raison d’écrire – me dit Sousa avec véhémence.
Il ne suffit pas d’en avoir envie. Il faut que cela devienne nécessaire. Votre cher Rilke, que vous aimez tant citer, il a écrit ses plus belles pages à monsieur Kappus, parce qu’il lui a semblé nécessaire d’expliquer à ce poète du dimanche le fondement même de la création, et ce fondement est l’absolue nécessité d’écrire. À ce propos, est-ce qu’il vous est absolument nécessaire d’écrire sur la marche et la démarche des créatures ? Qui voulez-vous instruire à la fin ?
En attendant la réponse, Sousa alluma une cigarette avec une allumette en cire sortie d’une boîte d’un autre temps.

– Je ne veux instruire personne en particulier. Je veux m’instruire, moi, en questionnant ce qui me questionne.

– Parlez-moi alors de ce qui vous questionne, voulez-vous ?

– J’aime me questionner sur le mystère, sur la clandestinité, sur les choses invisibles et l’étrangeté, sur mon besoin d’introspection, sur mes songes, sur le mouvement des choses et, surtout, des mots.

– Tout ça est fort bien, mais là-dedans je n’y vois pas la moindre trace de marche ou de démarche de je ne sais quelles créatures…

Sousa n’a pas tort.
Pourquoi écrirais-je sur la marche et la démarche, qui plus est des créatures ?
Parce qu’il s’agirait de démontrer que ce sont là deux mouvements identitaires ?
Et alors ? Qui a besoin de le savoir ?
Moi-même ?
Certainement pas, puisque je le sais déjà.
Les autres ?
Quels autres ? – me demanderait Sousa.
Me précipiterais-je ?
Selon Sousa, l’impétuosité propre à l’acte de créer n’est qu’une des multiples manières d’éviter de réfléchir.

Conversations avec Sousa – 5

En regardant les oiseaux je me suis demandé : pourquoi ne pas écrire sur les gestes interrompus qui me plaisent tant ?
De plus, la grâce de ce type de gestes est rarement humaine.
Elle est le privilège des animaux, notamment de ceux qui sautillent devant moi.
Leurs mouvements hésitants, fugaces, suivis d’une pause plus au moins brève, plus au moins longue qui les fige dans une posture souvent inspirée par la vigilance, la prudence ou la crainte, sont une bénédiction pour les yeux de ceux qui aiment les observer.
Quoi qu’il en soit, je n’arrête pas de penser à la nécessité d’écrire.
Je n’arrête pas non plus de me questionner sur les raisons qui me conduisent à écrire.
Au travers de l’écriture, ne chercherais-je pas uniquement une manière pédante de dire les choses du commun ? Une façon de me singulariser ?
Pourquoi n’écrirais-je sur les gestes rêvés dans mon enfance ?
Comme ceux que je faisais quand je repliais mes jambes pour les entourer de mes bras afin de pouvoir me suspendre en l’air. Oh! je ne montais pas très haut, mais suffisamment pour éprouver le plaisir de parcourir toute la maison de la sorte…
Voler, même si ce n’était qu’au raz du sol, c’était une de mes façons de m’abstraire de la banalité de ce qui m’entourait. Puis, dès que je reposais les pieds sur le parquet, tout redevenait normal. Parents, frères, grand-mère revenaient à la vie au son du chant matinal du canari aussitôt couvert par le grésillement du poste radio, toujours mal syntonisé, qui distillait de la mauvaise musique…

Conversations avec Sousa – 6

– J’ai pensé à vous – me dit Sousa en arrivant.

Après s’être assis et avoir demandé un verre d’eau pour y verser la moitié de la poudre d’un sachet qu’il avait sorti de son porte-feuilles, il me dévisagea comme pour me préparer à ce qui allait suivre.

– En venant, les feuilles desséchées crissaient sous mes chaussures. À chacun de mes pas, elles me reprochaient ma démarche en disant que je les écrasais comme une brute. Les voix de l’automne me racontent toujours plein de choses, pas à vous ?

– Oui, bien entendu. Celles que j’entends quand je marche sur les feuilles mortes me rappellent les grincements discrets des marches interminables de l’escalier qui menait à l’appartement de ma maîtresse de musique. C’était la voix du vieux bois qui exprimait son désagrément de sentir ma démarche timorée.

– Donc, les choses vous parlent aussi ?

– Oui, mais je leur réponds peu souvent.

– Avez-vous écrit ?

– Depuis hier ? Non. Je n’ai fait que cogiter à ce que vous m’avez dit…

– Que vous ai-je dit ? Je ne m’en souviens plus.

– Que je devrais trouver une raison d’écrire ! Du coup, je doute de la pertinence d’un texte sur la marche et la démarche des créatures. J’ai aussi pensé à vous demander votre opinion sur la forme dialoguée que j’entendais lui donner.

– Vous voulez dire que vous avez pensé à écrire sur ce sujet pour le moins inattendu un dialogue à la manière de ceux de Platon ?

– Oui.

– Et je jouerais le rôle de Socrate et vous Alcibiade ?

Nous éclatâmes de rire.

Conversations avec Sousa – 7

Je commence à comprendre entre les lignes que j’entretiens depuis mon enfance un dialogue intime avec ma pensée, avec mes sentiments et avec mes émotions, que je fais des choses qui n’intéressent que moi et que tout ce que j’écris m’est destiné.
Sans m’en rendre compte, ou peut-être sciemment, je me suis réfugié au plus profond de moi-même.
Aujourd’hui, je ne saurais dire la taille de l’espace intérieur dans lequel je vis.
S’est-il élargi avec le temps ?
Comment le savoir ?…
L’obscurité et l’imprécision qui y règne rendent impossible toute mesure.
Je ne sais pas non plus où s’entassent mes souvenirs.
Ils surgissent de nulle part tels des fantômes, surtout les mauvais, comme pour me faire peur.
Tout ceci m’intrigue et a fait naître en moi la conviction que lorsque j’étais encore enfant, on a dû m’emmener dans des lieux tristes et laids qui me reviennent en mémoire par bribes et déformés.
Je pense que ces déchets de choses perçues ont contribué à pétrir les lieux mélancoliques qui ternissent mes songes.
Ces lieux n’ont rien de particulier, ils n’ont rien d’onirique. Ils ne sont que tristes, parfois sinistres.
De temps à autres, ils me saisissent. Le fait d’y penser leur donne de la présence, de la consistance, puis ils s’évanouissent et mon trouble cesse.
Il n’y a personne dans ces lieux. Il n‘y a que moi qui y promène ma mélancolie.
Quelquefois, des silhouettes floues surgissent comme si elles étaient vues au travers d’une vitre sale comme celle qui voilait les fonctionnaires qui ont voulu m’empêcher naguère d’échapper à l’ennui et à la médiocrité.
Par ma pensée, j’ai toujours rendu la réalité irréelle et, par les artifices de ma mémoire, j’ai trop souvent transformé le réel en irréalité.
Après avoir entendu patiemment mon soliloque, Sousa écrasa sa cigarette sur le cendrier posé sur la table de la terrasse, racla le sucre imbibé de café qui restait au fond de sa tasse avec la petite cuillère à moka et après s’être essuyé la bouche avec la grande serviette blanche qu’il avait coincée à son col de chemise pour protéger sa cravate, dit :

– Je viens de comprendre qu’il est nécessaire que vous écriviez « La marche et la démarche des créatures ».
Devant mon expression étonnée, il ajouta :

– Ce texte va vous permettre de sortir de votre refuge intérieur qui me semble bien fuligineux. Faites-le, car de la même manière que vous êtes rentré en vous, vous pouvez également en sortir et, croyez-moi, vous en avez bien besoin.

– Vous le pensez vraiment ?

– Oui! – m’a répondu Sousa en partant, forçant l’accentuation du « i » comme une trainée.

Conversations avec Sousa – 8

En faisant quelques fonds de tiroirs, je suis tombé sur quelques textes :

La vie est une suite de compromissions.
Parfois il faut mettre de l’eau dans son vin, ce qui est dégueulasse. Cependant, en ce qui me concerne, je n’ai jamais trouvé, hélas! un autre moyen de payer des factures.

J’ai également mis la main sur un petit quatrain en vers libre qui rend assez bien le fond de ma pensée concernant les autres :

J’ai toujours vécu seul dans ma tête.
Je ne sors d’elle que quand il n’y a personne.
Les autres m’ont toujours déplu.
C’est toujours beau là où ils ne sont pas.

J’ai levé les yeux vers Sousa pour lui demander :

– Comment voulez-vous que dans cet état d’esprit, je puisse écrire autre chose que des méchancetés fielleuses sur la marche et la démarche des créatures des dessins animés ?

– Avez-vous essayé ?

– Oui, j’ai commencé. Voulez-vous entendre ce que j’ai écrit ?

Sousa ajusta sur le nez ses lunettes demi-lunes pour m’entendre.

Dans cet ouvrage, je prendrais comme prétexte la marche et de la démarche des créatures qui peuplent les dessins animés pour parler, plus généralement, de la locomotion dans les arts du spectacle.
Tout à commencé le jour où quelqu’un a fabriqué un jouet simplet avec lequel on ne joue qu’une fois.
Il a découpé dans du carton un disque et puis dessiné sur une face une chose et, sur la face opposée, une autre différente de la première.
En faisant tourner rapidement ce disque à l’aide de deux ficelles, on pouvait voir que les deux images se superposaient en tremblotant.
Ce jouet nous parvient d’une époque où les gens s’amusaient de peu.

Sousa ouvrit un oeil pour dire :

– Vous parlez d’un amusement ! mais… poursuivez.

Par la suite, un homme de science construisit un autre disque, plus grand, une sorte de roue dentée sur laquelle il a dessiné, ou a fait dessiner par quelqu’un de plus aguerri que lui, les phases du mouvement de quelque chose d’anodin.
En le retournant face à un miroir et en le faisant tourner sur son centre, il vit à travers les créneaux découpés sur le disque que les figures dessinées s’animaient.
Le savant en question fit aussitôt une communication scientifique sur son étonnante découverte qui est à l’origine des jouets optiques.

Au bout de quelques secondes de silence, Sousa me regarda de sourcils froncés
à la manière de Bela Lugosi se prenant pour Dracula.

– C’est tout ?

– Pour le moment, oui. Qu’en pensez-vous ?

– Que voulez-vous que je vous dise de si peu ?

– Je ne sais pas, moi, par exemple si l’entrée en matière est judicieuse.

– Comment voulez-vous que je le sache puisque je ne sais pas encore où vous voulez en venir ?

– Je veux en venir au fait que, pendant des décennies, les créatures dessinées créées pour les jouets optiques étaient animées par toutes sortes de mouvements sauf celui de la marche. Elles n’ont commencé à marcher qu’avec l’avènement du cinéma.

– Triste accident de l’histoire – marmonna Sousa, puis se redressant sur sa chaise il prononça sa sentence :

– Si c’est cela que vous voulez dire, alors dites-le sans détour. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais plus personne de nos jours ne sait ce qu’est un jouet optique. Moi je le sais parce que je suis terriblement ancien. J’ai vu de mes yeux le chef de famille, la moustache retroussée sous un pince-nez de circonstance, poser sur le guéridon du salon une sorte de boîte à chapeaux. Mais qu’est-ce donc ? – Se demandèrent ma mère, mes frères et ma sœur. Mon beau-père, afin de ménager le suspense, en tant qu’amphitryon expert qu’il était, enleva lentement avec un sourire entendu le couvercle de l’objet insensé : un cylindre comme le haut de la tour d’un château qui aurait échappé à la vigilance de Violet le Duc. À l’intérieur, posé contre la paroi, se trouvait un ruban de papier plein de dessins et avant même que l’assistance eût le temps de faire « Ah ! » il donnait d’un geste de la main court, mais précis, une impulsion au cylindre qui se mit à tourner sur lui-même. Toutes les têtes se penchèrent alors sur le prodige qui révéla à la famille au travers des étroites meurtrières creusées tout autour du cylindre, des figures folles qui sautillaient jusqu’à l’épuisement du mouvement de rotation. Ne perdez donc pas votre temps à expliquer à autrui une expérience qu’ils n’ont jamais vécue ou à décrire des choses qu’ils n’ont jamais vues. C’est peine perdu, à moins que vous ne me destiniez votre texte. À moi, et à d’autres antiquités comme moi, mais…
Nous sommes de moins en moins nombreux, je vous le garantis.

Conversations avec Sousa – 9

– Hier, allongé sur mon canapé, j’ai interrogé le plafond. Je lui ai demandé si le plaisir était un sentiment ou une sensation. Après tout, peut-être que le plaisir n’est qu’illusion, comme tout le reste.

Plongé dans son journal, Sousa murmura :

– J’espère que votre plafond eut l’intelligence de vous dire qu’il vaut mieux se méfier de l’imprécision des sensations.

Mon plafond ne m’a rien dit, mais, de toute façon, j’ai pris depuis longtemps la décision de remplacer le plaisir par quelque chose de moins galvaudé, de moins suspensif et de plus mouvant, qui me permet d’avancer en toutes circonstances.

– Quoi donc ?… – demanda Sousa en se retournant les yeux grands ouverts.

– La curiosité.

– Et où vous a-t-elle conduit, votre chère curiosité ?

– À oeuvrer à travers des mots et des traits, à être et à ne pas être, à feindre mon existence, à m’entretenir avec mes démons et mes énigmes, sans identifier pour autant ce qui se passe réellement dans les intervalles qui, parfois, les distinguent.

– Je sens dans vos propos complexes – me dit Sousa avec malice – un soupçon de doute métaphysique qui vous taquine l’âme. Allez-vous l’utiliser pour écrire votre histoire de marches et de démarches ?

– Je ne pense pas. Ouvrir son âme au regard de tous est une attitude qui m’a toujours déconcerté. C’est, selon moi, une des plus obscènes. Je me demande ce qui peut la motiver ?

– Chez les uns – affirma Sousa avec conviction les yeux rivés sur quelque chose que de toute évidence il ne voyait pas – ça dépend du désir de tout partager, ce qui est un leurre, chez d’autres, peut-être la peur de disparaître, ce qui est inévitable. Au final, on revient toujours aux histoires de traces. La question qui mérite d’être posée est alors : peut-on vivre sans laisser de traces ?

– Mes chiens, cher Sousa, ainsi que des milliers d’autres espèces vivent pleinement chaque instant de leur vie sans laisser d’autres traces que celles, éphémères, de leurs déplacements.

– Oui, mais nous ne sommes pas des chiens n’est-ce pas ? Nous n’avons pas ce privilège. Nous n’ignorons pas, comme eux, qu’un jour la mort viendra nous cueillir.

– À vrai dire, moi, quoi qu’humain, je l’ignore aussi.

Un long moment de silence suspendit notre conversation.
Sousa le rompit en disant :

– Vous avez raison. Qu’est-ce que la mort au-delà de ce que les mots nous racontent ? J’ai vu des vivants et puis les mêmes, morts, mais… étaient-ce les mêmes ? Qu’ai-je appris en les regardant ? Rien. Qu’en ai-je déduit ? Rien.

Petit à petit la voix de Sousa se mélangea aux ombres du déclin du jour qui, lentement, obscurcissaient le lieu où nous nous trouvions.
Soudain, un souffle de vent signala sa présence au travers du léger mouvement qu’il imprima à un des battants de la porte d’entrée.
Il créa de la sorte, dans ma tête, l’image poétique d’une porte qui s’ouvre seule.
Comme j’aimerais vivre dans une maison où chaque chose agirait ainsi, me suis-je dit, où les fenêtres s’ouvrirait selon leur désir à la chaleur de l’été, où j’entendrais les étreintes entre les cadres et les tableaux, les murmures complices des coussins disposés pêle-mêle et ceux de mes dessins en train de s’échanger des secrets.

Conversations avec Sousa – 10

Assis sur un très inconfortable banc de jardin public, je me suis demandé : me suis-je senti bien une seule fois de ma vie.
Je crains la réponse.
J’ai dit à Sousa œuvrer à travers des mots et des traits, à être et à ne pas être, à feindre mon existence, à m’entretenir avec mes démons et mes énigmes, sans identifier pour autant ce qui se passe réellement dans les intervalles qui parfois les distinguent.
Mes propos étaient-ils vrais ou plus simplement un effet de style ?
Mon intention d’écrire sur la marche et la démarche des créatures relève-t-elle, comme dit Sousa, d’une nécessité ou résulte-t-elle d’une aberration plantée dans mon âme due aux entretiens que j’ai avec mes démons et mes anges ?
Je lui ai dit également feindre mon existence, mais c’est quoi, feindre son existence ?
Peut-être que le banc de jardin inconfortable sur lequel mon postérieur repose est en partie responsable de mes questionnements inquiets.
Où suis-je vraiment ?
Dans un jardin réel ou dans un jardin de mots ?
Où sont-ils, les intervalles qui les distinguent ?
Quelqu’un passe qui me distrait de mes pensées, non, qui attire mon attention.
C’est une vieille dame qui trottine. Le lourd sac en plastique qu’elle tient à la main la fait pencher légèrement de côté comme une embarcation inclinée par la houle. C’est ce poids qui imprime à sa marche un certain type de démarche.
Un peu plus loin, elle croise un monsieur âgé, quoique très droit, presque penché en arrière, qui a dû commander les autres toute sa vie durant. C’est du moins ce que j’interprète au travers de son maintien. Quelques feuilles d’érable entraînées par la brise du matin l’accompagnent comme des vassaux.
Où ce situe le jardin que ces gens parcourent et où je me trouve assis ?
Quelque part dans le monde ou uniquement dans ma tête ?
J’aime écrire ce que je vois, mais tout ce que mon regard contemple est à l’intérieur de moi. À l’extérieur il n’y a rien.
J’ai beau fouler le sol, le taper avec mes pieds, le monde n’existe pas.
Il n’existent que le sentiment d’exister, le reste n’est qu’illusion.
Les pigeons qui traversent ma pensée me charment toujours autant.
Aucune représentation, aucune description ne peuvent rendre leur étonnante démarche.

Conversations avec Sousa – 11

– J’ai pris de grandes décisions.

Sousa arrêta aussitôt de touiller son café pour me regarder avec curiosité.

– Je vais écrire mon texte « Marches et démarches des créatures » d’une manière totalement différente de celle que j’ai l’habitude de pratiquer.

– C’est-à-dire ?

– Je vais être moins didactique et plus intime. Je vais écrire ce texte comme si j’adressais des lettres à un ami.

Sousa reprit son activité de dissolution de sucre pendant un long moment.

– L’idée me semble excellente, mais… voulez-vous, s’il vous plaît, me parler un peu plus du cœur de votre sujet ? Autrement dit, que voulez-vous dire d’essentiel à cet ami ?

– Je veux lui dire que les arts des lettres et des traits débordent de choses futiles. Que ces choses-là ont été et sont toujours élaborées le plus souvent pour nous distraire, pour nous égarer, nous empêcher de penser. Que les écrans nous montrent des absurdités inacceptables que nous acceptons de bon gré. La marche est l’une d’elles.

– C’est-à-dire ? – répéta Sousa tournant à l’infini sa petite cuillère dans la tasse à café de laquelle plus aucune fumée ne s’échappait.

– Voyez-vous Sousa, dans la vraie vie, personne ne marche sur place, sauf les fous qui vont dans des salles de sport pour se « promener » sur des tapis roulants tandis que sur un écran, un personnage peut marcher indéfiniment sur place et qui plus est, de manière constante, pire, cyclique, sans que personne trouve cela absurde.

– Et vous voulez dire ça un ami ?

– Oui.

– Et vous avez un ami qui s’intéresse à ces choses-là ?

– Oui.

– Votre ami est donc une personne qui pratique les mêmes activités que vous ?

– C’est-à-dire ?

Sousa but d’un trait son café froid et ajouta :

– Je suppose que l’ami à qui vous voulez adresser vos lettres avec tout ce que vous venez de me dire et bien d’autres choses encore, est à la fois écrivain, artiste et cinéaste, n’est-ce pas ?

– Oui – j’ai balbutié.

– Il existe donc pour de vrai…

– Oui, enfin, non…

– Il existe ou il n’existe pas – demanda Sousa mettant la main à la poche intérieure de son veston.

– Il a existé. Il est décédé il y a peu de temps.

Après avoir fouillé le fond de sa poche Sousa en sortit sa chevalière qu’il remit à son doigt en me disant :

– Excusez-moi, je l’avais enlevée toute l’heure pour me laver les mains. Donc, si je vous comprends bien, vous allez écrire des lettres posthumes sur la locomotion à quelqu’un qui n’y est plus.

J’eus soudain l’impression qu’il n’y avait pas que Sousa qui attendait ma réponse.
Tout le café où nous étions s’était tu comme pour l’écouter aussi.
Comprenant mon embarras, Sousa se leva et me murmura à l’oreille :

– Vous me répondrez plus tard, peut-être demain…

Conversations avec Sousa – 12

– Alors ? avez-vous écrit à votre ami décédé ? – me demanda Sousa dès son arrivée.

– Pas encore…

– Et pourquoi ça ? C’est une excellente idée d’écrire à quelqu’un qui ne peut pas vous répondre.

– En ce moment, je préfère regarder le ciel.

– Ah! Regarder le ciel… Vous avez raison, on ne regarde jamais assez le ciel. Y avez-vous vu quelque chose d’intéressant ?

– Oui. De magnifiques nuages. Se détachait de l’un d’eux, très lentement, un morceau dans lequel j’ai cru reconnaître une délicate silhouette, peut-être celle d’un ange. Comme j’aimerais voyager ainsi.

– Ça devait être très beau – dit Sousa mettant sur la table de quoi écrire.

– Oui, ça l’était, mais laissez-moi vous raconter quelque chose qui m’est arrivé, hier soir, tard. J’avais commencé à noter quelques idées qui me sont venues à l’esprit sur les différents types de marche des gens quand, soudain, le mot « homme » s’est transformé en un dessin qui prit rapidement l’aspect d’une figure humaine très agitée. Agacé par la chose, je l’ai raturée comme on le fait pour une erreur, afin de reprendre l’écriture de mon texte. Toutefois, au fur et à mesure que je traçais avec ma plume d’autres mots, je sentais bien que, sous la rature laissée en arrière, quelque chose bougeait encore. M’étais-je endormi ? Car par la suite, lorsque je posais un de mes doigts sur une des pages de mon carnet, je faisais naître un griffonnage de traits que je pouvais déplacer à ma guise dans toutes les directions. Étaient-ce mes doigts qui déplaçaient les traits ou étaient-ce eux qui guidaient ma main afin de l’emmener là où ils voulaient qu’elle aille ? Je ne saurais le dire…

Sousa regarda longuement dans le vague avant de me dire :
– Vous devriez écrire tout cela à votre ami. Il saisira mieux que quiconque le sens occulte de vos songes.

– Vous croyez vraiment qu’il y a un sens caché dans mes songes ? Moi je n’y vois que l’expression de mon profond et constant désir de faire bouger des lignes.

– Mais… qu’attendez vous alors ? – me dit Sousa avec ses yeux ronds de grand-duc – faites bouger des lignes. Tracez des lignes, écrivez-les. Après tout, tout cela n’est que trajets, itinéraires, chemins, déplacements, en quelque sorte des respirations qu’il faut accomplir en marchant.

Conversations avec Sousa – 13

Écrire sur les lignes…
Les mots de Sousa faisaient danser mes pensées. Quoique moins excitants que faire bouger des lignes, ils m’ouvraient les portes de la rêverie.
Instinctivement, j’ai regardé autour de moi. Je me suis dit alors que le plafond coffré de notre lieu de rencontres ressemblait à celui d’une l’église baroque. J’aime venir me poser dans cet espace sombre, rectangulaire, long comme un couloir, sans fenêtres, pourvu d’une seule entrée, une porte à deux battants, située là-bas au fond, ornée de vitrages en verre sablé qui filtrent, plus qu’il n’en faut, le peu de lumière qui provient de l’extérieur. Au travers d’eux, j’aime deviner la silhouette estompée de Sousa qui se matérialise chaque fois pas à pas pour me rejoindre.

– Vous me semblez préoccupé…- me dit il en s’asseyant – des pensée contrariantes vous assaille ?

– Non, ce ne sont pas mes pensées qui me contrarient, mais mon stylo. Ce matin il refuse d’écrire. Comment voulez-vous écrire un texte sur les lignes autrement qu’avec un stylo à plume.

– Dieu! Que vous êtes snob – remarqua Sousa.

– Je crois que je vais aller le passer sous l’eau, ça va le réveiller.

– Puisque vous partez en quête d’un lavabo, au passage, demandez, s’il vous plaît, au benêt coincé derrière le comptoir et qui fait semblant de nous ignorer, de me servir une eau minérale gazeuse.

Quand je suis revenu des ablutions d’eau chaude infligées à mon stylo, Sousa me dit au travers des bulles qui pétillaient dans le verre qu’il tenait à la hauteur de ses yeux :

– Si je comprends bien, une fois encore vous tergiversez sur le sujet « Marches et démarches ».

– Pas tout à fait. Quand une créature imaginaire marche, ce n’est pas tant elle qui marche, mais bel et bien les lignes de son contour qui se déplacent.

Sousa but une gorgée d’eau minérale puis regarda longuement le plafond.

– Quel étrange endroit que celui-ci tout de même…

– Oui, il ressemble, en plus petit, à une église n’est-ce pas ?

Au lieu de me répondre, Sousa m’interrogea :

– Parlez-moi de votre soudain intérêt pour les lignes, voulez-vous ?

– Les lignes m’intriguent depuis toujours, mais de toute évidence, elles n’intriguent pas que moi. Plein d’autres gens se sont livrés à diverses considérations et études à leur propos. Quoi qu’il en soit, tout ce que j’ai pu lire ne me satisfait pas, car les lignes résistent aux définitions. Selon moi, elles ne peuvent pas être analysées, sauf par ceux qui croient pouvoir analyser le mystère à coups de rationalité, cependant…

– Cependant ?… – répéta Sousa en s’approchant de moi pour mieux m’entendre.

– C’est presque au terme de la création de mon « monde » de lignes, de traits et de contours que j’ai découvert que d’autres mondes existaient. Je me suis alors demandé : aurais-je dû attendre de les découvrir pour parler du mien ?

Conversations avec Sousa – 14

– Entre telle part et telle autre, le souvenir de certaines images traverse ma mémoire d’une manière déconcertante.

– Comme quoi, par exemple ? – demanda Sousa.

– Que l’atelier du potier de ma rue se trouvait face à l’épicerie et à côté de ce qui fut l’hôpital et que sa glaise était rouge comme les tuiles des toits que j’apercevais par la fenêtre. J’avais presque oublié que nous habitions le dernier étage à cause de mon père qui a toujours aimé résider au-dessus des autres. Conclusion, quand les problèmes de toiture ont commencé, il pleuvait dans la maison. Pourquoi toutes ces images me reviennent-elles au bout de tant d’années ?

– Moi aussi – dit Sousa – je suis assailli comme vous par des souvenirs inattendus. Figurez-vous que ce matin il m’est venu en tête une visite que j’ai faite il y longtemps au Musée d’Orsay à Paris.
Laissez-moi vous dire que j’eus l’impression de pénétrer à l’intérieur d’un caveau de famille monumental où s’entassaient les objets d’un culte ancien que j’ai négligé tellement j’étais pressé de trouver tout au fond de ce lieu lugubre les quelques maquettes de théâtre dont on m’avait parlé, réalisées pour la scène de l’Opera de Paris. La contemplation de ses modestes boîtes m’a ravi. Il me semble qu’une d’elles était destinée à un opéra qui gagnerait à ne plus jamais être joué, L’Africaine de Meyerbeer. Jusqu’à il y peu, je ne connaissais rien sur cette calamité chantée et j’aurais mieux fait de continuer à ignorer son existence, mais certaines choses s’imposent à moi sans crier garde. J’ai donc appris que cette Africaine est une histoire qui réunit tout un panel de personnages qui me sont insupportables parmi lesquels figure l’odieux amiral Vasco da Gama. Toujours selon mes sources, le livret d’Eugène Scribe s’inspire très librement de la vie de ce grand criminel. Les mêmes sources précisent que le malheureux Meyerbeer a mis vingt-cinq ans pour composer ce machin et qu’il est décédé aussitôt après l’avoir achevée, si l’on peut dire. J’espère que tout ce j’ai appris entre-temps sur cette affaire ne perturbera pas mon ravissement lorsque je me posterais à nouveau devant ce petit monde en papier découpé qui tient dans une boîte et que j’aime tant.

– Papier découpé, papier découpé… voila quelque choses qui me chante à l’oreille et qui fait surgir en moi des souvenirs immédiats…

– Vous aussi, vous êtes sensible comme moi à la magie des boîtes remplies de figurines en papier.

– Terriblement, oui…

– Et vous arrivez à identifier la provenance de cette fascination ?

– Je crois que c’est à cause du théâtre. Le théâtre n’est-il pas une grande boîte ?…

Sousa acquiesça.

– Je me souviens aussi du jour où je suis entré moi-même pour la première fois dans une boite ?

– Comme se fait-il que vous soyez rentré dans une boîte ? – me dit Sousa stupéfait.

– Quand je me suis caché pour la première fois dans l’armoire à linge. De là provient, peut-être, le plaisir lointain de me sentir petit…
Maintenant que je deviens vieux, les images me tombent dessus à l’improviste. Il est nécessaire de bien m’en souvenir pour les comprendre, par exemple, j’avais une peur terrible des processions, des prêtres et des églises. Mais j’aimais la crèche avec le petit miroir, qui faisait semblant d’être un lac, caché dans de la sciure colorée qui imitait la campagne verdoyante.
La crèche a été, certainement, le premier théâtre de mon enfance, ma première boîte à merveilles…

– Il y a quelque chose de magique dans les souvenirs, n’est-ce pas ? – dit Sousa avant de se éclipser.

Conversations avec Sousa – 15

– Saviez-vous, Sousa, que Dürer avait chez lui des animaux exotiques dans son jardin zoologique privé.

– Non, je ne le savais pas.

– Et qu’au seizième siècle, à Lisbonne, on troquait de l’art contre des choux.

– Non plus, mais ça m’étonne moins.

Autour de nous régnait une grande agitation due à l’arrivée inopinée d’une cohorte de touristes asiatiques et bruyants. Sousa, imperturbable, continua à faire ses mots croisés comme si de rien n’était. Assises à côté de nous, trois femmes d’âge mur se montraient les achats qu’elles avaient faits, sortant de leurs sacs respectifs des foulards, des chaussettes, des bijoux de pacotille quand soudain une d’elles sortit de sa besace une sorte de poupée articulée qui m’a fait penser à une marionnette.
La marionnette est un objet qui révèle à la perfection la nature humaine.
Sousa qui lit dans mes pensées, tout en cherchant « combinaison gagnante » en six lettres me dit alors d’une voix traînante:

– Les hommes, qui ne comprennent rien à rien, aiment tuer le vivant et faire ensuite semblant de le ressusciter. Ils appellent ce «faire semblant» art et il est vrai que l’art est la facette la plus séduisante de la perversion de ces dangereux énergumènes.
Une marionnette est une chose ou, si l’on veut, un tas de choses, mais avant tout, elle est un objet taillé dans le bois d’un arbre qui aurait mieux été vivant que mort et debout plutôt que découpé en morceaux. Une fois la destruction accomplie, le marionnettiste tâche, au travers de moult manipulations, d’attribuer un semblant de «vie» à cet objet mort.

Sans que j’eusse le temps de réagir à ce qu’il venait de dire, Sousa me demanda :

– Comment vont les lignes, les marches et les démarches ? Ça avance ?

– Non, j’hésite…

– Peut-être que vous devriez écrire sur l’hésitation…

– Par défi je lui ai répondu : et pourquoi pas ? Puis en me ravisant, j’ai ajouté – je ne crois pas en être capable…

– Et pourquoi donc ?

– Parce qu’au lieu de dire les choses simplement, mon écriture devient parfois confuse et souvent et par goût, paradoxale ou alors j’écris dans un état de colère la colère au lieu de dire l’élégance. J’aime l’élégance. C’est ma manière à moi d’être décadent.

– Dans ce cas, écrivez sur la décadence…

Sousa plia son journal comme s’il s’apprêtait à partir. Il but ensuite la dernière gorgée d’eau de vie qui restait au fond de son verre et déjà debout dit :

– Je vais vous raconter une histoire vraie qui convient à la perfection à la crise que vous traversez.
Sur la page blanche qu’un écrivain n’arrivait pas à remplir, un fantôme surgit.
Il était venu lui rappeler qu’un texte le concernant était toujours en souffrance.
Cessez, Monsieur, de vivre comme un gamin – lui dit le fantôme – et occupez-vous de moi, en me donnant un peu de la vie contenue dans vos mots.
La stupeur passée l’écrivain rétorqua au fantôme : suffit-il qu’un être venu de l’au-delà, que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, m’annonce qu’il y aurait de la vie dans mes mots pour que je le croie et que je me mette aussitôt à écrire comme un malade ? Et qu’est-ce que je ferais de ma paresse ?
À ces mots, le fantôme disparut.

Conversations avec Sousa – 16

– En venant – dit Sousa encore haletant – j’ai observé les immeubles, leurs façades, portes et fenêtres, quelques églises et autres bâtiments pompeux de l’état et j’en ai retiré la conviction que l’homme n’est pas un animal discret. Depuis l’aube de l’humanité, il a toujours aimé couvrir, remplir, orner les surfaces d’indiscrétions comme si rien n‘était plus abominable que de passer inaperçu.

– Sousa, vous venez de décrire à la perfection la raison qui m’empêche d’écrire pour le moment. Je suis saisi par la crainte d’être indiscret.

– Pardonnez-moi de vous dire ceci, cher ami, mais vos propos sont d’une naïveté déconcertante.

– Et pourquoi ça ?

– Parce que tout type d’écriture est un acte d’exhibition. Si vous voulez être discret, n’écrivez rien, ne tracez rien, ne dites rien et vivez de préférence seul, terré quelque part comme un ermite.

– Je ne pourrais pas, car, pour moi, il n’y rien de plus agréable que de tracer des lignes sur une feuille blanche…

– Alors, faites-le, mais ne les montrez à personne.

– En fait, Sousa vous me proposez, pour être discret, d’uniquement sentir tout de toutes les manières comme disait l’autre…

– Oui, sentez, sentez, et gardez tout pour vous – dit Sousa presque irrité – de toute façon les autres ne mérite rien de ce que vous pouvez leur donner, dire ou montrer.

J’ai regardé autour de moi, je me suis laissé imbiber par tout les détails du lieu de nos rencontres avant de questionner Sousa :

– Je sens le regard des choses, l’odeur des objets, du jour et de la nuit, le goût presque des nuages et vous voulez que je n’en fasse rien ? Moi qui ai envie de transformer tout en tout ?

– Mon ami – me dit Sousa redevenu serein – vouloir transformer une chose dans une autre pose un gros problème : les choses se transforment d’elles-mêmes et jamais très rapidement. Prenez la poésie. Elle est une manière de transformer les choses, les sensations, les émotions, les sentiments en mots, n’est-ce pas ? Dites-moi alors pourquoi vous, qui aimez tant transformer, n’écrivez jamais de poésie ?

– Parce que la poésie est une forme littéraire des plus subversives. Elle transgresse le langage et brise le sens commun.

– Et alors ? – dit Sousa dans un mouvement d’avancée.

– Alors, je n’en suis pas encore à ce stade. Je fais encore partie de ceux qui utilise la poésie, peut-être à tort, pour dire la beauté du monde.

Après un grand silence, Sousa reprit la parole en me regardant comme s’il était le général des Jésuites :

– Rendez alors au monde la beauté des marches et démarches des créatures de façon poétique.

– Sousa, ça c’est impossible.

– Et pourquoi ?

– Avez-vous déjà vu Popeye marcher ?

Conversations avec Sousa – 17

Les gestes inexistants,
Les ombres agissantes,
Les êtres invisibles,
Un décor dévasté…
Dehors,
La forêt calcinée,
Les eaux stagnantes,
Le courant mourant qui
Emporte les corps,
Vers la mer.
Dedans,
Des personnages de «commedia»,
Des pantins pathétiques,
Le reflet d’un pendu dans l’œil d’une biche,
Du blé ondulant qui caresse un épouvantail,
Des maisons en flammes,
Les volutes de la fumée,
Puis…
Rideau!
– J’ai regardé Sousa et je lui ai demandé : qu’en pensez-vous.

– Que tout compte fait, Rilke avait peut-être raison de dire que le beau est le premier degré du terrible. Avez-vous écrit ce poème récemment ou depuis longtemps ?

– Il y a longtemps. Je voulais en faire un film, donc ce n’est pas exactement un poème, mais plutôt une série d’images…

– Vous n’étiez pas très heureux à l’époque, n’est-ce pas ? – me demanda Sousa en m’interrompant.

– Je ne sais pas, je ne sais plus… oui… ma vie n’était pas simple…

– Et pourquoi vouliez-vous en faire un film – dit Sousa en m’interrompant encore – les films sont les vestiges d’un passé romanesque. Le fait stroboscopique des pionniers, dont vous m’avez abondamment parlé, me semble avoir propulsé les images animées à l’avant-garde de l’art. Comme vous le savez, je ne vais jamais au cinéma. Je trouve que c’est une forme de spectacle aliénante et avilissante de nature à créer des addictions, mais je soupçonne néanmoins l’industrie d’avoir projeté le cinéma dans le passéisme.
Les gens de cinéma prétendent avoir créé les images en mouvement. C’est faux.
Dès le commencement, chacun avait déjà une image en mouvement à soi, son ombre.
L’humanité prétend avoir mis plus de 30 000 ans pour «conquérir» les images sans jamais y parvenir totalement. Les vraies images sont les images écrites et, si possible, écrites avec ironie. Soyez ironique et écrivez, à distance, sur ces satanées marches et démarches de ces créature d’une laideur certaine qui font rire aux éclats le peuple des salles obscures. Avec vos mots, faites uniquement sourire. C’est suffisant.

Conversations avec Sousa – 18

– Pendant de longues années, j’ai pratiqué un métier imbécile.
J’ai ainsi croisé des gens puérils, des gens pour qui il était apparemment difficile de devenir adultes.

– Vous dites ça parce que vous êtes de mauvaise humeur, que le temps est gris et qu’il pleut – me dit Sousa, puis il ajouta: autrement vous devriez savoir que tous les métiers comportent une part d’imbécillité. Tout ça, c’est du travail et le travail est une dégueulasserie inventée par des pervers pour tenir les gens en laisse. À mes yeux, vous êtes sur la voie de la guérison. Vous avez commencé par le pire et vous avancez vers le meilleur.

– Et vous, Sousa, vous avez commencé par quoi ?

Sousa mit du temps à répondre, en fait quelques seconds à peine qui m’ont semblé une éternité. Il sortit sa montre de gousset de la poche de son gilet, la regarda et dit enfin :

– Étant donné que je n’ai pas beaucoup de temps je ne vous dirais que ceci : moi, j’ai toujours vécu ma vie à l’envers. J’ai commencé par être un enfant malade pour devenir le vieux qui se tient devant vous en pleine santé et qui marche d’un pas assuré. Il semblerait que plus on vieillit, plus on aime les choses qui ne donnent pas à penser. Moi, voyez-vous, plus je prends de l’âge, plus je pense. J’aime penser, j’aime beaucoup penser, mais maintenant il faut que je m’en aille.

En voyant Sousa s’éloigner vers la porte je n’ai pu m’empêcher de penser : les vieux adorent les dessins animés plus que les enfants, sauf Sousa. À ma connaissance il n’en a jamais regardé aucun.
Sousa à mille fois raison de dire que plus on vieillit, plus on aime les choses qui ne donnent pas à penser. Je vis entouré de gens totalement atteints par cette infirmité.
Des gens qui parlent pendant des heures et des heures, sans se rendre compte que les banalités qu’il disent ne représentent que l’expression de la peur de mourir qui paralyse leur cerveau.
Je fais semblant de les écouter, je les regarde, mais je ne les vois pas, je ne les vois plus et je demeure autant que je peux silencieux…
Que pourrais-je leur dire d’ailleurs, moi qui ne vis pas sur la même rive qu’eux ?
J’ai appris très tôt que l’on ne peut pas parler de la lumière de Vermeer avec tout le monde et encore moins de partager les interrogations que la première phrase de l’Éthique de Spinoza ne manque pas de susciter : J’entends par cause de soi ce dont l’essence enveloppe l’existence, ou ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante.
Demain je demanderais à Sousa s’il sait pourquoi il est plus facile de plagier un
Matisse qu’un Vermeer, un schtroumpf qu’un Matisse et ainsi de suite jusqu’à atteindre le quinzième sous-sol de la représentation qui ne représente que de la bêtise.
En attendant, je vais remonter à la source des dessins animés en regardant une ribambelle de petits mouvements bouclés conçus pour les jouets optiques, encore emprunts de naïveté.

Conversations avec Sousa – 19

– Dites-moi – demanda Sousa d’un air inquisiteur – avez-vous écrit depuis « Affaires intimes » ?

– Rien de bien consistant…

– Qu’entendez-vous par là ?

– Des textes courts, des bribes, des fragments – j’ai répondu.

– Comme des pensées, des idées, des situations, des souvenirs ? – ajouta Sousa.

– Oui.

Ma réponse illumina d’un sourire son visage.

– Et tout cela s’entrecroisant avance, recule et s’entremêle dans le temps sans chronologie aucune, n’est-ce pas ?

– Oui, tout à fait.

– Alors, pourquoi parler d’inconsistance ?

– Parce que par rapport à « Affaires intimes » ce sont des textes moins achevés.

Sousa prit son air grave pour me dire :

– Mon ami, un conseil si vous me le permettez, n’achevez jamais rien si vous voulez un tant soit peu frôler, un jour peut-être, le bonheur de saisir la beauté des choses.

Sousa partit, il avait des choses à faire comme il a l’habitude de dire, je me suis interrogé. Pourquoi ai-je omis de lui dire que depuis « Affaires intimes », j’avais écrit un livre sur le mouvement des choses ?
Comme toujours, en fin de conversation, Sousa m’ouvrait une nouvelle perspective, celle de réfléchir et d’écrire sur la beauté des choses.
Toutefois est-ce qu’on appréhende la beauté en écrivant sur elle ?
Les mots nous suffisent-t-ils pour exprimer la beauté que les choses parfois nous offrent ?
Les mots des livres ne nous apprennent rien – répète Sousa inlassablement.
Finirais-je, un jour, par le croire, m’arrêter et contempler vraiment le monde ?

Conversations avec Sousa – 20

– Vite, Sousa, asseyez-vous, car j’ai quelque chose à vous lire.

– Mais ?… Que vous arrive-t-il pour avoir l’air aussi excité ?

– Parce que je veux vous lire le nouveau début de « La marche des créatures » et avoir votre avis…

– Quoi ? Vous en êtes toujours au début ?

– Mais oui, je me suis mis à cogiter à ce que vous m’aviez dit l’autre jour et…

– Que vous ai-je dit de si paralysant ?

– Vous savez bien, quand vous m’avez dit qu’il était préférable de questionner d’abord le mystère situé en amont de tout déplacement, du désir de se mettre en mouvement…

– Mais… c’était il y a longtemps, ça.

– Peut-être bien, oui, certainement, mais là n’est pas la question. Voulez-vous, s’il vous plaît, écouter ce que j’ai écrit ?

– Bien entendu, allez-y, lisez…

J’ai eu le privilège de connaître un auteur qui a écrit un livre, où il développe une idée captivante d’intérêt général, intitulé : « Comment passer de l’immobilité à la vie ».
Quiconque qui, comme moi, considère que la mort ne se trouve pas devant, mais derrière nous, trouvera dans la lecture de cet ouvrage une source inespérée de réconfort.
Toutefois, étant donné que ce grand esprit a eu la malencontreuse idée d’écrire son livre dans une langue stupide que, par bonheur, je connais, j’ai décidé d’entreprendre la traduction de larges passages de son magnifique ouvrage afin de faire connaître au plus grand nombre sa merveilleuse pensée…

À ce moment précis de ma lecture, Sousa fut pris d’un fou rire qui dura longtemps.

José-Manuel Barata Xavier
Argenton sur Creuse 2019