Premier mouvement
Le temps n’est pas des plus fameux et les rues semblent désertes, mais je ne désespère pas de rencontrer quelques spécimens. Qui sait ? Peut-être même dans mon genre, de pauvres exilés déments qui cherchent encore un peu d’enchantement dans des lieux qui en sont dépourvus.
Savent-ils au moins qu’il existe ici une librairie byzantine qui n’a de byzantin que le nom ? Et qu’elle est d’une tristesse infinie ?
Non, bien entendu ! Les autochtones sont toujours mal informés sur les particularités de leur territoire. Je m’adresse à l’un d’eux, un employé de restaurant, avant qu’il ne me prenne pour un touriste et n’essaie de me vanter son menu :
Quel est le nom de cette rue ? – Rua das Portas de Santo Antão, me
répond-t-il en me remettant la petite carte de l’établissement – Comme ça, vous avez l’adresse écrite là.
Mais je ne l’écoute plus, je gamberge déjà : Qui était Santo Antão ?
Vous ne savez pas qui était Santo Antão ? s’écrie scandalisé un pigeon miteux posé sur l’entrée d’un édifice délabré. Elle est bonne celle-là – poursuit l’oiseau – mais il était un type dans votre genre, un errant, encore un grand amateur de déserts de la terre et de l’esprit. Il serait né, d’après Santo Anastásio de Alexandria, en 251 et décédé en 356 à l’âge de cent cinq ans.
Je passe mon chemin devant tant d’érudition volatile. J’espère que les mots du pigeon sont faux. Je ne suis pas du même genre que le Saint. Je n’ai aucune envie de vivre autant…
Poussé par les souvenirs d’enfance, j’entre dans le Coliseu dos Recreios et je ressors aussitôt effrayé par la pérennité du temps. Le «Casse-Noisettes» de Tchaikovsky est toujours à l’affiche et il n’y a plus de places.
Plus loin, je chemine au milieu de la rue de peur que deux immeubles, deux vieux cinémas morts de vétusté, ne me tombe dessus. Du coup, je rebrousse chemin.
Heureuse décision qui me permet de rencontrer, par le plus grand des hasards, dans un grand magasin, un tigre tout en Lego qui, curieusement, n’attire pas l’attention des visiteurs.
Afin de me reposer de mes émotions et de la montée de la méchante côte qui conduit en haut de la ville, j’entre un instant dans l’église des Martyrs (ne me demandez pas lesquels) et je fais taire le Rachmaninov qui sonne dans mes oreilles pour mieux apprécier l’écho des pas des jeunes touristes qui osent entrer ici en montrant leurs fesses.
Voilà un lieu où il y a de tout sauf des fidèles et des croyants.
Je reprends la marche et je pousse la balade jusqu’au musé d’Art Contemporain dans lequel il n’y que de l’Art Déco.
Serais-je tendancieux en disant que la seule pièce qui a trouvé grâce à mes yeux fut un dessin de Diogo de Macedo exécuté à Paris en 1923 ?
Tout le reste étant soit effrayant, comme la Walkyrie nazie de Leopoldo de Almeida intitulée «A Soberania» sculpté en 1940 à la gloire de « l’État Nouveau», soit épouvantable, comme l’est à coup sûr «l’Agriculture, le Commerce et L’industrie», un tableau gigantesque, peint par un certain Antonio Soares en1933, destiné à orner le cabinet du Ministre des Coopérations de « l’ État Nouveau , une fois de plus.
Conclusion, j’ai dépensé quatre euros pour voir un dessin.
Décidément, je vis comme un riche.
Je quitte l’endroit par la terrasse de la cafétéria au milieu d’une haie d’honneur formée par les quelques visiteurs de ce sinistre musée qui, pour s’abriter du soleil, ont plaqué leurs chaises contre les murs afin de bénéficier d’un étroit soupçon d’ombre. C’est que le temps s’est amélioré. Un vent énergique a balayé efficacement tous les nuages antipathiques qui traînaient dans le ciel.
Je m’arrête chez Häagen-Dazs pour manger une glace. Mais je ne me rends compte réellement de sa grande taille qu’en regardant l’expression de trois jeunes filles hilares qui, depuis le tram qui vient de s’arrêter juste en face de la vitrine, se divertissent de ma gloutonnerie.
Une fois l’estomac bien rempli, je décide de rentrer à pied, pour digérer les deux crêpes, les morceaux de banane et les deux boules de glace à la vanille nappées de caramel. En marchant, je rumine au prix excessif de tout ce que je viens d’engloutir dans ma panse. Neuf euros soixante-dix centimes de douceurs. Quand je pense avoir ignoré il y a quelques instants un mendiant qui me demandait l’aumône à la sortie de l’église…
Je laisse pour demain la décision de ne plus vivre comme un porc.
Le chemin du retour étant le même que celui de l’allée, j’ose une ellipse.
Me voici donc à l’intérieur du supermarché le plus banal du quartier, peut-être même de tout le pays et très certainement de toute l’Europe, d’où j’ai l’habitude de sortir systématiquement profondément déprimé. Je viens là pour acheter mon dîner, un peu de jambon, une barquette de tomates cerise, un peu de pain et quelques poires feront l’affaire. Je ne sais pas si aujourd’hui on fête quelque chose de particulier mais j’avoue n’avoir jamais vu dans ce magasin une telle abondance de gâteaux, de tartes, des biscuits et autres gâteries sucrées.
On se croirait chez Hansel et Gretel.
Je sors et je rentre vite à la maison de peur qu’une sorcière anthropophage embusquée ne trouve mon embonpoint fort à son goût.
Deuxième mouvement
Quelle belle journée.
Je trace mon trajet d’un pas lent et compassé. Desterro, Largo do Mastro, Campo Santana, Rua Gomes Freire… Ici je m’arrête pour contempler ce bel immeuble rose comme ma chemise où jadis habitait «o Claudino», mon parrain. Il recèle de beaux souvenirs. J’y ai entendu pour la première fois «Le piano du Pauvre» chanté par Patachou. Il y avait aussi un grand piano à queue laqué de chinoiseries. Ce genres de choses marquent l’esprit d’un enfant. Quel âge avais-je ?
Aujourd’hui le ciel est d’un bleu impeccable. La température est parfaite et la brise qui souffle caresse sans heurter. Un homme, traîné par trois chiens me dépasse, puis ils s’arrêtent presque pour que je les rejoigne.
Ils sont toutes des filles – lui dis-je.
Oui, et la plus petite est la mère des deux autres.
Je laisse là cet homme sympathique qui, comme moi, préfère les femelles aux mâles et je poursuis ma balade. Je passe devant le lycée où de multiples professeurs ont essayé de m’instruire en vain. Il a perdu beaucoup de son cachet. La pelouse est jaunie et ce que je prends pour des coloquintes enfouies dans le sol s’avère être une oeuvre d’art contemporaine en faïence.
C’est plutôt moche.
J’avance et je me rends compte à quel point il est difficile d’éviter de penser à un tas de choses qui n’ont rien avoir avec celles qui nous entourent. Être quelque part réellement est une quête que je poursuis jusqu’au Musée Calouste Gulbenkian. Enfin un vrai Musée! Où l’on peut apprécier autre chose que des curiosités pittoresques plus au moins habilles. Nous sommes dimanche, ça tombe bien, aujourd’hui l’entrée est gratuite. On me donne tout de même un billet. La première salle où je rentre est plongée dans une douce obscurité qui protège des merveilles égyptiennes. Je tombe en admiration devant le bas relief du tombeau de la princesse Meritites. Il est d’une rare élégance.
Dans la salle suivante trône un grand et beau vase grec. Je le regarde avec attention en me demandant pourquoi, sur la plupart de ces vases, les jeunes femmes se font toujours courser par des satyres barbus et lubriques ?
Ceci étant, heureuses époques où même les pièces de monnaie, les médailles et les médaillons étaient réalisés avec un art consommé.
J’ai rarement vu une représentation aussi pertinente que celle du taureau sur la pièce grec numéro 90 de l’inventaire. Elle mesure à peine un centimètre et demi et pourtant tout est parfait, la silhouette, la posture, la musculature…
Plus loin, les médaillons romains d’Aboukir brillent de leur magnifique éclat et de leur beauté.
Après quoi je rentre dans le monde enchanté des arabesques, des boites précieuses, des livres décorés, illuminés…
Étrange sensation celle que je ressens en arrivant, après toutes ces beautés, dans la salle de la peinture du Quattrocento et des peintres flamands.
J’ai l’impression que je fais marche arrière dans l’évolution de la représentation. Bien que le «Portrait d’une jeune fille» de Ghirlandaio ne soit pas dépourvu d’une certaine tendresse, il me semble que les égyptiens, les grecs, les romains, les perses, les japonais, les chinois d’avant J.C. étaient bien plus modernes que tout ce que j’ai devant les yeux. Evidemment, comme pour contrarier exprès mes convictions, au détour d’une salle, je tombe sur un pastel de Maurice-Quentin de La Tour à peine croyable. J’aurais aimé connaître Monsieur Duval de L’Épinoy pour pouvoir contempler de visu sa manière de tenir les choses entre ses mains et de priser le tabac.
J’ai sauté alors sur une autre conviction.
Je crois que Auguste Renoir n’a peint qu’un grand tableau dans sa vie, «Le portrait de Madame Claude Monet ».
Que dire d’autre après ça ? Que les pieds des jeunes femmes peints par Burne-Jones m’enchante.
Pour finir je suis allé faire mon pèlerinage à Lalique et puis j’ai été tenté par les nourritures terrestres de la cafétéria du Musée.
Je n’aurais pas du. J’y ai mangé un triste rôti de porc farci aux pruneau qui a surtout beaucoup plu aux pigeons et aux petits oiseaux qui sont venus manger sans vergogne les restes dans mon assiette.
Comme quoi, les nourritures terrestres sont bien plus difficiles à réussir que les spirituelles.
Troisième mouvement
Dès mon réveil je vois mon coin de travail.
Je quitte mon lit que j’ai déplacé en me disant que j’allais mieux dormir.
Erreur!
Tant que dormirai seul, je dormirai mal.
Vivement que je rentre.
Je m’allonge sur le canapé et je regarde l’état du ciel par la fenêtre.
Il fait beau (comme tous les jours).
Après avoir avalé deux tasses de café, je décide de sortir
non sans avoir regardé au préalable quelques manuscrits de Fernando Pessoa.
Dans un dossier, parmi tant d’autres, je découvre des textes écrits en français. J’en lis un :
« Il y a en moi un tumulte terrible… »
En moi aussi.
Comme c’est agréable de partager des sensations semblables avec un génie, me dis-je en enfilant mon pantalon.
Mon programme pour ce dimanche est fort simple.
Aller jusqu’au musée Gulbenkian pour pouvoir répondre à certaines questions de ma douce et tendre.
Je sors et je chemine.
En passant devant mon ancienne école d’art, je remarque pour la première fois la présence sur la façade de somptueuses faïences.
Comment ai-je pu les ignorer ?
Je sais bien que je fréquentais les cours du soir, mais quand même, une énorme arabesque telle que celle-ci, ça se remarque.
Je rumine.
Je met ma faute d’inattention sur le compte de ma mauvaise humeur de l’époque.
Le problème, c’est que je continue à être toujours de mauvaise humeur.
Une fois arrivé au musée je me précipite avant toute chose sur le catalogue, et je trouve une vague explication à propos de la dénomination «Aboukir» des médaillons romains.
Il y en a 20 unités, c’est à dire 20 pièces (en or) qui ont toutes été trouvées en 1909 à Aboukir, en Egypte.
Certains disent qu’elles datent de 306 – 323 avant J.C. D’autres pensent qu’elles sont plus récentes.
Ce genre de débat à un siècle près est toujours passionnant comme chacun sait. Moi, je m’en fous parce je viens de tomber nez à nez avec une tête égyptienne que j’avais ignoré lors de ma visite de dimanche dernier. Elle est superbe.
Je décide donc de continuer à chercher mes fautes d’inattention et il y en a.
A la fin de mon parcours, parmi toutes ces richesses, je ne résiste pas à la tentation de me photographier dans le miroir de Lalique.
Je visite ensuite l’exposition «Tarefas Infinitas».
Il s’agit de livres et quels livres…
Il y a la du Mallarmé, du Queneau, un livre illuminé de Bruges de 1475, et un livre étrange de Diogo Pimentão de 1973 qui a perdu toutes ses lettres.
Après ces quelques nourritures artistiques et spirituelles, place fut faite dans mon estomac à une somptueuse «Caldeirada» confectionnée par mon frère Vitor.
Ainsi s’achève, le plus prosaïquement possible, ce troisième mouvement.
José-Manuel Barata Xavier
Argenton-sur-Creuse 2021