Marches et Démarches – 20 Conversations avec Sousa

Conversations avec Sousa – 1

J’ai une citation pour vous – me dit Sousa dès son arrivée avec un large sourire.
Il sortit d’une des poches de sa veste quelques feuilles de journal qu’il déplia pour chercher ladite citation notée au crayon sur une des marges.
« Quand nous marchons, il n’arrive pas qu’un pied aille en avant et l’autre en arrière ; non plus que, quand nous regardons, un oeil ne regarde au nord et l’autre au sud, du moins dans l’état normal.
À chaque moment de notre vie, nous avons une volition, à laquelle conspire la synergie de nos actions ».
C’est intéressant, n’est-ce pas, cette histoire de synergie de nos actions. J’ai pris ça dans « Le sentiment tragique de la vie » de Miguel de Unamuno en me disant que ça coïncidait avec ce que vous m’aviez dit vouloir écrire. Au fait, pourquoi voulez-vous écrire sur la marche ?

– Parce que je trouve que la marche et la démarche sont les deux mouvements les plus identitaires qui soient.

– Vous voulez dire que tous nos mouvements ne sont pas identitaires ? – demanda Sousa brandissant la petite cuillère avec laquelle il venait de touiller son café – croyez-vous que quand je saisis un objet tel que celui-ci, je le saisis comme vous ou comme tous ceux qui sont assis dans ce café et que ce n’est que quand je me lève et je me mets à marcher que je suis différent des autres ?

– Bien sûr que non, mais dans mon esprit, quand je parle de marche et de démarche je ne me réfère pas a priori à celles des êtres humains, mais plutôt à celles des créatures représentées sur des images.

– Expliquez-moi ça, voulez-vous ?

– Quand j’étais encore gamin, je regardais plus que je ne lisais les images d’une revue de bandes dessinées appelée « O Cavaleiro Andante ». La couverture du premier numéro m’avait beaucoup intrigué. Elle représentait un chevalier en armure posé sur un cheval cabré.

À ces mots, Sousa s’enthousiasma : ah! moi aussi, j’aime regarder les chevaux quand ils se cabrent. C’est très puissant. Vous aviez quel âge quand vous regardiez des histoires dans des petites cases ?

– Je devais avoir sept ans, peut-être huit.

– Et vous aviez déjà vu des chevaux se cabrer pour de vrai ?

– Oui, notamment lors de « corridas ».

– Des corridas ? – répéta Sousa certainement étonné par l’incurie de mes proches.

– Oui, mais leurs mouvements ne ressemblaient en rien à celui du dessin de la couverture de la revue. Je me demandais : si cette drôle de bête se mettait en marche, quelle aurait été sa démarche ? Et quelle aurait été celle du chevalier errant, engoncé dans son armure, une fois à terre ? J’aime à croire que l’image de cette couverture m’a mise sur la route qui m’a conduit à un constat que j’ai fait bien plus tard ; la représentation du mouvement des êtres n’entretient qu’une vague relation avec le mouvement des êtres.

– Vous croyez ça ? – me demanda Sousa dubitatif.

– J’en suis certain.

– Donc, la démarche, l’allure, le maintien, la prestance d’une démarche ont toujours attiré votre attention ?

– Oui, toujours, et à tel point que dès que le printemps arrive et que les beaux jours reviennent, j’aime aller m’asseoir à la terrasse d’un café ou sur un banc de jardin pour voir passer les gens. En les voyant marcher tous différemment, je pense à l’importance que la marche a dans nos vies, mais aussi à celle qu’elle a prise dans les arts du spectacle ; le soliloque « to be or not to be », de Shakespeare, dans le film de Grigori Kozintsev, où l’on voit Hamlet en train de marcher au bord d’une mer aux vagues couleur d’acier, la démarche de Charlot, au bras de Paulette Godard, s’éloignant sur la route de l’espérance à la fin du film « Les temps modernes » ou encore celle, lente et épuisée, de Droopy, avant qu’il ne s’arrête et ne salue les heureux contribuables que nous sommes.

Sousa me regarda d’un oeil ironique et dit :
– Ce que vous êtes érudit, mon cher ami, mais, à propos, qui est-ce ce Droopy ?

Au moment même où je m’apprêtais à lui répondre, Sousa disparaissait déjà.

Conversations avec Sousa – 2

Je me suis mis à cogiter à l’étrangeté de mon art qui consiste à créer l’illusion que des dessins bougent.
Autrefois, les gens appelaient cela des dessins animés.
Cette appellation me plaisait. Elle disait, on ne peut mieux, ce à quoi je me consacre depuis longtemps.
Le nombre de créatures dessinées qui marchent dans les dessins animés depuis qu’ils existent est considérable. Les personnes qui jadis les animaient si bien, au point de nous faire croire qu’elles étaient vivantes, essayaient de donner à chacune d’elles une identité gestuelle qui les singularisait.
La volonté de caractériser la personnalité d’un personnage au travers de sa démarche est basée sur ce qui semble être une évidence pour certains : le mouvement de locomotion des êtres est spécifique à chacun d’eux dans la mesure où il dépend de leur morphologie.
Ceci est peut-être vrai pour les êtres réels, mais totalement faux en ce qui concerne les êtres irréels des représentations. Cependant, ayant l’intention d’écrire sur la marche et la démarche, je me verrais certainement obligé de parler du réel et de la fantaisie, et de l’étrange relation qu’ils entretiennent.
Un jour, tout en sachant que Sousa ne regarde jamais les écrans, j’ai essayé de lui expliquer ma manière de concevoir et de créer des illusions.
Je lui ai dit :

– Voyez-vous, Sousa, parfois je dessine quelque chose qui n’a pas de sens.
Je dessine ensuite une autre, qui représente, peut-être, le devenir de la première puis j’observe et j’apprécie la relation que ces choses entretiennent.
J’oublie ainsi les choses pour ne penser qu’au mouvement qu’elles devront parcourir dans l’espace.
Si je veux exprimer l’idée que je ne prétends rien signifier d’autre que le plaisir du déplacement, il faut alors que j’attribue au mouvement le rôle qu’il a à jouer en tant que «voile d’expectative et de rumeur»…

Sousa brisa le silence qui suivit ma dernière phrase en me disant :

– Je vois ô combien la création de vos illusions, à laquelle je ne comprends rien, est complexe…

– Oui – j’ai répondu en l’interrompant – le pire étant que chaque fois que je veux en créer une, les démarches que je dois utiliser finissent, le plus souvent, par l’obscurcir.

– Il se peut, cher ami, que la création ne soit qu’un désir qui ne peut-être formulé librement que dans l’espace de la pensée.

Sousa finit son café, mit sur la table quelques pièces de monnaie puis ajouta :

– On en reparlera.
À demain ?

Conversations avec Sousa – 3

«N’est-il pas réellement bien extraordinaire de voir que, depuis le temps où l’homme marche, personne ne se soit demandé pourquoi il marche, comment il marche, s’il marche, s’il peut mieux marcher, ce qu’il fait en marchant, s’il n’y aurait pas moyen d’imposer, de changer, d’analyser sa marche : questions qui tiennent à tous les systèmes philosophiques, psychologiques et politiques dont s’est occupé le monde ?»

Honoré de Balzac – Théorie de la démarche

– Moi non plus, je ne sais pas pourquoi les êtres se déplacent – me dit Sousa après que je lui ai cité du Balzac – vous le savez, vous ?
Voyant que je ne lui donnais pas de réponse, il poursuivit : avez-vous vraiment envie de le savoir ? Pourquoi s’interroger sur quelque chose que les gens font sans réfléchir ? Ne serait-il pas préférable de questionner d’abord le mystère situé en amont de tout déplacement ?

– De quel mystère parlez-vous ?
– Mais… Du désir de se mettre en mouvement, voyons. Qu’est-ce qui met le plus souvent votre pensée en mouvement ?

– Chez moi, c’est la musique.

– La musique de qui, s’il vous plaît ?

– Celle de Schubert, avant toute autre. Je me dis que Schubert a écrit deux des plus belles sonates pour piano de toute l’histoire de la musique, la sonate D.894 et la D.960. La première m’interroge perpétuellement, quant à la seconde, elle se déroule en moi comme la plus sereine des promenades.

– Sauriez-vous dire pourquoi ? Expliquer ce qui fait leur beauté ?

– J’en doute. La beauté d’une oeuvre est impossible à décrire. Ce que je pourrais tenter serait peut-être d’analyser le profond sentiment de beauté qu’elles suscitent en moi, mais… je trouve ça vain.

Sousa resta un long moment silencieux avant de dire :

– Vous avez raison. C’est pour cela que le point de vue des autres sur la beauté ne m’intéresse aucunement, car je ne peux occuper leur place ni voir ce qu’ils voient. Je suis en moi, pas dans les autres, vous comprenez ?

– Oui, tout à fait, c’est pour cela que, quand Rilke dit que « le beau n’est que le premier degré du terrible », son affirmation devient pour moi incompréhensible. La sonate D. 960 de Schubert ne m’effraie pas, jamais. En l’écoutant, je ressens plutôt une sereine plénitude réconfortante. D’après vous, par quel sortilège la musique peut-elle créer tant de mouvements émotionnels ?

– Ah oui, en musique qu’est-ce qui crée le mouvement ? Vous avez posé la question à vos amis musiciens ?

Sousa ignore que je me garde bien de parler de musique avec des musiciens. Cependant, au lieu de lui révéler mes attitudes j’ai préféré lui répondre :

– J’aime mieux vous le demander.

Conversations avec Sousa – 4

Les conversations avec Sousa ressemblent à un tracé chaotique d’innombrables chemins qui se superposent en tous sens.
Il a l’art de me montrer de la sorte des perspectives inattendues.
Il reconnaît toujours dans la maladresse de mes phrases toutes les choses essentielles qui s’y cachent.
Il y a quelques jours, il m’a tenu un propos qui est devenu depuis mon principal sujet de préoccupation :

– Il faut que vous trouviez une raison d’écrire – me dit Sousa avec véhémence.
Il ne suffit pas d’en avoir envie. Il faut que cela devienne nécessaire. Votre cher Rilke, que vous aimez tant citer, il a écrit ses plus belles pages à monsieur Kappus, parce qu’il lui a semblé nécessaire d’expliquer à ce poète du dimanche le fondement même de la création, et ce fondement est l’absolue nécessité d’écrire. À ce propos, est-ce qu’il vous est absolument nécessaire d’écrire sur la marche et la démarche des créatures ? Qui voulez-vous instruire à la fin ?
En attendant la réponse, Sousa alluma une cigarette avec une allumette en cire sortie d’une boîte d’un autre temps.

– Je ne veux instruire personne en particulier. Je veux m’instruire, moi, en questionnant ce qui me questionne.

– Parlez-moi alors de ce qui vous questionne, voulez-vous ?

– J’aime me questionner sur le mystère, sur la clandestinité, sur les choses invisibles et l’étrangeté, sur mon besoin d’introspection, sur mes songes, sur le mouvement des choses et, surtout, des mots.

– Tout ça est fort bien, mais là-dedans je n’y vois pas la moindre trace de marche ou de démarche de je ne sais quelles créatures…

Sousa n’a pas tort.
Pourquoi écrirais-je sur la marche et la démarche, qui plus est des créatures ?
Parce qu’il s’agirait de démontrer que ce sont là deux mouvements identitaires ?
Et alors ? Qui a besoin de le savoir ?
Moi-même ?
Certainement pas, puisque je le sais déjà.
Les autres ?
Quels autres ? – me demanderait Sousa.
Me précipiterais-je ?
Selon Sousa, l’impétuosité propre à l’acte de créer n’est qu’une des multiples manières d’éviter de réfléchir.

Conversations avec Sousa – 5

En regardant les oiseaux je me suis demandé : pourquoi ne pas écrire sur les gestes interrompus qui me plaisent tant ?
De plus, la grâce de ce type de gestes est rarement humaine.
Elle est le privilège des animaux, notamment de ceux qui sautillent devant moi.
Leurs mouvements hésitants, fugaces, suivis d’une pause plus au moins brève, plus au moins longue qui les fige dans une posture souvent inspirée par la vigilance, la prudence ou la crainte, sont une bénédiction pour les yeux de ceux qui aiment les observer.
Quoi qu’il en soit, je n’arrête pas de penser à la nécessité d’écrire.
Je n’arrête pas non plus de me questionner sur les raisons qui me conduisent à écrire.
Au travers de l’écriture, ne chercherais-je pas uniquement une manière pédante de dire les choses du commun ? Une façon de me singulariser ?
Pourquoi n’écrirais-je sur les gestes rêvés dans mon enfance ?
Comme ceux que je faisais quand je repliais mes jambes pour les entourer de mes bras afin de pouvoir me suspendre en l’air. Oh! je ne montais pas très haut, mais suffisamment pour éprouver le plaisir de parcourir toute la maison de la sorte…
Voler, même si ce n’était qu’au raz du sol, c’était une de mes façons de m’abstraire de la banalité de ce qui m’entourait. Puis, dès que je reposais les pieds sur le parquet, tout redevenait normal. Parents, frères, grand-mère revenaient à la vie au son du chant matinal du canari aussitôt couvert par le grésillement du poste radio, toujours mal syntonisé, qui distillait de la mauvaise musique…

Conversations avec Sousa – 6

– J’ai pensé à vous – me dit Sousa en arrivant.

Après s’être assis et avoir demandé un verre d’eau pour y verser la moitié de la poudre d’un sachet qu’il avait sorti de son porte-feuilles, il me dévisagea comme pour me préparer à ce qui allait suivre.

– En venant, les feuilles desséchées crissaient sous mes chaussures. À chacun de mes pas, elles me reprochaient ma démarche en disant que je les écrasais comme une brute. Les voix de l’automne me racontent toujours plein de choses, pas à vous ?

– Oui, bien entendu. Celles que j’entends quand je marche sur les feuilles mortes me rappellent les grincements discrets des marches interminables de l’escalier qui menait à l’appartement de ma maîtresse de musique. C’était la voix du vieux bois qui exprimait son désagrément de sentir ma démarche timorée.

– Donc, les choses vous parlent aussi ?

– Oui, mais je leur réponds peu souvent.

– Avez-vous écrit ?

– Depuis hier ? Non. Je n’ai fait que cogiter à ce que vous m’avez dit…

– Que vous ai-je dit ? Je ne m’en souviens plus.

– Que je devrais trouver une raison d’écrire ! Du coup, je doute de la pertinence d’un texte sur la marche et la démarche des créatures. J’ai aussi pensé à vous demander votre opinion sur la forme dialoguée que j’entendais lui donner.

– Vous voulez dire que vous avez pensé à écrire sur ce sujet pour le moins inattendu un dialogue à la manière de ceux de Platon ?

– Oui.

– Et je jouerais le rôle de Socrate et vous Alcibiade ?

Nous éclatâmes de rire.

Conversations avec Sousa – 7

Je commence à comprendre entre les lignes que j’entretiens depuis mon enfance un dialogue intime avec ma pensée, avec mes sentiments et avec mes émotions, que je fais des choses qui n’intéressent que moi et que tout ce que j’écris m’est destiné.
Sans m’en rendre compte, ou peut-être sciemment, je me suis réfugié au plus profond de moi-même.
Aujourd’hui, je ne saurais dire la taille de l’espace intérieur dans lequel je vis.
S’est-il élargi avec le temps ?
Comment le savoir ?…
L’obscurité et l’imprécision qui y règne rendent impossible toute mesure.
Je ne sais pas non plus où s’entassent mes souvenirs.
Ils surgissent de nulle part tels des fantômes, surtout les mauvais, comme pour me faire peur.
Tout ceci m’intrigue et a fait naître en moi la conviction que lorsque j’étais encore enfant, on a dû m’emmener dans des lieux tristes et laids qui me reviennent en mémoire par bribes et déformés.
Je pense que ces déchets de choses perçues ont contribué à pétrir les lieux mélancoliques qui ternissent mes songes.
Ces lieux n’ont rien de particulier, ils n’ont rien d’onirique. Ils ne sont que tristes, parfois sinistres.
De temps à autres, ils me saisissent. Le fait d’y penser leur donne de la présence, de la consistance, puis ils s’évanouissent et mon trouble cesse.
Il n’y a personne dans ces lieux. Il n‘y a que moi qui y promène ma mélancolie.
Quelquefois, des silhouettes floues surgissent comme si elles étaient vues au travers d’une vitre sale comme celle qui voilait les fonctionnaires qui ont voulu m’empêcher naguère d’échapper à l’ennui et à la médiocrité.
Par ma pensée, j’ai toujours rendu la réalité irréelle et, par les artifices de ma mémoire, j’ai trop souvent transformé le réel en irréalité.
Après avoir entendu patiemment mon soliloque, Sousa écrasa sa cigarette sur le cendrier posé sur la table de la terrasse, racla le sucre imbibé de café qui restait au fond de sa tasse avec la petite cuillère à moka et après s’être essuyé la bouche avec la grande serviette blanche qu’il avait coincée à son col de chemise pour protéger sa cravate, dit :

– Je viens de comprendre qu’il est nécessaire que vous écriviez « La marche et la démarche des créatures ».
Devant mon expression étonnée, il ajouta :

– Ce texte va vous permettre de sortir de votre refuge intérieur qui me semble bien fuligineux. Faites-le, car de la même manière que vous êtes rentré en vous, vous pouvez également en sortir et, croyez-moi, vous en avez bien besoin.

– Vous le pensez vraiment ?

– Oui! – m’a répondu Sousa en partant, forçant l’accentuation du « i » comme une trainée.

Conversations avec Sousa – 8

En faisant quelques fonds de tiroirs, je suis tombé sur quelques textes :

La vie est une suite de compromissions.
Parfois il faut mettre de l’eau dans son vin, ce qui est dégueulasse. Cependant, en ce qui me concerne, je n’ai jamais trouvé, hélas! un autre moyen de payer des factures.

J’ai également mis la main sur un petit quatrain en vers libre qui rend assez bien le fond de ma pensée concernant les autres :

J’ai toujours vécu seul dans ma tête.
Je ne sors d’elle que quand il n’y a personne.
Les autres m’ont toujours déplu.
C’est toujours beau là où ils ne sont pas.

J’ai levé les yeux vers Sousa pour lui demander :

– Comment voulez-vous que dans cet état d’esprit, je puisse écrire autre chose que des méchancetés fielleuses sur la marche et la démarche des créatures des dessins animés ?

– Avez-vous essayé ?

– Oui, j’ai commencé. Voulez-vous entendre ce que j’ai écrit ?

Sousa ajusta sur le nez ses lunettes demi-lunes pour m’entendre.

Dans cet ouvrage, je prendrais comme prétexte la marche et de la démarche des créatures qui peuplent les dessins animés pour parler, plus généralement, de la locomotion dans les arts du spectacle.
Tout à commencé le jour où quelqu’un a fabriqué un jouet simplet avec lequel on ne joue qu’une fois.
Il a découpé dans du carton un disque et puis dessiné sur une face une chose et, sur la face opposée, une autre différente de la première.
En faisant tourner rapidement ce disque à l’aide de deux ficelles, on pouvait voir que les deux images se superposaient en tremblotant.
Ce jouet nous parvient d’une époque où les gens s’amusaient de peu.

Sousa ouvrit un oeil pour dire :

– Vous parlez d’un amusement ! mais… poursuivez.

Par la suite, un homme de science construisit un autre disque, plus grand, une sorte de roue dentée sur laquelle il a dessiné, ou a fait dessiner par quelqu’un de plus aguerri que lui, les phases du mouvement de quelque chose d’anodin.
En le retournant face à un miroir et en le faisant tourner sur son centre, il vit à travers les créneaux découpés sur le disque que les figures dessinées s’animaient.
Le savant en question fit aussitôt une communication scientifique sur son étonnante découverte qui est à l’origine des jouets optiques.

Au bout de quelques secondes de silence, Sousa me regarda de sourcils froncés
à la manière de Bela Lugosi se prenant pour Dracula.

– C’est tout ?

– Pour le moment, oui. Qu’en pensez-vous ?

– Que voulez-vous que je vous dise de si peu ?

– Je ne sais pas, moi, par exemple si l’entrée en matière est judicieuse.

– Comment voulez-vous que je le sache puisque je ne sais pas encore où vous voulez en venir ?

– Je veux en venir au fait que, pendant des décennies, les créatures dessinées créées pour les jouets optiques étaient animées par toutes sortes de mouvements sauf celui de la marche. Elles n’ont commencé à marcher qu’avec l’avènement du cinéma.

– Triste accident de l’histoire – marmonna Sousa, puis se redressant sur sa chaise il prononça sa sentence :

– Si c’est cela que vous voulez dire, alors dites-le sans détour. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais plus personne de nos jours ne sait ce qu’est un jouet optique. Moi je le sais parce que je suis terriblement ancien. J’ai vu de mes yeux le chef de famille, la moustache retroussée sous un pince-nez de circonstance, poser sur le guéridon du salon une sorte de boîte à chapeaux. Mais qu’est-ce donc ? – Se demandèrent ma mère, mes frères et ma sœur. Mon beau-père, afin de ménager le suspense, en tant qu’amphitryon expert qu’il était, enleva lentement avec un sourire entendu le couvercle de l’objet insensé : un cylindre comme le haut de la tour d’un château qui aurait échappé à la vigilance de Violet le Duc. À l’intérieur, posé contre la paroi, se trouvait un ruban de papier plein de dessins et avant même que l’assistance eût le temps de faire « Ah ! » il donnait d’un geste de la main court, mais précis, une impulsion au cylindre qui se mit à tourner sur lui-même. Toutes les têtes se penchèrent alors sur le prodige qui révéla à la famille au travers des étroites meurtrières creusées tout autour du cylindre, des figures folles qui sautillaient jusqu’à l’épuisement du mouvement de rotation. Ne perdez donc pas votre temps à expliquer à autrui une expérience qu’ils n’ont jamais vécue ou à décrire des choses qu’ils n’ont jamais vues. C’est peine perdu, à moins que vous ne me destiniez votre texte. À moi, et à d’autres antiquités comme moi, mais…
Nous sommes de moins en moins nombreux, je vous le garantis.

Conversations avec Sousa – 9

– Hier, allongé sur mon canapé, j’ai interrogé le plafond. Je lui ai demandé si le plaisir était un sentiment ou une sensation. Après tout, peut-être que le plaisir n’est qu’illusion, comme tout le reste.

Plongé dans son journal, Sousa murmura :

– J’espère que votre plafond eut l’intelligence de vous dire qu’il vaut mieux se méfier de l’imprécision des sensations.

Mon plafond ne m’a rien dit, mais, de toute façon, j’ai pris depuis longtemps la décision de remplacer le plaisir par quelque chose de moins galvaudé, de moins suspensif et de plus mouvant, qui me permet d’avancer en toutes circonstances.

– Quoi donc ?… – demanda Sousa en se retournant les yeux grands ouverts.

– La curiosité.

– Et où vous a-t-elle conduit, votre chère curiosité ?

– À oeuvrer à travers des mots et des traits, à être et à ne pas être, à feindre mon existence, à m’entretenir avec mes démons et mes énigmes, sans identifier pour autant ce qui se passe réellement dans les intervalles qui, parfois, les distinguent.

– Je sens dans vos propos complexes – me dit Sousa avec malice – un soupçon de doute métaphysique qui vous taquine l’âme. Allez-vous l’utiliser pour écrire votre histoire de marches et de démarches ?

– Je ne pense pas. Ouvrir son âme au regard de tous est une attitude qui m’a toujours déconcerté. C’est, selon moi, une des plus obscènes. Je me demande ce qui peut la motiver ?

– Chez les uns – affirma Sousa avec conviction les yeux rivés sur quelque chose que de toute évidence il ne voyait pas – ça dépend du désir de tout partager, ce qui est un leurre, chez d’autres, peut-être la peur de disparaître, ce qui est inévitable. Au final, on revient toujours aux histoires de traces. La question qui mérite d’être posée est alors : peut-on vivre sans laisser de traces ?

– Mes chiens, cher Sousa, ainsi que des milliers d’autres espèces vivent pleinement chaque instant de leur vie sans laisser d’autres traces que celles, éphémères, de leurs déplacements.

– Oui, mais nous ne sommes pas des chiens n’est-ce pas ? Nous n’avons pas ce privilège. Nous n’ignorons pas, comme eux, qu’un jour la mort viendra nous cueillir.

– À vrai dire, moi, quoi qu’humain, je l’ignore aussi.

Un long moment de silence suspendit notre conversation.
Sousa le rompit en disant :

– Vous avez raison. Qu’est-ce que la mort au-delà de ce que les mots nous racontent ? J’ai vu des vivants et puis les mêmes, morts, mais… étaient-ce les mêmes ? Qu’ai-je appris en les regardant ? Rien. Qu’en ai-je déduit ? Rien.

Petit à petit la voix de Sousa se mélangea aux ombres du déclin du jour qui, lentement, obscurcissaient le lieu où nous nous trouvions.
Soudain, un souffle de vent signala sa présence au travers du léger mouvement qu’il imprima à un des battants de la porte d’entrée.
Il créa de la sorte, dans ma tête, l’image poétique d’une porte qui s’ouvre seule.
Comme j’aimerais vivre dans une maison où chaque chose agirait ainsi, me suis-je dit, où les fenêtres s’ouvrirait selon leur désir à la chaleur de l’été, où j’entendrais les étreintes entre les cadres et les tableaux, les murmures complices des coussins disposés pêle-mêle et ceux de mes dessins en train de s’échanger des secrets.

Conversations avec Sousa – 10

Assis sur un très inconfortable banc de jardin public, je me suis demandé : me suis-je senti bien une seule fois de ma vie.
Je crains la réponse.
J’ai dit à Sousa œuvrer à travers des mots et des traits, à être et à ne pas être, à feindre mon existence, à m’entretenir avec mes démons et mes énigmes, sans identifier pour autant ce qui se passe réellement dans les intervalles qui parfois les distinguent.
Mes propos étaient-ils vrais ou plus simplement un effet de style ?
Mon intention d’écrire sur la marche et la démarche des créatures relève-t-elle, comme dit Sousa, d’une nécessité ou résulte-t-elle d’une aberration plantée dans mon âme due aux entretiens que j’ai avec mes démons et mes anges ?
Je lui ai dit également feindre mon existence, mais c’est quoi, feindre son existence ?
Peut-être que le banc de jardin inconfortable sur lequel mon postérieur repose est en partie responsable de mes questionnements inquiets.
Où suis-je vraiment ?
Dans un jardin réel ou dans un jardin de mots ?
Où sont-ils, les intervalles qui les distinguent ?
Quelqu’un passe qui me distrait de mes pensées, non, qui attire mon attention.
C’est une vieille dame qui trottine. Le lourd sac en plastique qu’elle tient à la main la fait pencher légèrement de côté comme une embarcation inclinée par la houle. C’est ce poids qui imprime à sa marche un certain type de démarche.
Un peu plus loin, elle croise un monsieur âgé, quoique très droit, presque penché en arrière, qui a dû commander les autres toute sa vie durant. C’est du moins ce que j’interprète au travers de son maintien. Quelques feuilles d’érable entraînées par la brise du matin l’accompagnent comme des vassaux.
Où ce situe le jardin que ces gens parcourent et où je me trouve assis ?
Quelque part dans le monde ou uniquement dans ma tête ?
J’aime écrire ce que je vois, mais tout ce que mon regard contemple est à l’intérieur de moi. À l’extérieur il n’y a rien.
J’ai beau fouler le sol, le taper avec mes pieds, le monde n’existe pas.
Il n’existent que le sentiment d’exister, le reste n’est qu’illusion.
Les pigeons qui traversent ma pensée me charment toujours autant.
Aucune représentation, aucune description ne peuvent rendre leur étonnante démarche.

Conversations avec Sousa – 11

– J’ai pris de grandes décisions.

Sousa arrêta aussitôt de touiller son café pour me regarder avec curiosité.

– Je vais écrire mon texte « Marches et démarches des créatures » d’une manière totalement différente de celle que j’ai l’habitude de pratiquer.

– C’est-à-dire ?

– Je vais être moins didactique et plus intime. Je vais écrire ce texte comme si j’adressais des lettres à un ami.

Sousa reprit son activité de dissolution de sucre pendant un long moment.

– L’idée me semble excellente, mais… voulez-vous, s’il vous plaît, me parler un peu plus du cœur de votre sujet ? Autrement dit, que voulez-vous dire d’essentiel à cet ami ?

– Je veux lui dire que les arts des lettres et des traits débordent de choses futiles. Que ces choses-là ont été et sont toujours élaborées le plus souvent pour nous distraire, pour nous égarer, nous empêcher de penser. Que les écrans nous montrent des absurdités inacceptables que nous acceptons de bon gré. La marche est l’une d’elles.

– C’est-à-dire ? – répéta Sousa tournant à l’infini sa petite cuillère dans la tasse à café de laquelle plus aucune fumée ne s’échappait.

– Voyez-vous Sousa, dans la vraie vie, personne ne marche sur place, sauf les fous qui vont dans des salles de sport pour se « promener » sur des tapis roulants tandis que sur un écran, un personnage peut marcher indéfiniment sur place et qui plus est, de manière constante, pire, cyclique, sans que personne trouve cela absurde.

– Et vous voulez dire ça un ami ?

– Oui.

– Et vous avez un ami qui s’intéresse à ces choses-là ?

– Oui.

– Votre ami est donc une personne qui pratique les mêmes activités que vous ?

– C’est-à-dire ?

Sousa but d’un trait son café froid et ajouta :

– Je suppose que l’ami à qui vous voulez adresser vos lettres avec tout ce que vous venez de me dire et bien d’autres choses encore, est à la fois écrivain, artiste et cinéaste, n’est-ce pas ?

– Oui – j’ai balbutié.

– Il existe donc pour de vrai…

– Oui, enfin, non…

– Il existe ou il n’existe pas – demanda Sousa mettant la main à la poche intérieure de son veston.

– Il a existé. Il est décédé il y a peu de temps.

Après avoir fouillé le fond de sa poche Sousa en sortit sa chevalière qu’il remit à son doigt en me disant :

– Excusez-moi, je l’avais enlevée toute l’heure pour me laver les mains. Donc, si je vous comprends bien, vous allez écrire des lettres posthumes sur la locomotion à quelqu’un qui n’y est plus.

J’eus soudain l’impression qu’il n’y avait pas que Sousa qui attendait ma réponse.
Tout le café où nous étions s’était tu comme pour l’écouter aussi.
Comprenant mon embarras, Sousa se leva et me murmura à l’oreille :

– Vous me répondrez plus tard, peut-être demain…

Conversations avec Sousa – 12

– Alors ? avez-vous écrit à votre ami décédé ? – me demanda Sousa dès son arrivée.

– Pas encore…

– Et pourquoi ça ? C’est une excellente idée d’écrire à quelqu’un qui ne peut pas vous répondre.

– En ce moment, je préfère regarder le ciel.

– Ah! Regarder le ciel… Vous avez raison, on ne regarde jamais assez le ciel. Y avez-vous vu quelque chose d’intéressant ?

– Oui. De magnifiques nuages. Se détachait de l’un d’eux, très lentement, un morceau dans lequel j’ai cru reconnaître une délicate silhouette, peut-être celle d’un ange. Comme j’aimerais voyager ainsi.

– Ça devait être très beau – dit Sousa mettant sur la table de quoi écrire.

– Oui, ça l’était, mais laissez-moi vous raconter quelque chose qui m’est arrivé, hier soir, tard. J’avais commencé à noter quelques idées qui me sont venues à l’esprit sur les différents types de marche des gens quand, soudain, le mot « homme » s’est transformé en un dessin qui prit rapidement l’aspect d’une figure humaine très agitée. Agacé par la chose, je l’ai raturée comme on le fait pour une erreur, afin de reprendre l’écriture de mon texte. Toutefois, au fur et à mesure que je traçais avec ma plume d’autres mots, je sentais bien que, sous la rature laissée en arrière, quelque chose bougeait encore. M’étais-je endormi ? Car par la suite, lorsque je posais un de mes doigts sur une des pages de mon carnet, je faisais naître un griffonnage de traits que je pouvais déplacer à ma guise dans toutes les directions. Étaient-ce mes doigts qui déplaçaient les traits ou étaient-ce eux qui guidaient ma main afin de l’emmener là où ils voulaient qu’elle aille ? Je ne saurais le dire…

Sousa regarda longuement dans le vague avant de me dire :
– Vous devriez écrire tout cela à votre ami. Il saisira mieux que quiconque le sens occulte de vos songes.

– Vous croyez vraiment qu’il y a un sens caché dans mes songes ? Moi je n’y vois que l’expression de mon profond et constant désir de faire bouger des lignes.

– Mais… qu’attendez vous alors ? – me dit Sousa avec ses yeux ronds de grand-duc – faites bouger des lignes. Tracez des lignes, écrivez-les. Après tout, tout cela n’est que trajets, itinéraires, chemins, déplacements, en quelque sorte des respirations qu’il faut accomplir en marchant.

Conversations avec Sousa – 13

Écrire sur les lignes…
Les mots de Sousa faisaient danser mes pensées. Quoique moins excitants que faire bouger des lignes, ils m’ouvraient les portes de la rêverie.
Instinctivement, j’ai regardé autour de moi. Je me suis dit alors que le plafond coffré de notre lieu de rencontres ressemblait à celui d’une l’église baroque. J’aime venir me poser dans cet espace sombre, rectangulaire, long comme un couloir, sans fenêtres, pourvu d’une seule entrée, une porte à deux battants, située là-bas au fond, ornée de vitrages en verre sablé qui filtrent, plus qu’il n’en faut, le peu de lumière qui provient de l’extérieur. Au travers d’eux, j’aime deviner la silhouette estompée de Sousa qui se matérialise chaque fois pas à pas pour me rejoindre.

– Vous me semblez préoccupé…- me dit il en s’asseyant – des pensée contrariantes vous assaille ?

– Non, ce ne sont pas mes pensées qui me contrarient, mais mon stylo. Ce matin il refuse d’écrire. Comment voulez-vous écrire un texte sur les lignes autrement qu’avec un stylo à plume.

– Dieu! Que vous êtes snob – remarqua Sousa.

– Je crois que je vais aller le passer sous l’eau, ça va le réveiller.

– Puisque vous partez en quête d’un lavabo, au passage, demandez, s’il vous plaît, au benêt coincé derrière le comptoir et qui fait semblant de nous ignorer, de me servir une eau minérale gazeuse.

Quand je suis revenu des ablutions d’eau chaude infligées à mon stylo, Sousa me dit au travers des bulles qui pétillaient dans le verre qu’il tenait à la hauteur de ses yeux :

– Si je comprends bien, une fois encore vous tergiversez sur le sujet « Marches et démarches ».

– Pas tout à fait. Quand une créature imaginaire marche, ce n’est pas tant elle qui marche, mais bel et bien les lignes de son contour qui se déplacent.

Sousa but une gorgée d’eau minérale puis regarda longuement le plafond.

– Quel étrange endroit que celui-ci tout de même…

– Oui, il ressemble, en plus petit, à une église n’est-ce pas ?

Au lieu de me répondre, Sousa m’interrogea :

– Parlez-moi de votre soudain intérêt pour les lignes, voulez-vous ?

– Les lignes m’intriguent depuis toujours, mais de toute évidence, elles n’intriguent pas que moi. Plein d’autres gens se sont livrés à diverses considérations et études à leur propos. Quoi qu’il en soit, tout ce que j’ai pu lire ne me satisfait pas, car les lignes résistent aux définitions. Selon moi, elles ne peuvent pas être analysées, sauf par ceux qui croient pouvoir analyser le mystère à coups de rationalité, cependant…

– Cependant ?… – répéta Sousa en s’approchant de moi pour mieux m’entendre.

– C’est presque au terme de la création de mon « monde » de lignes, de traits et de contours que j’ai découvert que d’autres mondes existaient. Je me suis alors demandé : aurais-je dû attendre de les découvrir pour parler du mien ?

Conversations avec Sousa – 14

– Entre telle part et telle autre, le souvenir de certaines images traverse ma mémoire d’une manière déconcertante.

– Comme quoi, par exemple ? – demanda Sousa.

– Que l’atelier du potier de ma rue se trouvait face à l’épicerie et à côté de ce qui fut l’hôpital et que sa glaise était rouge comme les tuiles des toits que j’apercevais par la fenêtre. J’avais presque oublié que nous habitions le dernier étage à cause de mon père qui a toujours aimé résider au-dessus des autres. Conclusion, quand les problèmes de toiture ont commencé, il pleuvait dans la maison. Pourquoi toutes ces images me reviennent-elles au bout de tant d’années ?

– Moi aussi – dit Sousa – je suis assailli comme vous par des souvenirs inattendus. Figurez-vous que ce matin il m’est venu en tête une visite que j’ai faite il y longtemps au Musée d’Orsay à Paris.
Laissez-moi vous dire que j’eus l’impression de pénétrer à l’intérieur d’un caveau de famille monumental où s’entassaient les objets d’un culte ancien que j’ai négligé tellement j’étais pressé de trouver tout au fond de ce lieu lugubre les quelques maquettes de théâtre dont on m’avait parlé, réalisées pour la scène de l’Opera de Paris. La contemplation de ses modestes boîtes m’a ravi. Il me semble qu’une d’elles était destinée à un opéra qui gagnerait à ne plus jamais être joué, L’Africaine de Meyerbeer. Jusqu’à il y peu, je ne connaissais rien sur cette calamité chantée et j’aurais mieux fait de continuer à ignorer son existence, mais certaines choses s’imposent à moi sans crier garde. J’ai donc appris que cette Africaine est une histoire qui réunit tout un panel de personnages qui me sont insupportables parmi lesquels figure l’odieux amiral Vasco da Gama. Toujours selon mes sources, le livret d’Eugène Scribe s’inspire très librement de la vie de ce grand criminel. Les mêmes sources précisent que le malheureux Meyerbeer a mis vingt-cinq ans pour composer ce machin et qu’il est décédé aussitôt après l’avoir achevée, si l’on peut dire. J’espère que tout ce j’ai appris entre-temps sur cette affaire ne perturbera pas mon ravissement lorsque je me posterais à nouveau devant ce petit monde en papier découpé qui tient dans une boîte et que j’aime tant.

– Papier découpé, papier découpé… voila quelque choses qui me chante à l’oreille et qui fait surgir en moi des souvenirs immédiats…

– Vous aussi, vous êtes sensible comme moi à la magie des boîtes remplies de figurines en papier.

– Terriblement, oui…

– Et vous arrivez à identifier la provenance de cette fascination ?

– Je crois que c’est à cause du théâtre. Le théâtre n’est-il pas une grande boîte ?…

Sousa acquiesça.

– Je me souviens aussi du jour où je suis entré moi-même pour la première fois dans une boite ?

– Comme se fait-il que vous soyez rentré dans une boîte ? – me dit Sousa stupéfait.

– Quand je me suis caché pour la première fois dans l’armoire à linge. De là provient, peut-être, le plaisir lointain de me sentir petit…
Maintenant que je deviens vieux, les images me tombent dessus à l’improviste. Il est nécessaire de bien m’en souvenir pour les comprendre, par exemple, j’avais une peur terrible des processions, des prêtres et des églises. Mais j’aimais la crèche avec le petit miroir, qui faisait semblant d’être un lac, caché dans de la sciure colorée qui imitait la campagne verdoyante.
La crèche a été, certainement, le premier théâtre de mon enfance, ma première boîte à merveilles…

– Il y a quelque chose de magique dans les souvenirs, n’est-ce pas ? – dit Sousa avant de se éclipser.

Conversations avec Sousa – 15

– Saviez-vous, Sousa, que Dürer avait chez lui des animaux exotiques dans son jardin zoologique privé.

– Non, je ne le savais pas.

– Et qu’au seizième siècle, à Lisbonne, on troquait de l’art contre des choux.

– Non plus, mais ça m’étonne moins.

Autour de nous régnait une grande agitation due à l’arrivée inopinée d’une cohorte de touristes asiatiques et bruyants. Sousa, imperturbable, continua à faire ses mots croisés comme si de rien n’était. Assises à côté de nous, trois femmes d’âge mur se montraient les achats qu’elles avaient faits, sortant de leurs sacs respectifs des foulards, des chaussettes, des bijoux de pacotille quand soudain une d’elles sortit de sa besace une sorte de poupée articulée qui m’a fait penser à une marionnette.
La marionnette est un objet qui révèle à la perfection la nature humaine.
Sousa qui lit dans mes pensées, tout en cherchant « combinaison gagnante » en six lettres me dit alors d’une voix traînante:

– Les hommes, qui ne comprennent rien à rien, aiment tuer le vivant et faire ensuite semblant de le ressusciter. Ils appellent ce «faire semblant» art et il est vrai que l’art est la facette la plus séduisante de la perversion de ces dangereux énergumènes.
Une marionnette est une chose ou, si l’on veut, un tas de choses, mais avant tout, elle est un objet taillé dans le bois d’un arbre qui aurait mieux été vivant que mort et debout plutôt que découpé en morceaux. Une fois la destruction accomplie, le marionnettiste tâche, au travers de moult manipulations, d’attribuer un semblant de «vie» à cet objet mort.

Sans que j’eusse le temps de réagir à ce qu’il venait de dire, Sousa me demanda :

– Comment vont les lignes, les marches et les démarches ? Ça avance ?

– Non, j’hésite…

– Peut-être que vous devriez écrire sur l’hésitation…

– Par défi je lui ai répondu : et pourquoi pas ? Puis en me ravisant, j’ai ajouté – je ne crois pas en être capable…

– Et pourquoi donc ?

– Parce qu’au lieu de dire les choses simplement, mon écriture devient parfois confuse et souvent et par goût, paradoxale ou alors j’écris dans un état de colère la colère au lieu de dire l’élégance. J’aime l’élégance. C’est ma manière à moi d’être décadent.

– Dans ce cas, écrivez sur la décadence…

Sousa plia son journal comme s’il s’apprêtait à partir. Il but ensuite la dernière gorgée d’eau de vie qui restait au fond de son verre et déjà debout dit :

– Je vais vous raconter une histoire vraie qui convient à la perfection à la crise que vous traversez.
Sur la page blanche qu’un écrivain n’arrivait pas à remplir, un fantôme surgit.
Il était venu lui rappeler qu’un texte le concernant était toujours en souffrance.
Cessez, Monsieur, de vivre comme un gamin – lui dit le fantôme – et occupez-vous de moi, en me donnant un peu de la vie contenue dans vos mots.
La stupeur passée l’écrivain rétorqua au fantôme : suffit-il qu’un être venu de l’au-delà, que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, m’annonce qu’il y aurait de la vie dans mes mots pour que je le croie et que je me mette aussitôt à écrire comme un malade ? Et qu’est-ce que je ferais de ma paresse ?
À ces mots, le fantôme disparut.

Conversations avec Sousa – 16

– En venant – dit Sousa encore haletant – j’ai observé les immeubles, leurs façades, portes et fenêtres, quelques églises et autres bâtiments pompeux de l’état et j’en ai retiré la conviction que l’homme n’est pas un animal discret. Depuis l’aube de l’humanité, il a toujours aimé couvrir, remplir, orner les surfaces d’indiscrétions comme si rien n‘était plus abominable que de passer inaperçu.

– Sousa, vous venez de décrire à la perfection la raison qui m’empêche d’écrire pour le moment. Je suis saisi par la crainte d’être indiscret.

– Pardonnez-moi de vous dire ceci, cher ami, mais vos propos sont d’une naïveté déconcertante.

– Et pourquoi ça ?

– Parce que tout type d’écriture est un acte d’exhibition. Si vous voulez être discret, n’écrivez rien, ne tracez rien, ne dites rien et vivez de préférence seul, terré quelque part comme un ermite.

– Je ne pourrais pas, car, pour moi, il n’y rien de plus agréable que de tracer des lignes sur une feuille blanche…

– Alors, faites-le, mais ne les montrez à personne.

– En fait, Sousa vous me proposez, pour être discret, d’uniquement sentir tout de toutes les manières comme disait l’autre…

– Oui, sentez, sentez, et gardez tout pour vous – dit Sousa presque irrité – de toute façon les autres ne mérite rien de ce que vous pouvez leur donner, dire ou montrer.

J’ai regardé autour de moi, je me suis laissé imbiber par tout les détails du lieu de nos rencontres avant de questionner Sousa :

– Je sens le regard des choses, l’odeur des objets, du jour et de la nuit, le goût presque des nuages et vous voulez que je n’en fasse rien ? Moi qui ai envie de transformer tout en tout ?

– Mon ami – me dit Sousa redevenu serein – vouloir transformer une chose dans une autre pose un gros problème : les choses se transforment d’elles-mêmes et jamais très rapidement. Prenez la poésie. Elle est une manière de transformer les choses, les sensations, les émotions, les sentiments en mots, n’est-ce pas ? Dites-moi alors pourquoi vous, qui aimez tant transformer, n’écrivez jamais de poésie ?

– Parce que la poésie est une forme littéraire des plus subversives. Elle transgresse le langage et brise le sens commun.

– Et alors ? – dit Sousa dans un mouvement d’avancée.

– Alors, je n’en suis pas encore à ce stade. Je fais encore partie de ceux qui utilise la poésie, peut-être à tort, pour dire la beauté du monde.

Après un grand silence, Sousa reprit la parole en me regardant comme s’il était le général des Jésuites :

– Rendez alors au monde la beauté des marches et démarches des créatures de façon poétique.

– Sousa, ça c’est impossible.

– Et pourquoi ?

– Avez-vous déjà vu Popeye marcher ?

Conversations avec Sousa – 17

Les gestes inexistants,
Les ombres agissantes,
Les êtres invisibles,
Un décor dévasté…
Dehors,
La forêt calcinée,
Les eaux stagnantes,
Le courant mourant qui
Emporte les corps,
Vers la mer.
Dedans,
Des personnages de «commedia»,
Des pantins pathétiques,
Le reflet d’un pendu dans l’œil d’une biche,
Du blé ondulant qui caresse un épouvantail,
Des maisons en flammes,
Les volutes de la fumée,
Puis…
Rideau!
– J’ai regardé Sousa et je lui ai demandé : qu’en pensez-vous.

– Que tout compte fait, Rilke avait peut-être raison de dire que le beau est le premier degré du terrible. Avez-vous écrit ce poème récemment ou depuis longtemps ?

– Il y a longtemps. Je voulais en faire un film, donc ce n’est pas exactement un poème, mais plutôt une série d’images…

– Vous n’étiez pas très heureux à l’époque, n’est-ce pas ? – me demanda Sousa en m’interrompant.

– Je ne sais pas, je ne sais plus… oui… ma vie n’était pas simple…

– Et pourquoi vouliez-vous en faire un film – dit Sousa en m’interrompant encore – les films sont les vestiges d’un passé romanesque. Le fait stroboscopique des pionniers, dont vous m’avez abondamment parlé, me semble avoir propulsé les images animées à l’avant-garde de l’art. Comme vous le savez, je ne vais jamais au cinéma. Je trouve que c’est une forme de spectacle aliénante et avilissante de nature à créer des addictions, mais je soupçonne néanmoins l’industrie d’avoir projeté le cinéma dans le passéisme.
Les gens de cinéma prétendent avoir créé les images en mouvement. C’est faux.
Dès le commencement, chacun avait déjà une image en mouvement à soi, son ombre.
L’humanité prétend avoir mis plus de 30 000 ans pour «conquérir» les images sans jamais y parvenir totalement. Les vraies images sont les images écrites et, si possible, écrites avec ironie. Soyez ironique et écrivez, à distance, sur ces satanées marches et démarches de ces créature d’une laideur certaine qui font rire aux éclats le peuple des salles obscures. Avec vos mots, faites uniquement sourire. C’est suffisant.

Conversations avec Sousa – 18

– Pendant de longues années, j’ai pratiqué un métier imbécile.
J’ai ainsi croisé des gens puérils, des gens pour qui il était apparemment difficile de devenir adultes.

– Vous dites ça parce que vous êtes de mauvaise humeur, que le temps est gris et qu’il pleut – me dit Sousa, puis il ajouta: autrement vous devriez savoir que tous les métiers comportent une part d’imbécillité. Tout ça, c’est du travail et le travail est une dégueulasserie inventée par des pervers pour tenir les gens en laisse. À mes yeux, vous êtes sur la voie de la guérison. Vous avez commencé par le pire et vous avancez vers le meilleur.

– Et vous, Sousa, vous avez commencé par quoi ?

Sousa mit du temps à répondre, en fait quelques seconds à peine qui m’ont semblé une éternité. Il sortit sa montre de gousset de la poche de son gilet, la regarda et dit enfin :

– Étant donné que je n’ai pas beaucoup de temps je ne vous dirais que ceci : moi, j’ai toujours vécu ma vie à l’envers. J’ai commencé par être un enfant malade pour devenir le vieux qui se tient devant vous en pleine santé et qui marche d’un pas assuré. Il semblerait que plus on vieillit, plus on aime les choses qui ne donnent pas à penser. Moi, voyez-vous, plus je prends de l’âge, plus je pense. J’aime penser, j’aime beaucoup penser, mais maintenant il faut que je m’en aille.

En voyant Sousa s’éloigner vers la porte je n’ai pu m’empêcher de penser : les vieux adorent les dessins animés plus que les enfants, sauf Sousa. À ma connaissance il n’en a jamais regardé aucun.
Sousa à mille fois raison de dire que plus on vieillit, plus on aime les choses qui ne donnent pas à penser. Je vis entouré de gens totalement atteints par cette infirmité.
Des gens qui parlent pendant des heures et des heures, sans se rendre compte que les banalités qu’il disent ne représentent que l’expression de la peur de mourir qui paralyse leur cerveau.
Je fais semblant de les écouter, je les regarde, mais je ne les vois pas, je ne les vois plus et je demeure autant que je peux silencieux…
Que pourrais-je leur dire d’ailleurs, moi qui ne vis pas sur la même rive qu’eux ?
J’ai appris très tôt que l’on ne peut pas parler de la lumière de Vermeer avec tout le monde et encore moins de partager les interrogations que la première phrase de l’Éthique de Spinoza ne manque pas de susciter : J’entends par cause de soi ce dont l’essence enveloppe l’existence, ou ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante.
Demain je demanderais à Sousa s’il sait pourquoi il est plus facile de plagier un
Matisse qu’un Vermeer, un schtroumpf qu’un Matisse et ainsi de suite jusqu’à atteindre le quinzième sous-sol de la représentation qui ne représente que de la bêtise.
En attendant, je vais remonter à la source des dessins animés en regardant une ribambelle de petits mouvements bouclés conçus pour les jouets optiques, encore emprunts de naïveté.

Conversations avec Sousa – 19

– Dites-moi – demanda Sousa d’un air inquisiteur – avez-vous écrit depuis « Affaires intimes » ?

– Rien de bien consistant…

– Qu’entendez-vous par là ?

– Des textes courts, des bribes, des fragments – j’ai répondu.

– Comme des pensées, des idées, des situations, des souvenirs ? – ajouta Sousa.

– Oui.

Ma réponse illumina d’un sourire son visage.

– Et tout cela s’entrecroisant avance, recule et s’entremêle dans le temps sans chronologie aucune, n’est-ce pas ?

– Oui, tout à fait.

– Alors, pourquoi parler d’inconsistance ?

– Parce que par rapport à « Affaires intimes » ce sont des textes moins achevés.

Sousa prit son air grave pour me dire :

– Mon ami, un conseil si vous me le permettez, n’achevez jamais rien si vous voulez un tant soit peu frôler, un jour peut-être, le bonheur de saisir la beauté des choses.

Sousa partit, il avait des choses à faire comme il a l’habitude de dire, je me suis interrogé. Pourquoi ai-je omis de lui dire que depuis « Affaires intimes », j’avais écrit un livre sur le mouvement des choses ?
Comme toujours, en fin de conversation, Sousa m’ouvrait une nouvelle perspective, celle de réfléchir et d’écrire sur la beauté des choses.
Toutefois est-ce qu’on appréhende la beauté en écrivant sur elle ?
Les mots nous suffisent-t-ils pour exprimer la beauté que les choses parfois nous offrent ?
Les mots des livres ne nous apprennent rien – répète Sousa inlassablement.
Finirais-je, un jour, par le croire, m’arrêter et contempler vraiment le monde ?

Conversations avec Sousa – 20

– Vite, Sousa, asseyez-vous, car j’ai quelque chose à vous lire.

– Mais ?… Que vous arrive-t-il pour avoir l’air aussi excité ?

– Parce que je veux vous lire le nouveau début de « La marche des créatures » et avoir votre avis…

– Quoi ? Vous en êtes toujours au début ?

– Mais oui, je me suis mis à cogiter à ce que vous m’aviez dit l’autre jour et…

– Que vous ai-je dit de si paralysant ?

– Vous savez bien, quand vous m’avez dit qu’il était préférable de questionner d’abord le mystère situé en amont de tout déplacement, du désir de se mettre en mouvement…

– Mais… c’était il y a longtemps, ça.

– Peut-être bien, oui, certainement, mais là n’est pas la question. Voulez-vous, s’il vous plaît, écouter ce que j’ai écrit ?

– Bien entendu, allez-y, lisez…

J’ai eu le privilège de connaître un auteur qui a écrit un livre, où il développe une idée captivante d’intérêt général, intitulé : « Comment passer de l’immobilité à la vie ».
Quiconque qui, comme moi, considère que la mort ne se trouve pas devant, mais derrière nous, trouvera dans la lecture de cet ouvrage une source inespérée de réconfort.
Toutefois, étant donné que ce grand esprit a eu la malencontreuse idée d’écrire son livre dans une langue stupide que, par bonheur, je connais, j’ai décidé d’entreprendre la traduction de larges passages de son magnifique ouvrage afin de faire connaître au plus grand nombre sa merveilleuse pensée…

À ce moment précis de ma lecture, Sousa fut pris d’un fou rire qui dura longtemps.

José-Manuel Barata Xavier
Argenton sur Creuse 2019