Les réflexions auxquelles je me suis livré pendant l’élaboration de ce texte ont fini par me convaincre, de manière quasi définitive, que la chose la plus difficile, quand on écrit, n’est pas de donner du sens à un texte. Elle réside, pour l’essentiel, dans la façon d’organiser l’acte d’écrire.
Écrire comment, de quelle manière, avec quoi et où ?
C’est tout de même étrange, qu’à partir du moment où l’on se consacre corps et âme à la pratique de l’écriture (qui consiste à tracer dans un espace formaté des dessins qui représentent des lettres, qui, à leur tour, représentent des sons desquels résultent des mots, des phrases et des paragraphes), que cette pratique fasse surgir immédiatement des torrents de questionnements.
Celui qui m’assaille presque toujours quand j’écris est : que suis-je en train de faire réellement ?
Si je savais répondre à cette question, je ne m’arrêterais jamais d’écrire pour observer minutieusement les instruments avec lesquels j’écris ainsi que les supports sur lesquels j’écris.
C’est pourtant ce que je fais assez souvent.
Ce sont donc ces multiples points de suspension qui m’ont conduit à écrire ce texte.
L’acte qui consiste à tracer des lettres rend indécelable une quelconque frontière entre l’art du dessin et celui de l’écriture, car la stratégie graphique de l’un et de l’autre est la même ; remplir, occuper un espace avec des traits, des lignes et des contours, ouverts ou fermés, en ayant comme intention de créer des représentations.
Les instruments du dessin et de l’écriture sont les mêmes : crayons, stylos, pinceaux.
Quant au processus, bâti sur la trilogie : instruments – pigments – supports, la similitude entre celui de l’art d’écrire et celui de l’art de dessiner ne peut qu’étonner.
Toutefois, je n’ insisterais pas sur l’unité absolue qui existe entre dessin et écriture, entre graphie et calligraphie, pas plus que sur le processus de médiation assumé par le pigment. Dans ce domaine, Shitao, dans ses « Propos sur la peinture du moine Citrouille Amère » a tout dit sur l’art de tracer.
Il me plaît davantage de parler de quelques écrivains qui dessinaient plus que des lettres, à commencer par celui dont Théophile Gautier disait « S’il n’était pas poète, Victor Hugo serait un peintre de premier ordre… ».
Il me semble opportun de citer un extrait d’une lettre de Victor Hugo à son éditeur Castel : « Le hasard a fait tomber sur vos yeux quelques espèces d’essais de dessins faits par moi à des heures de rêverie presque inconsciente avec ce qui restait d’encre dans ma plume sur des marges ou couvertures de manuscrits… Je crains fort que ces traits de plume quelconques jetés plus au moins maladroitement sur le papier par un bonhomme qui a toute autre chose à faire ne cessent d’être des dessins du moment qu’ils auront la prétention d’en être. »
Le fait que Victor Hugo ne dise rien sur l’intentionnalité de ses représentations dessinées et qu’il concentre ses explications uniquement sur les instruments avec lesquels il dessine me questionne.
Modestie ? Peut-être…
Gaëtan Picon, dans la préface de son beau livre « Victor Hugo, dessinateur », souligne : « La modestie (chez Victor Hugo) est si peu naturelle qu’il nous faut prendre au sérieux ses moindres manifestations. »
Dans une autre lettre à Baudelaire, Hugo détaille un peu plus sa manière de procéder : « Je suis tout heureux et très fier de ce que vous voulez bien penser des choses que j’appelle mes dessins à la plume. J’ai fini par y mêler du crayon, du fusain, de la sépia, du charbon, de la suie, et toutes sortes de mixtures bizarres qui arrivent à rendre à peu près ce que j’ai dans l’œil et surtout dans l’esprit. Cela m’amuse entre deux strophes. »
Une fois de plus, Victor Hugo ne dit rien sur la signification de ses dessins.
Il ne se livre qu’à des considérations picturales ; pigments et mixtures bizarres.
À ce propos Théophile Gautier dans sa préface pour un album de dessins de Victor Hugo publié en 1863 nous informe sur le processus de transformation du café en images : « Que de fois, lorsqu’il nous était donné d’être admis presque tous les jours dans l’intimité de l’illustre écrivain, n’avons-nous pas suivi d’un œil émerveillé la transformation d’une tache d’encre ou de café sur une enveloppe de lettre, sur le premier bout de papier venu… ».
Si au lieu de considérer les dessins de Victor Hugo, qui représentent des paysages, des gens, des architectures plus aux moins explicites, nous considérons ses manuscrits littéraires, nous ne pouvons qu’être stupéfaits.
Il y va de même pour les étonnantes pages manuscrites de Flaubert, celles de Barbey d’Aurevilly ou de Heine, parmi tant d’autres, et que dire des « paperolles » de Proust …
Que voit-on dans ces manuscrits ?
À première vue, un grand désordre, le plus souvent illisible, représenté sur divers supports, ce qui pourrait conduire un esprit rationnel à se demander : pour quelle raison obscure l’écriture de ces gens-là se présente à nos yeux d’une manière aussi griffonnée ?
Avant de tenter une réponse sur la raison d’être de ce tumulte graphique (était-il destiné à la lecture et si tel était le cas, à quel lecteur ?) je préfère évoquer ici un cas extrême d’illisibilité, celui de l’écrivain Robert Walser et de ses microgrammes.
Les microgrammes ont été rédigés entre 1924 et 1933. Ils correspondent à la période berlinoise de Rober Walser, certainement la plus fertile selon les spécialistes.
Les microgrammes se trouvent inscrits sur divers supports, cartes de visite, enveloppes, lettres, entre autres.
La graphie est minuscule, alignée, construisant ainsi des blocs de texte réguliers aussi surprenants que captivants.
Quelle était la raison de cet atelier miniature ?
Qu’est-ce qui a déterminé la variété des supports ?
Quelles ont été les raisons qui ont conduit l’auteur à les écrire au crayon ?
Pourquoi leur graphie est-elle, à première vue, impossible à lire ?
Dans une lettre à l’éditeur Máximo Rychner et dans quelques microgrammes Walser s’explique sur ce qu’il appelle « la méthode du crayon ».
Il dit avoir été, à un certain moment, « assailli par une terrible aversion envers la plume ». Pour « se libérer de cette aversion » il s’est mis alors à « crayonner », à ébaucher, à « batifoler », selon ces termes.
L’écriture au crayon a ainsi réanimé en lui « le plaisir d’écrire ».
Comme elle est surprenante, cette expression, « le plaisir d’écrire ».
En quoi consiste-t-il, ce plaisir ?
Quelle différence pourrait-on établir entre le plaisir d’écrire et la nécessité compulsive de certains autres auteurs, tel Fernando Pessoa, de dire et de dire en permanence tout, de toutes les manières.
Comme Walser, Pessoa écrivait parfois au crayon.
Pourquoi ?
Je l’ignore.
Walser a dit que le crayon lui permettait de travailler d’une manière plus rêveuse, plus calme, plus lente, plus contemplative.
Cependant Walser ne parle jamais de l’aspect miniature de son écriture.
Que savons-nous des procédés de scription de Pessoa et de ses instruments de prédilection pour mener à bien cette suite de gestes ?
Quand Carl Seelig, ami et tuteur de Walser pendant ses années d’internement psychiatrique à Herisau, a découvert l’existence des microgrammes, il a pensé que ces derniers étaient le fruit d’une « écriture secrète ».
Après le décès de Walser, en accord avec les supposés désirs de celui-ci, Seelig a ordonné la destruction des microgrammes.
Heureusement pour nous, le notaire responsable de la succession n’a respecté ni les directives du tuteur ni les supposées dernières volontés de l’écrivain.
Entre-temps, Jochen Greven, grand érudit de l’oeuvre de Walser, a fini par prouver qu’il était possible de lire les microgrammes en publiant le romain« Le Brigand » entièrement caché dans cette graphie singulière.
Enfin, dans les années 70, le décryptage des microgrammes a été confié à deux germanistes, Bernhard Echte et Walter Morlang qui, munis de loupes et d’une patience incommensurable, ont pris vingt ans pour traduire les microgrammes en texte courant.
Dans les microgrammes l’autoréflexivité semble être, pour certains exégètes, un des éléments qui constituent la modernité de Walser «Il y a une sorte de mise en scène de l’acte d’écriture », ajoute le grand spécialiste de Walser, Peter Utz.
«Walser s’observe en train d’écrire. Il dit ce qu’il fait tout en le faisant. Dans les microgrammes, l’acte d’écrire prend le dessus et devient son propre sujet.»
« L’acte d’écrire devient son propre sujet » est une belle idée qui me séduit terriblement et qui illumine en permanence ma pensée par rapport aux différents aspects et apparences des manuscrits de Pessoa.
C’est que la singularité de certains manuscrits de cet auteur entrouvre, dans mon esprit, une perspective d’investigations sur ses textes en tant qu’oeuvres graphiques autonomes (ce qu’ils sont de fait) où l’écriture devient « son propre sujet ».
L’acte d’écrire suppose des contraintes matérielles. Le fait que les auteurs du dix-neuvième siècle écrivaient sur des feuilles recto verso, éventuellement reliées, pliées ou dépliées, positionnées dans divers sens, a donné origine à des manuscrits dont le résultat visuel est souvent d’une extrême complexité.
D’autres auteurs réservaient des marges latérales pour inscrire des variantes parfois plus abondantes que le texte lui-même.
Balzac semblait recourir systématiquement aux premières épreuves imprimées de son texte, composés avec un large interlignage, de sorte à lui offrir un espace de correction confortable, de réécriture et parfois de dessin.
Quand on tente d’analyser ces « brouillons » du point de vue de l’écrivain, on observe en premier lieu que la parole écrite permet d’accumuler sur un même document des retours en arrière à coup de corrections, d’altérations et de ratures qui enrichissent les énoncés, qui précisent les intentions. Ainsi, le brouillon final se présente souvent au regard comme une cartographie d’hésitations représentée dans l’espace d’un support matériel bidimensionnel, avant d’être une représentation dans le temps, celle de la lecture.
Dans la mesure où une page manuscrite possède les mêmes caractéristiques que celles de l’art pictural, ceci permet d’envisager l’édification d’une esthétique du « brouillon » et, au-delà, d’une esthétique de l’illisible.
Cette construction bute cependant contre le point de vue du lecteur qui cherche à lire le texte et non pas à le contempler en tant qu’oeuvre graphique.
Cette terrible envie de vouloir comprendre propulse lecteurs et chercheurs vers le sens des mots, de même que l’observateur d’un tableau se perd dans les détails au lieu d’embrasser la totalité de la représentation.
D’où provient ce déconcertant désir de vouloir comprendre avant de voir ?
Une page manuscrite est ce qui ressemble le plus à la nébuleuse mentale d’un songe. À l’intérieur de cette nébuleuse se trouve un agglomérat indéterminé d’intentions.
De la pluralité des parcours de la pensée tracés et cumulés dans l’espace-page résulte la visualisation des mouvements d’une intention au travers d’une toile de relations et d’interactions. Dans ce sens, le manuscrit révèle certainement une vision étendue de la structure mentale de l’écrivain.
Devant elle, le lecteur s’égare. Il tentera alors de décoder cette vision de manière à passer, le plus vite possible, de l’autre côté du texte, oubliant ainsi la représentation concrète qu’il a devant ses yeux.
En alignant côte à côte trois pages manuscrites du « Gardeur de troupeaux » de Fernando Pessoa, on pourra remarquer immédiatement différentes stratégies d’occupation de l’espace, différents supports d’écriture, différentes manières de tracer, d’esquisser, d’annoter, de corriger.
Une analyse plus approfondie révélerait également des différences instrumentales significatives.
Les causes, les motifs et la raison de ces différences résultent d’une posture esthétique inhérente au premier niveau de l’acte d’écrire ; organiser une représentation graphique qui s’inscrit dans un espace bidimensionnel. Son étude requiert et exige l’intrusion de l’analyse esthétique et cognitive.
Afin de rendre possible l’hypothèse d’une esthétique de l’illisible, il serait nécessaire d’ouvrir diverses perspectives d’étude dans diverses directions de nature à élucider les relations existantes entre l’écriture et la lecture dans la mesure où un texte écrit constitue un cas unique d’intersection entre deux positions énonciatives dans lesquelles un même sujet (l’auteur) est successivement (et simultanément) écrivant et lecteur.
La « théorie des trois espaces » que j’ai élaborée pour analyser des images en mouvement projetées sur des écrans pourrait s’avérer ici utile et pertinente
Il s’agit de considérer que trois espaces d’observation coexistants ; l’espace relationnel, l’espace-écran-page, l’espace imaginaire
Le premier concerne la distance qui sépare l’observateur de la chose observée.
Le deuxième permet d’étudier les composantes esthétiques de la représentation inscrite dans un espace formaté
Le troisième, l’espace imaginaire, concerne l’au-delà de l’image.
La perception d’une représentation graphique quelle qu’elle soit dépend intrinsèquement de l’interaction entre ses trois espaces.
Je suggère donc que l’on devrait considérer les manuscrits littéraires non pas uniquement comme étant des objets transitifs, mais tout d’abord pour ce qu’ils sont réellement, des oeuvres d’art graphiques singulières.
Quant à la raison d’être de ces tumultes graphiques et aux questions sous-jacentes concernant leur illisibilité, je préfère citer, pour conclure, ce que le manuscriptologue Jean-Louis Lebrave a écrit à ce sujet : « c’est peut-être le lieu de rappeler, en guise de boutade finale, que les brouillons n’ont pas pour destination d’être lus par d’autres que leurs auteurs – à la rigueur les secrétaires de ceux-ci – et que bon nombre d’auteurs parmi lesquels Heine, ont réprouvé d’avance l’irruption des manuscriptologues dans leur cabinet le travail.
Nous ferons-nous pardonner notre intrusion (…) en la plaçant sous le signe de la recherche cognitive ? »
José-Manuel Xavier
Argenton-sur-Creuse 2021