Lorsque je me perds dans la contemplation des vagues océaniques, que vois-je ?
Le mouvement des vagues ou des vagues en mouvement ?
Et quand je regarde le goéland qui vole au-dessus de ma tête, que vois-je ?
Le mouvement de l’oiseau ou un oiseau qui passe ?
Peut-être ni l’un ni l’autre…
C’est dire à quel point le mouvement des choses devient mystérieux lorsque je tente de l’appréhender.
Cependant, je constate dans cette manière hésitante de dire ce que je perçois, que l’expression mouvement de vagues se réfère à la forme des vagues et que l’expression vagues en mouvement se réfère au déplacement des vagues.
Dans les deux cas, le mot mouvement indique l’omniprésence de l’invisible force qui anime tout ce que mon regard contemple.
J’imagine, sans toutefois en être certain, que toute personne qui prétend créer l’illusion que les images vivent doit étudier le mouvement et la manière de le représenter.
Ce type d’illusions est dû à un phénomène mental qualifié par les chercheurs de jadis de synthèse du mouvement.
Moi, je l’appelle l’Autre mouvement.
Son emploi transforme l’acte d’animer des images en une activité paradigmatique que j’exerce depuis longtemps, avec un sentiment mêlé de méfiance et de curiosité.
Avec méfiance, car, depuis l’enfance, je n’ai jamais apprécié les dessins animés que les adultes m’obligeaient à regarder.
Avec curiosité, car la majorité des films d’animation que j’ai vus continuent à me plonger dans une profonde perplexité.
Pour quelle raison un phénomène aussi prometteur que la synthèse du mouvement, qui rend possible l’impossible, a donné lieu à tant d’œuvres aussi dérisoires que conformistes.
J’en conclus que si tous les artistes à travers les siècles avaient utilisé l’art comme la majeure partie des faiseurs de films d’animation utilise la synthèse du mouvement, l’art n’aurait servi qu’à peindre des panneaux de signalisation ou à modeler des santons pour des crèches.
Que signifie (pour moi), l’acte « d’animer » ?
Je ne sais pas.
Ce dont je suis certain c’est qu’il représente à mes yeux le plus délectable moyen d’interroger le rythme et la dynamique du mouvement des êtres et des choses.
Tout ceci me conduit à avoir parfois des comportements qualifiés d’étranges par les autres, tels que feuilleter entre mes doigts les pages d’un livre pour voir si le texte vibre de façon captivante, passer de longs moments à regarder la rivière qui coule devant ma maison afin d’admirer les caprices des réflexions qui se produisent à la surface de l’eau, scruter le frémissement du feuillage des arbres pour en retirer le délicieux plaisir de balancer mon attention entre la globalité et le détail.
Plus tard, mû par une nécessité inexplicable, la plupart du temps incontrôlable, il m’arrive d’écrire des mouvements de manière imprévue et sans raison.
Pendant ces moments de transe, j’utilise la substance que j’ai recueillie de mes différentes contemplations comme une interrogation poétique qui me sert à créer les illusions qui m’ont été suscitées par tant de choses vues et entendues.
Ce genre de considérations se trouve, bien entendu, fort éloigné des images qui surgissent dans la tête de la plupart des gens quand on leur parle d’animation.
Le mot animation fait jaillir dans les mémoires un monde enfantin, pittoresque, peuplé de figures clownesques, caricaturales, de personnages nigauds parfois tendres qui émeuvent ou font rire.
Dans le pire des cas, l’animation n’est qu’un article indéfini.
En ce qui me concerne, j’essaie de faire autrement.
Chaque fois que la nécessité d’animer me prend, je m’efforce d’attribuer à ce que fais le statut d’objet d’art, si possible étrange, surprenant et rare.
De ce labeur est né progressivement mon intérêt pour la poétique des mouvements illusoires.
L’expression « mouvements illusoires » n’est pas de moi, je l’ai entendu pour la première fois dans la bouche d’Alexandre Alexeïeff. Depuis je l’ai faite mienne.
La poétique se donne comme objet d’étude les procédés qui entrent en jeu dans la composition d’un poème. C’est en les étudiants, que j’ai appris qu’il m’était possible d’animer de manière imprévue et sans raison apparente.
La poétique des mouvements illusoires traite des procédés utilisés dans cette manière singulière d’écrire et de composer les illusions, de laquelle résulte cette étrange apparence de vie qui semble animer les images, mais…
En quoi consiste exactement animer de manière imprévue et pourquoi est-ce que je la considère comme un privilège ?
Quand un artiste dessine pour son bon plaisir ou quand un peintre peint selon son humeur quelque chose que personne ne lui a commandé, ou encore quand un compositeur note sur une partition les idées musicales qui lui viennent en tête, ces attitudes sont considérées comme étant normales.
Toutefois, dès que j’anime quelque chose pour mon bon plaisir, l’acte commis suscite immédiatement chez les autres un lot de questions déconcertantes :
Qu’est-ce ? C’est pourquoi faire ? Qu’est-ce que cela représente ? Est-ce la partie de quelque chose ? Est-ce pour un film ? Non ? Alors, pourquoi l’avoir fait ?
La raison de ce comique questionnement réside dans le fait que celui ou celle qui animent des images n’ont jamais été considérés en tant qu’artistes.
Depuis les origines du cinéma d’animation, animateurs et animatrices ont été définis par l’industrie en tant que techniciens spécialisés et, qui de plus est, travaillent aux ordres.
Tout ou partie de ce qu’ils produisent se trouve soumis à une fonction bien établie : animer (plus ou moins) des formes et des personnages eux-mêmes soumis aux lois de la narration prosaïque.
Il existe toutefois une autre façon d’envisager l’animation.
La prendre comme une forme d’art qui, comme dans la poésie, suggère sans obligatoirement raconter. L’illusion qui en résultera deviendra un événement dynamique où la totalité de l’expression sera exclusivement conduite par les seules propriétés du mouvement.
D’un point de vue poétique, les mouvements qui animent une figure n’ont pas besoin de recourir, d’aucune manière, à un modèle.
Bien au contraire, ce sont les nécessitées du mouvement illusoire qui construiront ou détruiront la morphologie de la figure, lui imprimant un panel de gestes singuliers.
La création de ce type d’animations représente un exercice difficile qui exige du courage, de la bravoure, car il implique que l’on n’ait peur de rien. Surtout pas de désobéir à la dictature qui domine l’animation depuis qu’elle est devenue cinématographique, la fiction.
Il ne faut donc pas avoir peur de ne plus raconter des histoires, de ne pas faire joli ni drôle et, principalement, de ne pas être reconnu par les milieux professionnels en tant qu’imitateur de tout ce qui a déjà été fait.
Il y a plus de trente ans, j’ai décidé de tourner le dos à l’animation prosaïque et de prendre d’autres chemins. C’est de ces chemins que je vais parler.
Une dernière observation avant de commencer.
Quand je fais le bilan de mes lectures, je constate que j’ai lu plus de poésie que de prose. Par conséquent je considère la lecture de cette dernière comme quelque chose d’assommant (bien que parfois nécessaire) et la lecture de la poésie comme une jubilation indispensable à la santé.
L’élégant et discret géant de la littérature poétique, Stéphane Mallarmé,
auteur avec qui je m’entretiens souvent (par l’entremise de ses textes, bien entendu), ne représente même pour une étroite minorité de gens qu’un nom dans le dictionnaire des noms propres. Le soi-disant grand public l’ignore. D’une certaine façon, tant mieux.
Mallarmé n’avait apparemment pas peur d’être ou de devenir incompris. Avant de mourir, le poète a laissé ce message à sa femme et à sa fille :
Brûlez, par conséquent: il n’y a pas d’héritage littéraire, mes pauvres enfants. Ne soumettez même pas à l’appréciation de quelqu’un : ou refusez toute ingérence curieuse ou amicale. Dites qu’on n’y distinguerait rien, c’est vrai du reste, et vous, mes pauvres prostrées, les seuls êtres au monde capables à ce point de respecter toute une vie d’artiste sincère, croyez que ce devait être très beau.
Tout ceci pour dire que je suis pleinement conscient que les chemins que je vais décrire sont particulièrement épineux, presque impraticables.
Que tous ceux qui auraient le désir de les emprunter en soient avertis.
La lecture du livre de Jean Cohen, Structure du Langage Poétique, a radicalement modifié ma manière de penser et de composer le mouvement et par conséquent ma manière de représenter les illusions.
Une évidence énoncée par Jean Cohen, a illuminé mon esprit : au premier coup d’œil, une page de vers se distingue d’une page de prose par sa composition typographique.
Effectivement, dans la mise-en-page du texte poétique, dans sa composition typographique, les espaces laissés en blanc contribuent à créer autour des mots des silences remplis de résonances indéterminées.
Une composition comme le Coup de Dés de Mallarmé, au travers de sa disposition typographique singulière, introduit, à mon sens, une préoccupation nouvelle : égarer le regard de façon à ce que les mots définissent l’espace qui les circonscrit autant que l’espace les détermine.
Éclairé simultanément par le génie de Mallarmé et par l’intelligence de Jean Cohen, j’ai pris la décision d’expérimenter un concept qui m’a conduit à la création d’un dogme personnel : l’espace de représentation d’un mouvement poétique doit se distinguer de l’espace de représentation d’un mouvement prosaïque. Ses caractéristiques doivent privilégier le mouvement des choses figurées composées et disposées en lui de manière singulière.
Si dans le texte poétique, le blanc signifie la pause ou le silence (dans la mesure où, comme le souligne Jean Cohen, l’absence de mots symbolise l’absence de voix), la surface blanche de la représentation devra donc signifier autant que la figure elle-même.
Ces considérations, décisions et commentaires pourraient apparaître aux yeux de certains comme étant de la « cuisine d’auteur », trop personnelle, hors de propos plutôt que comme des vrais arguments d’intérêt général.
Ce n’est pas le cas.
Il s’agit ici de mettre en évidence une propriété fondamentale de l’animation obscurcie par une situation désastreuse.
Depuis plus de cent ans, la plupart des faiseurs de films dits « d’animation », imitent et continuent d’imiter, de manière insensée, les procédés narratifs les plus triviaux du cinéma d’image réelle. Ces procédés se basent tous sur une non moins absurde convention théâtrale, les trois sacro-saintes unités de lieu, d’action et de temps qui ont été engendrés par trois des plus absurdes idées de la pensée humaine ; l’idée de permanence, l’idée d’unité, et l’idée de stabilité.
Les trois unités jouent un rôle fondamental dans l’émergence des affects idolâtres que le spectateur développe envers les images cinématographiques. C’est avec elles que le cinéma tricote entre les plans et les séquences tout une gamme de liaisons qui réduisent, atténuent, diminuent, jusqu’à l’annuler, la distance qui sépare naturellement le spectateur du spectacle. L’espace de représentation poétique rejette les idolâtries, le culte de l’image crédible et exclut le réalisme (qui est une obscénité, comme tous les ismes) dans le but de garder intacte le salutaire écart entre l’observateur et l’image observée. Dans cette conception des choses, l’image est phénoménale et cela suffit.
L’écran devra être alors considéré comme une page sur laquelle on écrit, avec des figures, tout ce que l’on souhaite, faisant apparaître et disparaître ce que l’on désire sans changer obligatoirement de fenêtre ou baisser sur la représentation le rideau de la théâtralité.
Ce concept permet d’établir entre les images des relations totalement étrangères aux stratégies narratives du spectacle cinématographique long et prosaïque.
L’écran-page est, avant tout, un espace qui convient à la nature des images animées, dont les caractéristiques polymorphes privilégient l’évocation et contribuent à la création de mouvements inouïs.
Dans cet espace, la notion de plan est naturellement destituée de son sens cinématographique, le créateur n’ayant plus besoin de recourir aux modes organisationnels de la continuité filmique. Le concept-écran-page privilégie la liberté d’inventer de nouveaux types de liaisons entre les différents états de l’image.
La nature spécifique des images animées réside essentiellement dans le fait qu’elles sont élaborées au travers de moyens instrumentaux graphiques et picturaux. Contrairement aux images du cinéma dit d’image réelle, où les images du monde objectif sont captées en série soit par un appareil, soit par un système, les phases du mouvement illusoire sont créées artisanalement une à une, à partir d’idées, de concepts et d’univers subjectifs. Cette particularité confère à l’écriture et à la composition de ce type de mouvements représentés dans un espace paradigmatique le statut d’art poétique.
L’espace-écran-page est un espace à remplir. Au départ, rien n’existe en lui sauf le silence délimité par les proportions d’un format d’image particulier, imposé par un système de diffusion.
Les figures que l’on va déposer, inscrire, dessiner, peindre, manipuler progressivement à l’intérieur de cet espace vont contribuer à le définir.
Le créateur d’illusions est libre de le remplir partiellement ou totalement.
S’il opte pour le remplissage partiel et indéterminé de l’écran-page, les figures que l’animateur créera suggéreront, évoqueront, susciteront, feront naître une représentation ouverte à l’interprétation.
Dans le cas contraire, si l’image s’étend jusqu’aux extrêmes limites de l’écran-page, celui-ci perdra ses caractéristiques poétiques de page et deviendra immédiatement une fenêtre qui délimite une partie d’un « monde » qui cherche à convaincre qu’il se prolonge au-delà des marges de l’écran.
L’image cinématographique raconte, narre, principalement pour cette raison. Au cinéma, les paquets d’images (appelés plans) se succèdent comme les pages d’un roman. Quand on finit de lire la première, on la retourne vite pour lire la deuxième et ainsi de suite.
Dans ce que l’on nomme de façon inappropriée un film d’animation, les événements devraient se succéder de manière discontinue, comme quand on lit un texte évocateur, un recueil de poèmes, par exemple.
Le philosophe Gaston Bachelard qualifie ce mode de lecture de lecture suspendue.
C’est au moment où les yeux du lecteur quittent le livre que l’évocation (…) peut devenir un seuil d’onirisme pour autrui.
Nous en sommes loin.
Rares sont les films dits d’animation qui n’encombrent pas la totalité de l’écran d’un surplus de détails inutiles qui emprisonnent le regard dans le dérisoire.
La volonté maladive de toujours raconter des histoires soumises aux lois des trois unités impose aux différentes propriétés de l’image le devoir d’obéissance.
Pour la majorité des faiseurs de films, l’image n’est sur l’écran que pour servir l’histoire, l’intrigue et les péripéties de la narration (et, accessoirement, pour enjoliver l’ensemble). Ils sont ainsi conduits à exclure de la représentation animée certaines propriétés considérées comme perturbatrices.
La première à être bannie est justement la propriété narrative incluse dans n’importe quel type d’image, propriété qui, parfois, entrouvre les portes du songe et achemine la pensée du spectateur vers une histoire différente de celle que l’image sert par obligation.
C’est que toutes les images sont narratives en soi (même celles qui semblent ne pas l’être) avant d’être les images d’une histoire.
Ceux qui utilisent dans les films d’animation le soi-disant langage cinématographique (qui n’est pas, et jamais ne sera un langage) se heurtent ici à la dialectique de l’emboîtement de deux narrations simultanées; la narration propre à l’image (les mouvements de son esthétique) et la narration que l’image aide à conter (les mouvements de l’histoire du film).
Les romanciers connaissent bien ce problème et les poètes encore mieux.
Le Cancioneiro de Fernando Pessoa est dans ce sens copieux en exemples de mises en scène d’images et de mouvements concomitants emboîtés les uns dans les autres, enveloppés, déguisés ou contenus dans une posture apparemment immobile.
Pessoa parle de mover-se estável, c’est à dire d’un se mouvoir stable.
Il est alors aisé de comprendre que la narration contenue dans un film construit avec des images captées et représentées par des gens qui existent ou qui ont existé (les acteurs) est conduite selon la problématique romanesque du comment passer d’un groupe d’images à un autre groupe d’images et se trouve soumise à des critères de continuité.
De même qu’il est aisé de comprendre que la narration contenue dans une image subjective composée d’éléments dessinés ou peints, représentée par des figures imaginaires, pourvues de mouvements illusoires est conduite selon la problématique du comment passer d’une image à une autre et se trouve soumise à des critères de discontinuité.
D’où l’on peut conclure que les deux problématiques n’étant ni égales ni de la même espèce, l’organisation des espaces de représentation ne peut être que différente.
Si les images du cinéma, construites par morceaux et composées de déchets de théâtralité, avec leur cortège d’acteurs aplatis, écrasés sur l’espace bidimensionnel de l’écran, peuvent paraître pathétiques dans leur désir de transmettre, au travers d’une sentimentalité feinte, des grandes émotions et des petites vérités, que dire alors des images des films d’animation ?
Est-ce la peine d’en parler ?
Même une analyse succincte conduirait n’importe quel esprit perspicace à conclure qu’avec le temps, la grande majorité des images des films d’animation sont devenues les caricatures des films d’image réelle.
Ce qui vaudrait peut-être la peine serait de retourner au moment où la division entre la manière poétique d’écrire le mouvement et la façon prosaïque de fabriquer des films eut lieu, et de retirer de ce voyage le profit nécessaire à la compréhension des conséquences de ces deux attitudes, synchrones avec l’ordre des énoncés : mouvements d’images et images en mouvement.
Little Nemo de Winsor McCay, restera à tout jamais inscrit dans l’histoire du cinéma d’animation comme le plus beau dessin animé du début du XXe siècle.
Pour Winsor McCay chaque phase du mouvement était un document unique qui comportait la totalité des éléments de la représentation.
Les dispositifs de l’époque ne permettant pas (heureusement) de décomposer l’image en différents niveaux, les figures « statiques » de l’image étaient recopiées selon les nécessités des centaines de fois.
La délicieuse intranquilité (comme dirait Pessoa) des traits vibrants de Little Nemo provient de cette manière de procéder.
Bon vieux temps, celui où tout bougeait dans un dessin animé, même ce qui était censé rester tranquille.
Ainsi, le dessin, qui attribuait à la figure le statut d’entité tracée et à ce titre, instable et modifiable, qui présupposait des mouvements frémissants et irréels, a été substitué, au fil du temps, par des figures mues par des principes étrangers à leur nature.
Fort heureusement, d’autres pionniers ont opté pour d’autres techniques qui ont retardé, pendant un temps, l’écœurante invasion des mouvements dits réalistes.
Quand un artiste-animateur écrit et décrit le mouvement avec des images, il le fait au travers du dessin. Cependant, quand il dessine, il ne dessine pas comme l’auteur graphique, le peintre ou l’illustrateur, selon les bons vieux préceptes hérités des beaux arts ou des arts graphiques qui conviennent, parfois, à la création des représentations statiques.
L’artiste-animateur procède autrement.
Pour lui, les images naissent du désir de mouvement, du plaisir de mouvement, de la jubilation des mouvements. Mouvements et images se confondent dans son esprit et doivent se confondre afin de créer un agrégat de figures indéterminées qui servent le mouvement et desquels l’animateur se sert.
L’image que l’artiste-animateur va alors tracer est une image indéfinie, incomplète, à laquelle il manque encore l’indicible illusion qui lui rendra à la fois l’apparence de vie et le pouvoir d’évoquer autre chose qu’elle-même.
Ou alors l’artiste-animateur va commencer par imaginer un mouvement, forcement incomplet, abstrait, qui n’est, à ce stade, qu’une vibration, un rythme, une dynamique, mais pour le moment dépourvu des images qui le transformeront peut-être en enchantement.
Pour l’artiste-animateur, la gestation d’un mouvement illusoire oscille en permanence entre le mouvement des images et les images en mouvement, comme dans une opération non commutative où le changement dans l’ordre des valeurs altère le résultat qui, dans ce cas, pourrait être aussi bien poétique que prosaïque.
L’hésitation entre le mouvement d’images et les images en mouvement est, pour l’artiste-animateur, de même nature que l’hésitation de l’attention entre la globalité et le détail quand on observe le frémissement des feuilles d’un arbre.
Dans les deux cas, l’image est (concept) et elle est (mouvement).
L’image est doublement toujours et partout parce que les êtres humains voient des images, pensent en images, rêvent et songent en images.
Toutefois, les images de l’animation sont différentes de toutes les autres.
S’il nous était possible de laver et d’égoutter la panade boueuse dans laquelle l’animation s’est transformée et si, plus tard, une fois séchée, on pouvait la tamiser, peut-être que les esprits perspicaces verraient briller au fond du tamis quelques pépites d’image et de temps.
Les images d’une animation sont les fragments du temps d’un mouvement.
En elles se cachent des quantités d’actions implicites suggérées par les formes qui constituent les figures.
Ces figures, seul un artiste-animateur peut les concevoir et les dessiner.
Dans un mouvement illusoire, les images remplissent deux fonctions qui se superposent : celle de l’image au singulier qui s’exhibe sur l’espace-écran et celle de l’image au pluriel, qui contribue avec d’autres à la construction de l’invisible mouvement qui se manifeste dans le temps.
L’ambiguïté du territoire de l’image animée résulte de cette particularité, on pourrait presque dire de cette étrangeté, qui nous conduit à regarder une image que l’on interprète comme étant unique et qui est en fait constituée par l’alternance intermittente d’une multiplicité d’autres.
Bien que préparé pour naviguer dans ce territoire incertain, l’artiste-animateur ignore, la plupart du temps, la route exacte qui mène à l’ouvrage achevé. Ignorance d’ailleurs naturelle dans la mesure où la création d’une illusion est (ou devrait être toujours), une expérience surprenante.
Ce que l’artiste-animateur ressent pendant les trajets sinueux de la création est une grande méfiance envers les idées trop nettes qui se bousculent pour sortir de sa tête. Il sait que le parcours va l’aider à reconnaître les meilleures, celles qui n’existent pas encore.
L’artiste-animateur, occasionnellement poète, qui cherche avant tout à suggérer, va tenter de maintenir, jusqu’à la fin de son travail, un chemin pavé d’expériences où s’alternent des images qui occasionnent des mouvements et des mouvements qui donnent corps aux images.
Ce type de parcours représente, d’une certaine manière, un chemin de plaisir, le plaisir de découvrir, de trouver, de perdre et de retrouver à nouveau.
Pour l’artiste-animateur, l’image est une simple proposition qui acquiert progressivement consistance et précision, une apparence, de la force, un caractère au travers du mouvement.
Il sait donc que l’image en soi n’est rien sans le mouvement qui l’anime.
Beaucoup de gens continuent à vouloir ignorer que de la somme dessin + mouvement résulte une métaphore qui ouvre les portes d’une poétique.
Hélas! En plus d’un siècle de pratiques imitatives et d’attitudes grégaires, les images de l’animation se sont enrichies de la pauvreté du mouvement.
Quelle sottise ! Personne, sauf un fou, ne donne plus d’importance aux robinets qu’à l’eau.
Un sage chinois aurait dit : même un grand voyage commence toujours par un petit pas.
Écrire un mouvement, c’est comme initier un voyage qui commence avec un trait auquel on ajoute un autre, puis un autre et encore un autre, jusqu’à la fin d’un contour qui donne forme à une figure que l’on pourra mouvoir de diverses manières.
Pour composer un mouvement illusoire qui suggère un geste, il faut donc réaliser une certaine quantité de phases, toutes différentes les unes des autres, mais d’égale importance, car chacune d’elles concourt à la création de l’illusion de mouvement.
Il n’existe donc aucune raison, aucun ordre naturel qui justifient la perfide habitude de considérer que certaines phases d’un mouvement sont plus importantes que d’autres.
Je me rends compte aujourd’hui que je suis une des rares personnes qui parle avec affection de l’extrême importance de toutes les phases du mouvement et surtout de phases appelées, de façon inappropriée, intervalles.
Je sens d’ailleurs que je vais être le dernier à leur préserver mon amitié et ma grande tendresse.
Mais pour les autres, qu’est-ce qu’un intervalle ?
Il représente une corvée.
Cette attitude représente une monstrueuse ânerie.
Lorsqu’on superpose toutes les phases d’une animation, on obtient une configuration totalisée qui combine présences et absences.
Les présences sont les phases du mouvement représenté par les images et les absences sont les intervalles situés entre chaque image.
L’analyse de cette surprenante configuration confirme que les intervalles distancient les phases les unes des autres soit de manière régulière soit de manière irrégulière.
La somme phases+espaces donne origine à une totalité d’apparence continue, composée toutefois d’une succession discontinue provenant de la disposition des espaces et des différents aspects de chaque phase.
Les espaces entre les phases représentent les tranches de temps avec lesquelles on dynamise le mouvement.
Le nombre de phases représente la durée du mouvement.
Les phases, au travers de leurs états successifs, tracent l’expression du mouvement et la direction de ses multiples trajectoires.
Comparons le mouvement illusoire, en tant que langage, et la structure du langage poétique.
Bruit – pot – eau – éclate – réveille sont quelques mots extraits d’un haïku de Bashô.
Bashô disait de cette forme poétique en trois vers qu’elle est simplement ce qui arrive en tel lieu, à tel moment.
La stratégie poétique d’un haïku vise la création d’une image juste, d’une concision extrême, dépourvue, autant que possible, des habituelles chevilles (prépositions, pronoms, conjonctions) qui la rendrait trop explicite.
Si l’on substituait ces mots à leur équivalent images, il est probable que l’animateur du commun, aliéné par le taylorisme, avec son esprit bien ancré dans la logique discursive et muni de son argutie prosaïque, prendrait cette succession d’images pour une succession de phases-clefs, c’est-à-dire pour une série de phases de première importance.
En tant qu’instrument d’analyse, le concept de phase-clef peut sembler pertinent quand, par exemple, on examine la chronophotographie d’un mouvement capté.
On constate alors l’existence de phases qui correspondent aux moments où un corps s’arrête et change de trajectoire.
Ces points morts du mouvement (Norman McLaren parle de point zéro), sont facilement identifiables par le fait qu’ils laissent sur l’image photographiée une trace plus intense que les autres, mais également parce que les phases qui les précèdent ralentissent dans leur direction et que les phases qui lui succèdent s’accélèrent à partir d’elles.
Cependant, il ne faut pas oublier que le mouvement capté en question est un mouvement réel soumis aux lois de la nature, de la physique et de la biomécanique et qu’il a été capté par un système scientifique, ce qui rend encore plus surprenante l’observation que Etienne-Jules Marey, l’inventeur de la chronophotographie, fait dans son livre Le Mouvement au Chapitre X Locomotion de l’homme au point de vue artistique :
Si la représentation d’un mouvement devait toujours se faire d’après la phase la plus lente, l’art serait réduit à une grande pauvreté d’expression. Une sorte de canon des attitudes viendrait s’ajouter à celui des proportions du corps. Gêné par ces entraves, l’artiste perdrait toute originalité ; il doit au contraire, tout en imitant la nature, faire, entre les objets qu’elle lui offre, son choix personnel.
Il me semble évident que les professionnels de la profession n’ont pas lu le livre de Etienne-Jules Marey. Ils n’ont fait, peut-être, que regarder ses images ainsi que celles de son collègue Eadweard Muybridge.
Les travaux photographiques de ces deux inventeurs sont devenus paradoxalement la Bible et les Évangiles de bon nombre d’animateurs de l’industrie.
Pour quelle raison ?
Pour de mauvaises raisons.
Quel nom donner à cette manie qui afflige les animateurs de dessins animés, qui les conduit à préférer les règles de la science à celles de l’art ?
Pour quelle raison préfèrent-ils l’imitation des mouvements réels à l’invention de mouvements irréels ?
D’où vient ce dédain généralisé pour la liberté de création ?
Tout en faisant semblant d’ignorer les réponses, je m’interroge encore : dans l’art d’animer des dessins, les phases-clefs sont les clefs de quoi ?
Du mouvement ?
Dans ce cas, la phase-clef représenterait une figure égocentrique, qui déterminerait et fixerait le parcours auxquelles toutes les autres phases du mouvement devraient obéir. Ceci est peut-être vrai quand il s’agit de façonner une animation de caractère industriel, mais en aucune manière quand il s’agit de créer une animation poétique.
Les premières phases d’un mouvement illusoire que l’artiste-animateur dessine ne sont que des simples annotations qui peuvent à tout instant être altérées, déplacées, modifiées.
Les premières phases d’un mouvement irréel s’apparentent à la construction d’un poème où les premiers mots s’alignent sur un fil ondulant, constamment altéré, modifié, jusqu’à ce que les mots établissent entre eux le rapport qui convient à l’évocation.
Dans Structure du Langage Poétique, Jean Cohen dit à ce propos : Un mot ne prend son sens que par le jeu de ses rapports d’opposition avec d’autres mots de la langue.
Dans la composition d’un mouvement illusoire, une phase n’acquiert son positionnement exact que quand elle entre en syntonie avec les phases qui l’entourent. Insérée dans l’ensemble qui compose le mouvement, la phase perd sa signification individuelle pour s’incorporer à la totalité du mouvement.
Bruit – pot – eau – éclate – réveille ne peuvent donc pas être interprétés comme une succession de mots desquels l’on pourrait déduire d’autres qui manqueraient parce seul le poète peut les compléter.
De la même manière qu’il n’est pas nécessaire de déduire mécaniquement quoi que ce soit des premières phases d’un mouvement irréel parce que ce qu’il manque ne nécessite pas d’être dévoilé et seul l’artiste-animateur peut le montrer.
Le poète Bashô n’a pas eu besoin de recourir à des assistants ou à des subalternes pour dessiner avec des mots ce qui arrive en tel lieu, à tel moment :
Le bruit du pot d’eau qui éclate
(L’eau a gelé cette nuit)
Me réveille
L’égocentrisme de la phase-clef a plu aux tayloristes.
Ils l’ont adopté définitivement comme méthode universelle pour animer les multiples personnages qui peuplent le territoire de l’animation industrielle où tout est abondant, grand et long.
La poétique de l’illusion de mouvement traite de choses concises.
Hélas! Dans nos contrées culturelles, le concis n’est pas très apprécié.
Les grandes assiettes avec des mets en quantité modeste placés en leur centre, même quand ils sont délicieux, laissent perplexe des milliers et des milliers de goinfres.
Pour beaucoup de gens, les choses petites, concises n’ont d’intérêt que si elles grandissent.
Du coup, la poésie se vend mal, mais ceci n’est pas une raison pour cesser de procéder poétiquement.
Pendant des années, les animateurs-poètes ont dû se conformer aux normes imposées par les technologies en vigueur, obéir aux industries onéreuses de production et de traitement des supports qui les contraignaient.
De nos jours, l’horizon semble se dégager. Le court, le concis a le vent en poupe parce qu’il ne prend pas la tête, parce qu’on n’a pas le temps, parce qu’en tout il faut aller vite. Même les discours politiques tiennent à présent sur un T-Shirt.
Donc…
Animateurs-poètes de tous les pays unissez-vous.
L’heure est peut-être arrivée de réaliser à nouveau, comme l’ont fait par le passé les pionniers de l’animation, des choses courtes, concises et poétiques. Si tel était le cas, peut-être que ce que j’ai encore à dire ne sera pas totalement inutile.
Quand un animateur qui aime animer pour son bon plaisir s’assoit à sa table de travail pour créer l’illusion d’un mouvement que personne ne lui a demandé, son cerveau a déjà beaucoup œuvré.
Il s’agit, à présent, de convier les images à sortir de lui pour qu’elles aillent se coucher, le plus commodément possible, sur le papier.
C’est avec elles que l’animateur va écrire le mouvement, composer l’illusion.
À ce moment-là, l’animateur qui cogite se trouve dans une situation prépoétique bien décrite par Raymond Queneau :
les mots il suffit qu’on les aime
pour écrire un poème
on sait pas toujours ce qu’on dit
lorsque naît la poésie…
À propos du sens Jean Cohen dit : Pour former une phrase douée de sens, il ne suffit pas d’aligner des mots prélevés dans un dictionnaire.
Pour composer une illusion dotée de sens il ne suffit pas non plus d’aligner des postures usuelles et de remplir les espaces qui les séparent avec autant d’autres, mais…
Qu’est-ce qu’une posture usuelle ?
Les dictionnaires attribuent au mot posture diverses significations : position du corps, attitude, disposition, aspect physique. Ces mots entretiennent des parentés bien entendu, mais au-delà de leurs relations, ces mots acheminent la pensée vers des notions et des concepts esthétiques d’apparence, de mouvement et de temps.
Cependant, les définitions et les significations du dictionnaire ne répondent pas exactement à la question : qu’est-ce qu’une posture usuelle ?
La posture usuelle est une représentation conventionnelle qui fait partie d’une échelle réduite de codes et de modèles gestuels ritualisés que tous les arts répètent et perpétuent de manière lassante.
Pour l’animateur qui aime animer sans raison apparente, la posture devrait être considérée comme la représentation d’un positionnement de quelque chose et ce quelque chose est forcement une figure, mais étant donné que pour lui les figures sont secondaires, je dirais même suspectes, l’animateur va s’intéresser, en tout premier lieu, au contenu de la posture. Et comme pour lui, animer est également l’art d’ouvrir des questionnements, de créer et de poser des problèmes, l’animateur-artiste, parfois poète, va immédiatement s’interroger (beaucoup, énormément…) sur la façon de disposer le quelque chose qu’il souhaite représenter en le comparant à d’autres postures qui se trouvent emmagasinées dans sa mémoire.
Recommençons donc.
Quand un animateur qui aime animer pour son bon plaisir et sans raison apparente s’assoit à sa table de travail pour créer l’illusion d’un mouvement que personne ne lui a demandé, ses yeux ont déjà beaucoup vu, car avant d’animer quoi que ce soit, l’animateur se doit d’être un chasseur d’images.
Un des fervents praticiens de cette activité fut, sans nul doute, Jules Renard:
Il saute du lit de bon matin, et ne part que si son esprit est net, son coeur pur, son corps léger comme un vêtement d’été. Il n’emporte point de provisions. Il boira l’air frais en route et reniflera les odeurs salubres. Il laisse ses armes à la maison et se contente d’ouvrir les yeux. Les yeux servent de filets où les images s’emprisonnent d’elles-mêmes.
(…)
Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement, avant de s’endormir, il se plaît à compter ses images.
Dociles, elles renaissent au gré du souvenir. Chacune d’elles en éveille une autre, et sans cesse leur troupe phosphorescente s’accroît de nouvelles venues, comme des perdrix poursuivies et divisées tout le jour chantent le soir, à l’abri du danger, et se rappellent au creux des sillons.
Pendant l’excursion située entre ces deux extraits du chasseur d’images qui ouvre les Histoires Naturelles, Jules Renard décrit comment son chasseur emprisonne, prend, lève, communique, fixe les détails et appréhende les images et les émotions et comment il les déroule ensuite, tel un film, pour les conter à nouveau, pour les raconter.
On peut supposer que, le lendemain, le chasseur d’images se soit transformé en auteur pour dessiner avec des mots ce qu’il a vu, entendu et senti.
Ce qui fascine le plus dans les images de Jules Renard est le fait qu’elles donnent l’impression d’avoir été construites par un regard dépourvu de déchets culturels.
Le narrateur-observateur, le chasseur, regarde, voit et compare la Nature avec la nature des choses et des êtres, sans jamais se référer à un objet artistique ou une esthétique particulière.
Jules Renard avertit d’ailleurs le lecteur, dès le début, que le chasseur ne part que si son esprit est net, son coeur pur, son corps léger… conseil que l’animateur qui aime animer pour son bon plaisir et sans raison apparente devrait toujours essayer de suivre même s’il s’est rendu compte ou soupçonne qu’une vie est insuffisante pour atteindre un tel état de grâce.
La lecture des Histoires Naturelles de Jules Renard confronte l’artiste-animateur à une manière de voir et, également, à une manière de déterminer le contenu d’une posture qui se veut dépouillée.
Le mot posture fait resurgir dans la mémoire une certaine position du corps et l’expression position du corps nous rappelle le corps humain. Quand Jules Renard parle du chemin, il le fait en termes de corporalité … chemin qui montre ses os, cailloux polis, et ses ornières, veines crevées, entre deux haies riches de prunelles et de mûres.
Par ce moyen, Jules Renard introduit un contenu surprenant dans l’image du chemin.
Avec l’image de la rivière qui blanchit aux coudes, il maintient ce procédé en attribuant implicitement à l’image de la rivière un tracé qui suggère obligatoirement une figure zigzagante justifiée par le mot coudes.
Jules Renard a ainsi dessiné la posture d’un corps qui, sans être humain,
le rappelle au travers d’un détail.
L’expression suivante, dès que tombe une pluie fine, la rivière à la chair de poule utilise également le même procédé, introduire dans la posture de la figure des propriétés et des attributs étrangers à sa signification immédiate.
L’animateur qui aime animer sans raison apparente et qui est assis devant sa table de travail sans savoir par où commencer l’animation que personne ne lui a demandé, pourrait et devrait méditer sur ce procédé poétique.
Cette façon de faire lui épargnera les aspects profondément pléonastiques des postures usuelles.
Dans le presque haïku Ce billet doux plié en deux cherche une adresse de fleur consacré au portrait du papillon, Jules Renard démontre clairement le subtil procédé qui consiste à suggérer une figure au travers de la particularité essentielle de son apparence, son mécanisme de locomotion (plié en deux), justifié par l’emploi du verbe chercher (mouvement et action de…) et de la conclusion adresse de fleur, qui évoquent le type d’insecte auquel le texte se réfère.
L’animateur qui aime animer sans raison apparente devrait trouver dans ces premiers exemples littéraires, de quoi l’encourager à dessiner sans crainte, des figures simples, plus indéterminées qu’exactes, plus suggestives que définies, plus évocatrices qu’explicites qui, une fois positionnées par rapport au mouvement acquerront un statut équivalent à celui de la métaphore ou de la métonymie. Des figures où la signification de la posture est altérée ou substituée par une autre sous-entendue dans le mouvement. Un trait suffit alors pour évoquer un corbeau L’accent grave sur le sillon et un point pour évoquer une puce Un grain de tabac à ressort.
Le reste sera dit par le mouvement.
Une bonne partie du travail de l’animateur consiste à laisser dire le mouvement, mais le mouvement ne peut dire et bien dire que quand l’image ne l’opprime pas et qu’elle reste silencieuse.
L’image travestie en peinture, maquillée, enguirlandée d’attributs qui simulent Dieu sait quoi, acheminent le regard et la pensée vers des sens disparates qui finissent toujours par provoquer des illusions tapageuses.
L’image dessinée, dépourvue d’apparats superflus est de nature silencieuse.
Elle suggère, évoque, insinue, induit, rappelle, sans jamais dire expressément. Dire est le privilège du mouvement.
L’animateur qui désire dire doit donc manipuler simultanément l’image de la représentation et la représentation du mouvement.
Mais pour dire quoi ? – demande l’animateur qui aime animer pour son bon plaisir et sans raison apparente, assis à sa table de travail, l’air un peu angoissé, les yeux perdus dans le vague, plongé dans la problématique du quoi dire ? et du comment dire ?
Il devrait alors méditer cette phrase du poème Le sonneur de Mallarmé, soulignée au crayon par Fernando Pessoa : Et la voix ne me vient que par bribes et creuse !
Profitons de sa méditation pour parler du commencement de la fabrication d’une illusion.
Un rythme, la force d’un geste, une pulsion dynamique, parfois une simple vibration, sont presque toujours les premières manifestations de mouvement que l’animateur sent quand il voit ou quand il entend les choses du monde qui l’environne et qu’elles l’émeuvent.
Commence alors, dans son cerveau, le labeur du raisonnement ; penser les sensations, les analyser, les comparer, les ranger, etc.
Est-ce dire que le désir d’animer naît des sensations ? Bien évidemment pas. Les sensations tout le monde en éprouve. Ce qui distingue l’animateur-artiste de ses semblables c’est le fait d’être pourvu de la capacité de pouvoir transformer ce qu’il sent en quelque chose qui se voit et qui semble se mouvoir.
Le désir de créer naît de cela.
Toutes les essences nécessaires à la création se trouvent concentrées dans les sensations que l’on perçoit, mais pendant le chemin qui les conduit jusqu’à la pensée beaucoup d’entre elles se perdent, s’atténuent, se volatilisent.
L’esprit de l’animateur enveloppe alors ce qui reste du rythme, du geste, de la pulsion dynamique ou de la vibration, dans les images qui hantent en permanence son esprit ; images de choses vues, issues d’expériences anciennes, des vieilleries avec lesquelles lui, moi, vous, nous tous, mesurons le présent.
Parfois les images s’accordent et coïncident avec la forme du souvenir du rythme, du geste, de la pulsion dynamique, de la vibration. D’autres fois, pas.
Que faire alors ?
Imaginons qu’il s’agisse du rythme d’une marche. D’une sensation intériorisée, diffuse, mais rythmiquement agréable. Pour la rendre sensible au regard d’autrui, conviendrait-il de la draper dans l’image d’une personne en train de marcher ?
Serait-ce la bonne manière de dire la sensation rythmique que l’animateur ressent ?
Si le projet de l’animateur-poète consistait à vouloir réaliser l’évocation d’une façon particulière de marcher à partir d’une sensation rythmique, cette option serait désastreuse.
Limité par ce chemin de création d’une banalité sans fin, l’animateur se verrait contraint d’attribuer un mouvement de marche à une figure qui marche.
Ce pléonasme (extrêmement fréquent) plonge immédiatement la figure qui marche dans la soupe des fonctions et autres missions narratives des personnages des contes et légendes. Or ce n’était pas ça que l’animateur-poète prétendait obtenir.
Mallarmé, dans une lettre à un ami écrit : Si tu savais que de nuits désespérées et de jours de rêverie il faut sacrifier pour arriver à faire des vers originaux (ce que je n’avais jamais fait jusqu’ici) et dignes, dans leurs suprêmes mystères, de réjouir l’âme d’un poète ! Quelle étude du son et de la couleur des mots, musique et peinture, par lesquelles devra passer ta pensée, pour être poétique.
Dire poétiquement exige plus de travail que raconter des histoires.
L’animateur qui se veut poète devra choisir d’autres chemins pour montrer et dire poétiquement le souvenir de la sensation rythmique née d’une marche.
Ici, un avertissement s’impose : quand on décolle de la figure le mouvement implicite de la marche sous-entendu dans sa posture, pour lui substituer un autre mouvement qui lui est étranger, l’animateur-poète s’engage dans une forêt des questions sur : qu’est-ce que marcher ?
Bon nombre d’animateurs sont loin de considérer l’acte de marcher comme une problématique fondamentale
Marcher, pour eux, consiste à mettre un pied devant l’autre et à faire suivre le reste (le corps) en fonction du système d’articulation des membres inférieurs.
Cependant, le questionnement sur les propriétés de la locomotion peut conduire à la réflexion suivante : si l’on accepte l’idée émise par Jean Cohen dans sa Structure du Langage Poétique, que la poésie ne détruit le langage ordinaire que pour le reconstruire sur un plan supérieur, de même, l’animateur-poète, devra détruire n’importe quelle référence au mouvement naturel afin de le transcender.
L’animateur confie ainsi le destin esthétique de la représentation au langage du mouvement illusoire.
La figure sera alors poétique si le mouvement a été construit comme un poème. Elle sera prosaïque si le mouvement a été construit comme une prose.
S’il était nécessaire d’attribuer une fonction spécifique au mouvement illusoire et de la définir, je dirais qu’elle est double : le mouvement illusoire non seulement interroge le contenu de la figure, mais également la raison d’être des formes qui la constituent.
Pour comprendre pleinement cette proposition, il est nécessaire de distinguer dans la figure deux principaux éléments : la forme et la substance.
La forme relève des rapports qui unissent les mouvements des différentes parties de la figure en un tout. La substance est le mouvement en soi.
Le mouvement illusoire écrit ou composé poétiquement ne se limite pas à la fonction d’attribut, un simple moyen pour déplacer des formes tel que l’industrie l’utilise.
Le mouvement illusoire peut et doit transmettre l’expression d’une vérité artistique composée et représentée poétiquement.
Il est un langage d’art, c’est-à-dire un artifice.
Dans ce sens, il ne peut être considéré comme un mouvement naturel interprété ou exagéré, car, en tant qu’illusion, il cesse d’obéir de fait aux normes, aux règles, aux lois du mouvement naturel.
Le mouvement illusoire n’a que faire des concepts imitatifs qui enferment le mouvement illusoire dans des modèles prosaïques. À ce titre, la manière préconisée ici de l’écrire et de le composer pourrait lui confère le statut d’anti-mouvement.
Quelqu’un plus sage que moi a dit : On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images.
Gaston Bachelard – L’Air et les Songes.
Les réponses aux questionnements sur la façon d’envelopper poétiquement les émotions et les sensations dans des images, sur la forme et la substance des images qui enveloppent les mouvements, ainsi que sur la manière de conjuguer les différents dires du mouvement illusoire, passent forcément par deux chemins entrelacés, le chemin de la stratégie poétique de Mallarmé et celui de l’invitation au voyage formulé par Bachelard dans L’Air et les Songes :
Par cette invitation, nous recevons, en notre intime, une douce poussée, la poussée qui nous ébranle, qui met en marche la rêverie salutaire, la rêverie vraiment dynamique. Si l’image initiale est bien choisie, elle se révèle comme une impulsion à un rêve poétique bien défini, à une vie imaginaire qui aura de véritables lois d’images successives, un véritable sens vital.
Les images mises en série par l’invitation au voyage prendront dans leur ordre bien choisi une vivacité spéciale qui nous permettra de désigner, dans les cas que nous étudierons longuement en cet ouvrage, un mouvement de l’imagination.
En d’autres termes, pour célébrer une poétique du mouvement, l’animateur devra inverser la logique habituelle de son travail (qui consiste à animer des choses qui produisent des effets) et considérer l’image, non pas comme le fruit mature de son imagination, mais plutôt comme le point de départ du mouvement de l’imagination des autres.
Pour fabriquer l’illusion poétique, l’artiste-animateur dispose, avant tout, de son propre mouvement gestuel. Sa main écrit, dessine, trace une première figure.
Le trait qui la définit n’est pas un trait commun et, pour le moment, non plus un trait d’art.
Le trait de l’animateur représente la trace indiciaire du souvenir d’un mouvement qu’il a perçu intérieurement. Entre le moment où il a vu ou écouté quelque chose qui a ébranlé son intime et le moment présent du faire, il s’opère en lui une série de transformations complexes, traduites et résumées à présent dans un contour ferme et précis dont la rigueur est indispensable à la création de l’illusion.
Pendant le temps du cheminement du dessin, d’autres sensations, d’autres illusions viendront probablement tenter son imagination, mais une fois la première figure ébauchée surgit aussitôt une interrogation sur la prochaine : quel type de relation faudrait-il établir entre elles ?
L’apparence de la prochaine figure dépend substantiellement de la réponse à cette interrogation.
Dans le cas qui nous occupe, l’artiste-animateur qui anime par plaisir, cherche, au travers d’une série d’expériences successives, à composer un mouvement illusoire avec lequel il ambitionne de transmettre l’indicible.
La relation, la syntonie, la bonne entente entre les figures-phases du mouvement vont s’établir en fonction d’une logique poétique, d’une logique d’art.
L’animateur va alors mettre en relation, pas à pas, les figures-phases au travers des distances et de leurs caractéristiques formelles et esthétiques.
Il est probable qu’il obtiendra, par ce moyen, plus tard, un résultat similaire ou identique à ce que Bachelard appelle un mouvement de l’imagination.
Paul Valery relatant la composition de son poème Le Cimetière Marin dit :
Le Cimetière Marin a commencé en moi par un certain rythme, qui est celui du vers français de dix syllabes, coupé en quatre et six. Je n’avais encore aucune idée qui dût remplir cette forme. Peu à peu des mots flottants s’y fixèrent, déterminèrent de proche en proche le sujet, et le travail (un très long travail) s’imposa.
La poétique des mouvements illusoires propose, oriente, indique à l’animateur-artiste-poète, des chemins qui conviennent aux caprices d’une imagination qui aspire à dire et à montrer librement les singularités d’une sensation rythmique, d’un souvenir, d’un geste, d’une émotion et ces différents chemins partent toujours d’un même point, le mouvement.
Je ne saurais expliquer les raisons qui m’ont toujours conduit à préférer le court plutôt que le long et les conversations en tête-à-tête plutôt que les discours au peuple. Il s’en suit que j’aime composer de minuscules morceaux de mouvement me fixant comme seul objectif de faire vibrer, bouger, déplacer, transformer des figures étranges. Un jour (quand je serai grand), je réussirais, peut-être, à comprendre en quoi consiste réellement animer.
L’affection que j’éprouve pour les mouvements concis s’explique cependant, et les raisons de tout cela sont, comme il fallait s’y attendre, des raisons poétiques.
J’aime la poésie parce qu’on y voit toujours des choses étonnantes dites et décrites de manière singulière comme dans ce poème de Fernando Pessoa de 1914 :
Passe une silhouette entre les arbres…
Son ombre la suit entre les arbres…
Et la silhouette est toute la foret qui passe entre les arbres…
(feux-follets sur l’ombre entre les arbres)
Mais il n’y a pas d’arbres : il n’y a qu’entre-les-arbres.
D’autres fois, on croit entendre des choses comme dans cet autre poème de Fernando Pessoa de 1912 :
L’horloge somnolente
Lente dans le fond de l’oubli
Est un vieux sentiment
Que je porte encore dans mon oreille
Dans la vielle maison d’aujourd’hui
Qu’est intensément le passé
Son son dure, son son fuit,
Et il n’y a que celui que je fus qui le sent.
Parfois ce que l’on entend devient à la fois plus précis, plus discret, comme dans ce haïku de Hôsha :
Je pisse sur les
Feuilles mortes
Bruissement
Dans d’autres, il arrive que l’on voit des choses bouger comme dans ce haïku de Genshi où l’image bouge même quand les choses demeurent quiètes :
Vont-ils bouger ?
Pas un bambou ne bouge
Quelle chaleur !
Ou alors les choses semblent être immobiles parce que le poème commence (mais il serait plus juste de dire : quand nous rentrons en lui) presque à la fin d’une action, d’un geste, comme dans ce haïku de Taigi:
Sieste
La main cesse
De mouvoir l’éventail
Et quand les choses se meuvent de façon évidente, le mouvement est évoqué avec une surprenante justesse :
La brise du matin
Courbe les poils
D’une chenille
(Buson)
Le saule
Peint le vent
Sans pinceau
(Saryû)
Dans les arts et dans les lettres, je crois préférable de prêter attention aux choses brèves, concises, qui signifient beaucoup, plutôt qu’aux choses gigantesques qui, au travers de leurs monumentales proportions, véhiculent des valeurs presque toujours déplaisantes.
Maurice Coyaud a écrit un livre merveilleux, qui ne me quitte jamais, intitulé Fourmis sans ombre, où il dit : Bien rares sont les textes qui évoquent de manière satisfaisante ce qui me semble être la spécificité du dire bref : en poésie, mais aussi en musique, et même dans les arts plastiques.
(…)
Cette brièveté dans l’expression, cet art de l’impromptu, nous le retrouvons chez les peintres japonais et chinois. La rapidité du pinceau est à leurs yeux la vertu cardinale : quelques traits, jetés sur le papier avec une apparente désinvolture, suffisent à cerner l’image avec une miraculeuse précision. Là encore, il s’agit d’évoquer beaucoup en montrant peu, l’essentiel étant laissé au blanc de la page qui symbolise l’espace indéfiniment ouvert, où l’image (comme la note en musique) peut résonner indéfiniment.
Pour moi aussi, une œuvre d’animation longue est une aberration, je dirais même une incongruité.
Les longues durées forcent la nature de l’animation à s’égarer dans les perversions prosaïques du tout dire, du tout montrer.
Seule la brièveté permet de ne pas outrepasser le seuil du suggestif.
La tragédie de la représentation s’opère quand, au-delà le temps du voir, il nous reste encore du temps pour penser.
Plus les images sont nettes, moins de temps elles devraient rester devant notre regard.
Les choses les plus parfaites ne durent que le temps d’un instant.
C’est ce qui m’enchante dans la poésie de haikaistes.
Dans la jarre d’eau flotte
Une Fourmi
Sans ombre
(Seishi)
La manière d’entrer et de sortir de l’image est ce qui me surprend le plus, dans cette forme poétique. L’art avec lequel tous les éléments sont dessinés d’abord et effacés ensuite. Autrement dit, tout ce que l’image donne à entendre des faits qui se seraient passés avant l’arrivée du lecteur et tout ce qui va se passer après qu’il l’ait quittée.
Une autre chose me fascine. Les mouvements que les mots insinuent.
Le chaton
Flaire
L’escargot
Dans ce haïku de Saimaro, le temps de l’image et le temps du mouvement ne sont pas identiques.
Si la construction mentale des images est immédiate, le temps sous-jacent dédié au déroulement des actions et aux éventuelles interactions entre les protagonistes est tacitement lent.
Le temps du chaton et le temps de l’escargot sont différents, séparés par le temps indéterminé de la tension / attention qui se confondent dans l’acte de flairer.
L’animateur-artiste devrait retirer de la lecture de ces haïkaï quelques vertus exemplaires, entre autres l’attention que les haikaistes prêtent à l’intimité des choses qui échappent aux regards distraits.
La poésie devrait intéresser tous ceux qui prétendent servir l’art des mouvements illusoires, non pas tant comme moyen de l’édulcorer, mais en tant que structure de construction.
Je m’explique ; quand je prends mon café devant la fenêtre qui s’ouvre sur la rivière, les arbres de l’autre rive, que le vent caresse, m’intriguent presque toujours.
Comment dire ce que je vois et ce qui m’enchante ?
Comment procéder ? Par où commencer ? Dessiner l’arbre ? De quelle façon ? Tel que je le vois ? Mais comment le vois-je, réellement ? En entier ou inscrit dans un rectangle ? Non! Ça serait la vision statique d’un dessinateur, or je ne suis pas dessinateur, je suis animateur et, en tant que tel, ce qui m’intrigue et m’enchante dans les arbres que je vois, ce ne sont pas les formes, mais plutôt le mystère qui semble les animer.
Le dessin d’un arbre entier inscrit dans un rectangle-fenêtre ne correspond pas à ma manière de voir, de lire ou d’observer ce qui m’enchante.
De plus, quand je regarde les arbres sur l’autre rive, la fenêtre cesse d’exister et, quand je les observe, mon regard avance, recule, se déplace, pénètre le feuillage, se rend compte de la couleur, s’accroche à la lumière, s’interrompt…
Je regarde la tasse de café, je pense à autre chose, je regarde à nouveau les arbres, l’arbre, ses feuilles et je focalise mon attention sur leur mouvement.
Tout ceci ne tient pas dans un dessin à vue d’un arbre inscrit dans un rectangle-fenêtre, et même s’il tenait, le dessin d’un arbre dans un rectangle ne représente en rien ce que j’ai vu, ni ce que j’ai observé et encore moins ce que j’ai senti.
Ce n’est donc pas de cette façon que je dois entamer la construction du comment dire ce que je vois et ce qui m’enchante.
Une poétesse portugaise, Irene Lisboa, injustement oubliée, ouvre un de ces poèmes A Ameixoeira (Le Prunier) avec une réflexion similaire :
Comme un enfant fait un exercice écrit
laborieux et appliqué
certainement vain,
forcé et inutile…
mais comme un enfant le fait,
j’aimerais aussi le faire.
Tout énumérer.
J’ai ici ce bel arbre
dans un coin du verger
(pauvre verger)
et commencer, de branche en branche,
à le dessiner et à l’honorer avec des mots.
Pour dire ce que je vois et ce qui m’enchante, dessiner laborieusement et de manière appliquée un arbre ou un groupe d’arbres vus au travers d’une fenêtre rectangulaire serait effectivement enfantin et puéril, mais la volonté de dire (ou de montrer), d’énumérer demeure intacte.
La suite du poème de Irene Lisboa répond poétiquement à la problématique du comment dire, non pas avec un dessin, mais avec un collage libre, asymétrique, composé de multiples images juxtaposées comme celles d’une mosaïque apériodique, où s’alternent et se superposent des silhouettes, des figures, des mouvements, des couleurs, des lumières et même quelques sons d’oiseaux imprévus dans l’itinéraire tracé de branche en branche.
Prunier
À la feuille tendre et sombre
transparente, multipliée, violacée, couleur de vin :
branche unique, de haut en bas.
Branche unique, diversifiée.
Battue par le soleil, secouée par le vent
et il ondule, s’ouvre, s’agite dans un tempo
que les yeux et les oreilles tâtent amoureusement.
Il y a de l’or en lui, vermillon, cendres et argent…
Quel or, quel argent ?…
Il y a du soleil diffus, défait, léger et haut.
Et des oiseaux.
Invisibles, bruyants oiseaux.
Il me semble intéressant d’observer qu’Irene Lisboa dessine moins le Prunier que les émotions esthétiques et la forte empathie qu’elle éprouve par l’entremise d’une stratégie d’observation dynamisée par un incessant va-et-vient entre différents plans visuels.
Quant aux mots, ils ne semblent pas être utilisés pour forger une image précise et nette dudit arbre que l’auteur se proposait d’honorer, mais bien pour l’éclater en différents morceaux sensibles. Au lecteur de les réunir.
Le poème Le Prunier dit plus le prunier situé à l’intérieur de l’auteur qu’il ne décrit celui placé dans un coin du verger.
Par rapport à mon questionnement sur Comment procéder ? Par où commencer ? Comment représenter ce que je vois et ce qui m’enchante ? Je retire de la construction du poème d’Irene Lisboa deux réponses.
La première étant que l’image perçue pouvant dans certains cas se disperser en une pluralité d’autres, si je devais représenter ce que je vois par la fenêtre quand je prends mon café, j’opterais pour une image démultipliée et répartie sur différents plans.
La seconde concerne le mouvement. Oui, j’embrasserais, sans hésitation, l’idée inspirée de l’auteur de disposer une ondulation au centre de cette mosaïque.
L’artiste-animateur curieux, mû par la volonté de découvrir des nouveaux horizons d’expression, trouvera toujours dans l’étude de la poétique, des poètes, dans les poèmes, une source de réflexion sur la structure des représentations en mouvement et par là même un appui à sa propre création.
Cependant, si jusqu’à aujourd’hui, les relations entre la poésie et les images animées n’ont occupé l’esprit que d’un nombre extrêmement réduit d’animateurs, il n’est pas moins vrai que les poètes et les gens de lettres n’ont pas démontré non plus une quelconque curiosité envers les singularités des images animées et des mouvements illusoires, que même un néophyte analphabète aurait put apprécier.
Je demeure donc lucide et conscient sur l’ésotérisme relatif de mes propos (ou sur l’exotisme, selon les cas).
Le lecteur-animateur-professionnel qui lirait, par le plus grand des hasards, ce texte va certainement croire que, jusqu’ici, je lui ai servi, à la manière d’un illustre jésuite, une utopie de la même lignée que celle de l’Histoire du Futur. Quant à mes amis poètes et écrivains, je m’interroge.
Je suis néanmoins certain qu’aucun d’eux ne se précipitera pour aller voir au cinéma un dessin animé pour essayer de comprendre en quoi ces choses enfantines qui s’agitent sur les écrans pourraient les aider à écrire mieux de la poésie ou toute autre chose.
Toutefois je dois ajouter…
La poésie et l’animation sont plus soeurs que cousines et s’entrecroisent quelque part dans un territoire indéterminé situé au carrefour de la musique et du langage.
Une musique qui se tait, une Música callada disait San Juan de la Cruz, une musique visuelle, dynamique, rythmée et écrite avec les symboles du silence, c’est-à-dire avec les tâches, les traits, les lignes et les points avec lesquels on écrits des mélodies sourdes que la pensée lit, écoute intérieurement et entend.
Camille Soula, dans ses Gloses sur Mallarmé, en 1945 observait déjà : Bien avant que le sens du vers parvienne clairement à l’esprit, la mélodie verbale a charmé l’oreille; et le mystère souvent n’est pas étranger à l’impression de beauté.
Je lui emboîte le pas et je transpose vers le champ des mouvements illusoires l’intelligence de ses paroles en disant : bien avant que le sens de la figure parvienne clairement à l’esprit, la mélodie visuelle du mouvement a déjà ensorcelé le regard et son mystère n’est pas étranger à l’impression de beauté.
Camille Soula avait raison. La beauté comporte une part de mystère, le même qui modèle le mouvement illusoire, parce que le charme en mouvement est une chose ô combien étrange, sibylline.
L’imagination des animateurs et des poètes passe par les mêmes chemins.
Ce n’est qu’après, lors de la traduction en images ou en mots qu’elle se singularise et que les mystères surgissent, mais au fond, qu’est-ce qu’un mystère ?
Le mystère est cette chose dispensée d’être compréhensible même quand le lecteur ou l’observateur l’exigent.
D’autres, avant moi, ont tenté d’exprimer la nécessité de laisser vivre en paix et dans l’obscurité les choses profondément et volontairement obscures ainsi que toutes les autres, naturellement obscures parce qu’incompréhensibles.
Qui pourrait expliquer la totalité, les causes, les raisons, du processus phénoménal qui nous permet d’être et de voir ce que nous pensons voir ?
Qu’est-ce qu’être fleuve et s’écouler / Qu’est-ce qu’être là et le regarder ? Demande Pessoa.
Comment expliquer la beauté soudaine et délicate de ce morceau de renku :
Les pétales du lotus
Tombent une à une
Serait-il possible de la transmettre en la dessinant, en l’animant ?
Serait-il possible que ce morceau de poésie animée, une fois réalisé, suscite, auprès d’éventuels spectateurs un questionnement semblable à celui de Pessoa : Qu’est-ce qu’être lotus et se défaire ?
Non! C’est impossible! serait la réponse immédiate, parce que tout ce peu ou presque rien, fragile, délicat, ne suffit à nourrir pas même un tiers de spectateurs affamés de fictions qui demandent, implorent, exigent que les écrans leur montrent, content et racontent des histoires prosaïques sur fond d’images rutilantes, mais…
Soyons optimistes et imaginons que oui, qu’un spectateur de bonne volonté accepte de s’asseoir devant un écran et qu’il demande qu’on lui montre de l’inhabituel.
Que mettre devant son regard ?
Comment représenter un moment d’illusion bref, un morceau de presque rien, discret, intime, évocateur, terriblement évocateur ?
Norman McLaren, parmi quelques autres, a démontré et prouvé qu’il existe des réponses à ce type de questionnements.
Telle est la raison qui me conduit à réfléchir et à écrire sur ce sujet.
José-Manuel Barata Xavier
Argenton-sur-Creuse 2018