Je connais bien deux des quatorze personnes interviewées dans ce livre.
Je ne peux pas dire la même chose des douze autres.
Si, d’une part, les quatorze acteurs qui vont surgir sur les tréteaux de ce théâtre d’animation, qui ont joué selon les époques et les circonstances différents rôles, ne constituent pas, en nombre, une superproduction ; d’autre part, en tenant compte que la pièce se déroule dans un pays oublié et mystérieux, ce n’est déjà pas mal du tout.
Dans tous les cas, grâce à cet ensemble d’interviews, bon nombre de gens qui, comme moi, savent peu, ou presque rien, sur ladite animation portugaise, vont se sentir moins ignorants.
Curieusement, je remarque n’avoir jamais demandé aux deux amis qui figurent dans le lot des interviewés quelles ont été les raisons qui les ont conduits, dans leur vie, à pratiquer l’animation ou à faire des films de cette espèce.
Pudeur ?
Non, je ne crois pas.
Serait-ce qu’entre des gens « animés » l’animation est considérée comme une chose naturelle ?
Non, c’est impossible. Personne ne naît pour faire des films d’animation.
Toutefois, je comprends qu’une fois cette habitude acquise, elle puisse procurer à certains un plaisir exclusif.
En ce qui me concerne, anonyme habitant de ce monde sans queue ni tête, trois choses simples me procurent encore du plaisir dans la vie : manger du pain, boire de l’eau fraîche et parler français, mais ce qui me plaît par-dessus tout, c’est penser. Viennent ensuite d’autres activités, plus complexes, telles qu’écouter, voir et regarder.
De manière générale, être attentif. Ce n’est qu’après tout ça qu’il m’arrive de prendre du plaisir à animer des images.
Quand j’étais petit, les lois moralisatrices du régime du docteur Salazar ne me permettaient pas de voir dans les cinémas autre chose que des dessins animés, surtout ceux de Disney.
Cette poisse a duré des années.
Ce n’est qu’à partir de l’âge de douze ans que j’ai pu enfin me régaler avec le « Robin des Bois » de Michael Curtiz (et de l’inégalable et ravissant visage d’Olivia de Havilland) et de quelques autres films d’aventures et de bagarre.
Ceci explique, peut-être, ma profonde antipathie envers les dessins animés.
Je suis né à Lisbonne dans les années quarante.
Par chance, il n’y avait pas au Portugal d’écoles d’animation.
Il s’ensuit que le jour où j’ai commencé à exercer ce métier, je ne savais pas animer.
Heureusement, personne ne s’en est rendu compte.
J’ai commencé très jeune à faire ce genre de choses.
J’ai débuté cette singulière activité en 1962 dans une agence de publicité dénommée « Êxito » où j’ai eu le bonheur de rencontrer celui qui fut mon premier Maître, Armando Servais Tiago.
Il m’a presque tout appris ; à entendre les sons, à regarder les images, à écouter les images et à observer les sons et à penser les choses que l’on entend et que l’on voit.
La seule chose qu’il ne m’a pas apprise, ce fut à dessiner, parce que dans ce domaine je n’ai jamais eu de Maîtres, mais la chose la plus précieuse qu’il m’a transmise a été le goût et la saveur de l’ironie qui est la forme supérieure de la liberté de penser.
Au Portugal, dans les années 60, la liberté était un concept hautement dangereux.
Ma vie, en tant que professionnel de la profession, était alors un chemin étroit, coincé entre l’ambiance généralisée de couardise et de délation qui régnait à l’époque (entre autres particularités dégueulasses du régime du « Senhor Doutor ») et le fait presque obscène d’animer quotidiennement, comme si de rien n’était, des traits, des formes et des figures et d’être, qui plus est, bien rémunéré.
Ayant toujours considéré que l’on ne peut accomplir certaines choses qu’à certains endroits (je dois cette certitude à mes grand-tantes qui étaient à moitié sorcières et entièrement spirites), l’hypothèse de continuer à faire des dessins animés entouré de fascistes et de geôles remplies d’innocents m’apparut intolérable.
Je suis donc parti, non sans mal, pour la France, le pays de la photographie, du cinéma et d’Yvonne et de Charles de Gaulle, où je vis toujours.
J’ai vécu ainsi, pendant de nombreuses années, fâché et en colère contre le Portugal et les Portugais.
Quand, longtemps après, j’ai de nouveau remis mes pieds à Lisbonne, je me suis rendu compte que le petit monde de l’animation portugaise, c’est-à-dire faite au Portugal par des Portugais, se trouvait, à quelques détails près, dans la même situation où je l’avais laissé.
Armando Servais Tiago, Mário Neves, continuaient ainsi que les autres, à vivre de films publicitaires. Seul, Ricardo Neto et Artur Correia avaient réalisé entre-temps quelques courts-métrages que j’avais vus à Annecy, grâce à la propagande faite durant le festival par Vasco Granja, enfin libre et heureux de pouvoir militer conjointement pour la cause de l’animation portugaise et les idées du « 25 avril ».
De retour à Paris, je n’ai pas pu m’empêcher de me questionner sur la terrible immobilité du monde portugais.
Vue de loin (la meilleure manière d’apprécier les choses), ladite animation portugaise m’est apparue comme un objet d’étude étrange, ce qui n’est pas étonnant. L’animation est en soi une activité déconcertante.
J’affirme, pour l’avoir constaté, que pratiquée avec excès, l’animation peut conduire au crétinisme.
Combien de collègues et autres connaissances n’ont-ils pas gâcher de mes déjeuners et de mes dîners avec des conversations stupides et imbéciles sur les différentes espèces de créatures animées de leurs cartoons préférés ? Pour la plupart d’entre eux, l’animation n’est qu’un monde infantile peuplé de caricatures animées.
Pour d’autres, l’animation est une perpétuelle frustration dans la mesure où le « marché » (mot très à la mode) les oblige à réaliser, pour subsister, des produits indigents indignes de leurs idées et de leurs capacités.
Toutefois, mon agacement têtu contre le Portugal et les Portugais occulte quelques fois une évidence, le fait qu’une étroite tranche de ma vie professionnelle a commencé dans ce pays.
Je me souviens de ma première animation.
Il s’agissait de faire sautiller deux personnages enfants d’une banalité affligeante. Surtout la petite fille qui avait de longues tresses.
C’est à ce moment-là que les 27 projections (au moins) auxquelles j’ai assisté de « Blanche neige et les 7 nains » m’ont enfin servi à quelque chose.
J’ai animé les tresses de la petite fille « à l’américaine » c’est-à-dire avec des accélérations et des ralentis tellement exagérés qu’à la fin le personnage de la pauvre gamine semblait avoir de chaque côté de la tête deux queues de vache en train de chasser des mouches.
Curieusement, mon animation plut, et pendant que Armando Servais Tiago, homme généreux et patient, m’initiait au monde de l’art et de la poésie, la vie professionnelle m’offrait l’opportunité d’animer des minuscules sottises promotionnelles pour toutes sortes de détergents, pâtes dentifrices, boissons solubles et pastilles pour la digestion.
Ce fut ainsi, de la meilleure des manières, que j’ai appris à animer. En le faisant.
Mon activité en tant qu’animateur au Portugal a duré peu de temps, à peine trois années, mais ces trois années m’ont singulièrement marqué. Pourquoi ?
Je vais répondre, mais avant, je vais dire des choses désagréables.
L’animation, telle l’humanité, a mal tourné dès l’origine.
Fruit des nécessités d’une démonstration scientifique réalisée en 1832 par un savant belge devenu aveugle pour avoir regardé trop le soleil, l’animation s’est rapidement perdue en anecdotes et en péripéties rigolotes propices à enchanter le public peu enchanteur du musée Grévin, où monsieur Émile Reynaud montrait régulièrement les pantomimes lumineuses de son praxinoscope.
Plus tard, quand on a commencé à tourner les dessins animés avec des caméras, les choses ont empiré.
Avec le cinématographe est née une industrie du dessin animé, peuplé par des souris et des lapins, des chiens et des chats de toutes sortes et de toutes tailles, qui se coursent sans cesse, de princesses sottes et de princes idiots tous plus charmants les uns que les autres.
Pendant le développement de ce qu’il est convenu d’appeler « le monde de l’animation », ont surgi, Dieu sait comment, au milieu de tout ça, ici et là, des auteurs et des artistes singuliers qui ont essayé de faire, contre vents et marées, autre chose que des bêtises animées.
Entre-temps, le cinéma d’animation a été balayé par l’onde de choc de la télévision.
Alors, afin de répondre aux insatiables nécessités de l’industrie télévisée, on a créé des écoles pour former des professionnels au kilo, jeunes de préférence afin de les utiliser et de les exploiter comme il convient, spécialisés et dûment diplômés en banalités inanimées.
Pour finir, la mondialisation a fichu par terre le peu qui restait encore debout.
Aujourd’hui, le professionnel de l’animation de masse est un étranger qui vit dans une contrée lointaine et qui exerce son activité comme l’on demande l’aumône.
Fort heureusement, en 1962, lors de mes débuts à agence « Êxito », les choses n’allaient pas aussi mal.
Je me rends compte aujourd’hui de la chance que j’ai eue.
L’agence « Êxito », dans laquelle j’ai plongé à l’âge de 18 ans, était perpétuellement traversée par des personnalités dites « subversives » telles que Alves Redol, Alvaro Guerra, Fernando Santos, Baptista Bastos, Fonseca Costa, Alberto Ferreira, Fernando Lopes entre autres.
Tous ces gens représentaient pour moi « l’autre monde » (celui des idées, de la littérature et de la cinématographie) qui aérait mon métier qui, soit dit en passant, est un métier de fous.
Il consiste à passer des heures, des journées et de semaines, penché sur une table lumineuse en train de faire un dessin et puis autre et encore un autre et ainsi de suite jusqu’à l’obtention d’une imagerie qui semblent vivre.
C’est dire à quel point il convient de décloisonner cette activité, faute de quoi, comme une maison longtemps fermée, elle finira par sentir le moisi. Pour cela, il faut s’ouvrir à d’autres disciplines, si possible situées aux antipodes de la caricature, du grotesque et de la blague facile.
C’est également à l’agence « Êxito » que j’ai appris avec mon Maître Armando Servais Tiago à quel point il est important de bien faire des choses sans importance. Grâce à lui, j’ai commencé à pressentir que l’animation est plus un moyen qu’une fin, un moyen pour découvrir, explorer et interpréter le monde. Des années plus tard, mon deuxième Maître, Alexandre Alexeïeff à transformé en certitude ce que j’avais pressenti alors.
Si aujourd’hui, je me rends compte de la chance que j’ai eue d’avoir fréquenté toutes ces personnes qui ont contribué à la construction de la personne que je suis, je remarque aussi que ce fut à l’agence « Êxito » que j’ai commencé à donner l’importance qui leur est due aux êtres invisibles, semi-visibles et à ceux qui sont morts.
Les morts, les semi-visibles et les invisibles jouent dans nos vies un rôle bien plus important que tous les vivants réunis. Sans eux et sans tout ce qu’ils nous ont laissé ; idées, livres, pièces de théâtre, musiques, dessins, peintures, sculptures, palais, cathédrales, la vie serait d’un terrible ennui.
Par exemple, Armando Servais Tiago me parlait souvent d’un individu singulier qui avait été son collègue à l’époque ou il travaillait encore à l’hôpital Saint José, qui jouait de la guitare et qui s’appelait Carlos Paredes.
Je ne l’ai jamais vu à Lisbonne.
Ce n’est que des années plus tard que j’eus le privilège de le rencontrer et de me promener avec lui et avec son partenaire Fernando Alvim à Paris, tard dans la nuit, sur un boulevard des Italiens désert, après la participation insolite de ces deux grands artistes à un spectacle de fados pour émigrants auquel j’avais assisté (presque contraint et forcé) à l’Olympia de Paris.
Un autre, celui-ci semi-visible, le grand poète José Gomes Ferreira, de qui Armando Servais Tiago parlait assidûment, l’auteur de « O Mundo dos Outros », le seul livre en langue portugaise que j’ai emporté avec moi quand j’ai quitté le Portugal et ses propriétaires.
Je le voyais toujours ce grand homme de lettres, de loin, au théâtre Tivoli, pendant la saison des concerts d’automne, le visage invariablement renfermé surmonté d’une chevelure d’une impressionnante blancheur.
En 1980, j’eus l’immense plaisir de passer toute une après-midi en sa compagnie, à la faveur de mon désir momentané d’adapter à l’écran son conte magique « As Aventuras do João Sem Medo » (désir que je n’ai heureusement pas réalisé).
Enfin, mon troisième Maître, mon Maître de toujours, un mort plus que jamais vivant, Fernando Pessoa.
Je n’ai jamais rencontré Fernando Pessoa, bien entendu (sauf dans quelques-uns de mes songes), mais chaque fois que je parcours seul les rues de Lisbonne, je sens à mes côtés sa présence protectrice, ainsi que celle de mon père.
Parmi les vivants de l’époque « Êxito », il y avait une autre silhouette, silencieuse et discrète, que je voyais toujours de loin, celle de Mário Neves, souvent accompagnée de celle d’un jeune garçon timide, son fils Mario Jorge.
J’ai toujours regretté de ne pas avoir fait plus ample connaissance avec eux quand je vivais au Portugal, mais Mário Neves m’intimidait. Je devinais en lui une personnalité extraordinairement ironique, mais d’une ironie tournée vers le dedans d’une terrible lucidité.
Quant à son fils, il était plus jeune que moi, et moi, dans ces années-là, je ne fréquentais que des gens plus âgés que moi.
Ce n’est qu’il y a peu de temps que j’ai réussi à réunir autour de la table d’un restaurant coloré des Olaias, Armando Servais Tiago, sa femme Luisa, Mário Neves, Mário Jorge, ma douce et tendre et moi.
Ce fut un moment de plaisir.
Après mon installation en France, je ne me suis plus jamais préoccupé de ce qui aurait pu advenir dans le tout petit monde de ladite animation lusitanienne.
Tout d’abord, j’étais fâché, et en second lieu, je hais les milieux professionnels.
Ils sont, pour moi, des milieux détestables, infectés par tout ce qu’il y a de plus pourri en matière de sentiments humains, où tout le monde se sert d’un art, d’une discipline, d’une activité, pour acquérir du statut, de la notoriété et de la reconnaissance au lieu de la servir, et puis parce que je ne sais pas, je n’ai jamais su et je ne veux pas savoir en quoi consiste l’animation portugaise, pas plus que je ne sais ce que c’est que l’animation française, espagnole, chinoise ou tchétchène.
Je déteste viscéralement les nationalismes et les étiquettes. L’animation est une chose dessinée ou conçue au travers de dessins qui se concrétise à un moment donné en une imagerie mouvante, or les images n’ont pas de « nationalité ». Les images tout comme les sons, sont universels.
Ce sont les langues qui sont nationales.
Quand j’avais 10 ans, j’ai vu pour la première fois au musée du Prado des tableaux de Velasquez.
Je n’ai pas eu besoin de parler espagnol pour comprendre que j’avais devant moi une énorme toile qui représentait un enfant monté sur un gros canasson qui m’a beaucoup impressionné.
Rimsky-Korsakov était russe et il a composé le Caprice Espagnol. Scarlatti, qui était italien a contribué à la création de la musique classique espagnole. Debussy, musicien français a composé Iberia, et enfin, le film d’Alain Taner « Dans la ville blanche » est-il un film suisse, français ou portugais ?
Et s’il est suisse, de quelle Suisse parle-t-on ?
« La ville blanche » est un bon film, mieux, un beau film, et cela suffit.
C’est dans ce sens que, vue de loin, l’animation portugaise m’a semblé à un certain moment étrange. Je m’explique…
Tant que j’ai travaillé au Portugal, je n’ai rencontré que des Portugais dans le petit milieu de l’animation.
Dès que j’ai commencé à travailler à Paris, je me suis immédiatement rendu compte que ladite animation française était faite par des Polonais, des Espagnols, des Russes, des Américains, des Yougoslaves, des Italiens, par quelques Français et même un Portugais, moi.
Tous ces gens animaient tous les jours sans se poser des questions sur la nationalité de ce qu’ils faisaient.
C’est pour cette raison que je ne me suis jamais senti un étranger en France, bien au contraire…
Je me sentais « chez moi ».
Non pas comme dans une maison portugaise, petite et mignonne, où l’on rencontre toujours les mêmes personnes qui parlent la même langue pour dire toujours la même chose.
Non, rien de tout ça.
Je me sentais « chez moi » dans une grande maison pleine de gens différents, aux idées diverses, variées, contrastées, remplies de choses nouvelles.
Une autre merveille était la façon de communiquer entre nous, dans une langue qui n’était ni la mienne, ni la tienne, ni celle d’un autre, et quand le français de chacun vacillait, on faisait rentrer dans le jeu de la conversation des mots venus d’ailleurs.
Tout ceci était excellent pour le cerveau. Ça l’oxygénait, et avec le cerveau bien aéré, les animations, qui sont un travail d’intelligence, deviennent bien meilleures.
Autre chose étrange observée de loin, la passion exclusive des animateurs portugais pour la technique dite du « dessin animé ». À tel point que, le jour où j’ai vu pour la première fois à Lisbonne, au cinéma « Império » (aujourd’hui devenue une église d’une secte brésilienne) le film « Le Nez » d’ Alexandre Alexeïeff, film réalisé sur son extraordinaire « écran d’épingles » j’ai failli tomber à la renverse.
Dès mon arrivée à Paris, on m’a invité à assister à une projection organisée par la A. C. A. (Association du Cinema d’Animation).
J’ai ainsi eu le plaisir de revoir « Le Nez » d’ Alexandre Alexeïeff et de découvrir les films « L’Idée » de Berthold Bartosch et « Harlequin » de Lotte Reininger.
Ces oeuvres m’ont fasciné. Tout d’abord parce qu’elles n’étaient pas des dessins animés et puis, avec « Harlequin », c’était la première fois que je voyais un film réalisé par une femme.
Dans les années 60, au Portugal comme on le sait, les femmes du dessin animé étaient les ouvrières (à cette époque-là, il n’était pas prudent de dire les prolétariennes) qui « exécutaient » à l’encre les dessins faits par les messieurs.
Plus tard, quand j’ai eu l’opportunité d’analyser les dispositifs techniques nécessaires à la réalisation de ces films je n’ai pas pu m’empêcher de sourire en pensant aux jérémiades des animateurs portugais concernant leurs équipements.
À longueur de journée, ils se lamentaient de la mauvaise qualité de leurs bancs-titres et de leurs caméras qui ne valaient rien.
Le matériel utilisé par Bartosch, Reininger et Alexeïeff (qui se servait encore d’une caméra à manivelle, une authentique antiquité) était dix fois pire que celui des animateurs portugais.
Le banc-titre multiplan, construit par Bartosch pour son film « L’Idée » dans le grenier d’un théâtre était un agglomérat hétéroclite de poutres et tasseaux assemblés de telle sorte qu’il faisait peur.
J’ai découvert alors que chaque grand artiste créait de ses mains, selon ses nécessités, son propre dispositif de travail, qui ne valait rien, d’authentiques bricolages, avec lesquels il réalisait des chefs-d’oeuvre fascinants d’invention et d’une rare beauté.
Des oeuvres de styles divers, bien différents des conventions érigées par l’industrie des dessins animés avec son cortège de personnages grotesques, caricaturaux, gros nez, mains à quatre doigts, exécutés, mortes, assassinées par des contours fermés, étanches, standardisés.
Quand des années plus tard, j’ai à nouveau pointé ma longue-vue de navigateur portugais sur les plages lusitaniennes (plus sales que dans ma jeunesse) pour faire plaisir à ma « douce et tendre » qui est française, mais qui aime le Portugal et les Portugais plus que moi, je me suis souvenu d’une chose qui alimentait toujours ma grogne.
Peut-être que je me trompe, si c’est le cas que l’on me pardonne, mais j’ai toujours eu la sensation, quand j’exerçais mon métier au Portugal, que pour la plupart des professionnels portugais l’animation était une manière de gagner sa vie.
En France nous étions convaincus du contraire.
L’animation est une des multiples manières de se gâcher la vie, à commencer par Émile Reynaud
qui, désespéré, incompris, écrasé par le cinématographe, a fini par jeter dans la Seine toute son oeuvre, le travail d’une vie, pour ensuite mourir dans la misère.
L’autre Émile, Émile Cohl, est lui aussi mort fauché comme les blés et combien d’autres ont fini de la même manière.
C’est que pour toute une génération, l’animation a toujours représenté plus qu’un métier, plus qu’une simple profession. Pour eux, c’était un art.
C’est cela qui m’a étonné dès ma première collaboration en tant qu’animateur à Paris auprès de Manuel Otero et qui m’a captivé pour toujours.
Pour lui, ainsi que pour son associé Jacques Leroux, un animateur- réalisateur de grande valeur qui a réalisé un film élégant et délicat intitulé « Pierrot », il était vital de réaliser des films de fiction pour pouvoir expérimenter de nouvelles techniques, de nouveaux modes de narration, d’autres styles d’animation.
Il était impossible de contenter ces deux valeureux artistes uniquement avec des travaux de commande. J’ai appris alors que, pour compenser l’ennuyeux travail gagne-pain en cours qui nous occupaient de 9 heures et 17 heures, il fallait le ranger dans un tiroir et en ouvrir d’autres, fabuleux, du court-métrage clandestin en cours, que personne n’avait commandé et qui nous transportait parfois jusqu’à l’aube.
Quand je travaillais au Portugal, je n’ai jamais rien vu de semblable. Pourquoi ?
Mettons de côté les vrais pionniers qui ont fait des films à une époque où l’animation n’était même pas une profession, mais les autres ?
Serait-ce que les professionnels de la profession n’ont commencé à faire des films que quand l’Instituto Português de Cinema a commencé à faire pleuvoir des subventions ?
Grâce à mon initiation à la française, aujourd’hui encore je me soumets à un principe simple : je ne me couche jamais avant d’avoir réalisé quelque chose, un dessin, un poème, une phrase, un trait, que personne ne m’a demandé.
Tel mon Maître Pessoa, je n’ai jamais souffert de crises identitaires.
Pour moi, être portugais c’est, comme il le disait, être totalement européen sans l’indélicatesse d’une nationalité. Ceci explique pourquoi je n’ai jamais senti la nécessité de recourir au patrimoine culturel lusitanien pour écrire, travailler ou réaliser des films.
Quand je suis entré en étroite relation avec mon Maître Alexandre Alexeïeff, j’ai constaté que cet immense artiste a souvent enraciné son travail dans le patrimoine culturel russe.
Ce fait m’a donné à penser. Qui plus est, à ce moment-là, il était occupé avec Moussorgsky et ses « Tableaux d’une Exposition » et moi, de mon côté, avec mon film « Désert ».
« Désert », que j’ai commencé en 1975 et que j’ai seulement terminé en 1981, est né de la découverte et de l’écoute de la pièce « Déserts » d’Edgar Varèse.
Si je n’avais jamais quitté le Portugal, aurais-je fait un film inspiré par une oeuvre de Fernando Lopes Graça ? J’en doute.
Je suis certain d’une chose, « Désert » n’aurait jamais pu être réalisé au Portugal et encore moins y être né. Parce qu’il m’a fallu des années pour réussir à déballer le mouvement de l’animation de la croûte grossière qui la recouvrait et cette croûte grossière, ce sont les images. Ha ! parce que je ne l’ai pas encore dit, mais je vais le dire : je déteste les images.
Les images sont le cimetière des idées. Ce sont des choses mortes qui représentent la fin d’un voyage, celui de l’imagination.
C’est le mouvement qui donne vie à l’animation.
Les images sont un mal nécessaire.
L’animation est comme l’utopie du Cinquième Empire d’António Vieira.
Ce n’est que le jour où le cadavre du recouvert remontera à contre-courant les eaux du fleuve pour atteindre sa source que son mystère sera révélé. Le recouvert est le mouvement et le mouvement est mon Cinquième Empire.
Quand j’ai commencé à penser à « Désert », j’en avais assez, j’étais saturé du dessin animé jusqu’à la pointe des cheveux.
L’énoncé même, « dessin animé », me donnait de l’urticaire.
Pourquoi ?
Parce que le mot « dessin » est placé devant le mot « animé ».
Or la source de l’animation est le mouvement. C’est donc le mouvement qui donne origine à l’image et qui la justifie et non pas le contraire.
Dans la pratique, le mouvement est presque toujours utilisé comme un moyen mécanique, limité et obéissant, soumis aux exigences et aux caprices des images.
Cette attitude paradoxale empêche la création de mouvements sui generis et plonge l’animation dans les désastres de la simulation et de l’imitation des mouvements naturels.
« Désert » est un film à l’envers, du dedans vers le dehors, un film composé de mouvements dessinés.
De tous les films que j’ai réalisés, « Désert » est le seul qui, pour le moment, ne me donne pas encore l’envie de le jeter à la poubelle.
Quant aux autres, ils devraient tous s’autodétruire comme les messages secrets dans les films d’espionnage.
Ceci ne veut pas dire que je suis mécontent avec tout ce qu’ils contiennent, mais je crois que certains films devraient disparaître plus rapidement que d’autres de toutes les décharges cinématographiques pour le bien-être des générations futures.
Quand on me demande la liste des films que j’ai réalisés en France (presque tous), je constate que je n’ai même pas été portugais dans le choix des contenus.
Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir que Monsieur António Gaio m’avait annexé dans son Histoire du Cinema Portugais d’Animation.
Je figure à la rubrique : cinéaste émigré.
Je dois cette étonnante découverte à mon cher ami et Maître Armando Servais Tiago qui, lors d’un dîner, à la table d’un restaurant lisboète, a posé le livre devant mes yeux.
Fort heureusement, j’étais assis.
Que fais-je là-dedans ? me suis-je exclamé.
Je suis dedans et ma tête aussi, en train de fumer un gros cigare tel un parrain mafieux, le tout accompagné d’un article où beaucoup de choses sont dites sur un film « moderne », « Paris 1789 » en images de synthèse 3D que j’ai réalisé en 1989 lors des commémorations du bicentenaire de la Révolution Française. Film d’ailleurs que j’ai aussi jeté à la poubelle.
Cette oeuvre de circonstance, qui m’a apporté plus d’argent que de satisfaction et de plaisirs m’a valu une invitation.
Ce fut à Annecy que deux individus sympathiques se sont approchés de moi tels deux conspirateurs pour me proposer de participer au Festival de Espinho afin exhiber ledit film, d’être le président du jury et de présenter en prime une rétrospective de mon oeuvre.
Heureusement les choses ne se sont pas passés telles qu’elles avaient été prévues.
J’ai participé au jury en tant que membre, après avoir cédé la présidence à Faith Hubley, et en attendant une rétrospective pour après ma mort, seuls quelques-uns de mes films ont été présentés.
Ainsi est née au Portugal ma nouvelle image de réalisateur versé dans les nouvelles technologies de l’image et de la communication.
Je garde cependant de ce festival deux souvenirs inoubliables.
Celui d’avoir retrouvé mon Maître Armando Servais Tiago et l’autre, d’avoir enfin rencontré un homme exceptionnel, Jorge Estrela, un de ces êtres longtemps invisibles dont je parlais.
Nous avons vécu et travaillé au même moment à Paris sans jamais nous rencontrer. À Espinho, je suis tombé dans les bras de ces deux amis et on ne s’est plus quitté.
Au fond, c’est à cela que servent les films : à créer des amitiés.
Le livre de Monsieur Gaio m’a rendu d’ores et déjà de bons services. Grâce à lui, j’ai pu identifier de nouveaux visages. J’ai aussi compris que les cinéastes de la nouvelle génération cherchent à démontrer que le Portugal est un pays comme les autres où l’on produit des films d’animation identiques à ceux que l’on voit partout dans les festivals internationaux.
Toutefois, j’ai constaté que l’on parle peu des vétérans plus âgés.
La compilation d’interviews recueillies dans ce nouveau livre d’Ilda Castro va sans aucun doute combler des lacunes et amplifier le travail de mémoire.
Les interviews ont ceci de bon, elles donnent la parole aux artistes.
En ce qui me concerne, comme je ne me suis jamais pris pour un artiste, ni pour un réalisateur et encore moins pour un réalisateur portugais, j’ai préféré, j’ai même insisté pour ne pas être interviewé.
Pour cette raison, je suis très reconnaissant à Ilda Castro de m’avoir offert, nonobstant ma salve de réticences, la possibilité d’évoquer dans les premières pages de cet excellent travail éditorial mes premiers pas dans l’animation, quelques souvenirs intimes, l’expression de mon admiration pour certaines personnes ainsi que quelques-unes de mes ronchonneries.
En vérité, je ne suis ni un réalisateur ni un cinéaste émigrant comme c’est écrit dans le livre de Monsieur Gaio.
Je ne vais pas dire ce que je suis parce que je ne le sais pas non plus.
Quand j’arriverais à l’âge adulte, peut-être le saurais-je.
Pour le moment, je vais continuer à penser, à manger du pain, à boire de l’eau fraîche et à parler français.
Parfois j’anime et, quand j’anime, j’anime toujours des choses étranges et singulières qui ne servent à rien.
Parfois je dessine ou j’écris, ce qui est la même chose.
Quand j’écris, j’écris en français parce qu’écrire en portugais est devenu pour moi une affaire compliquée.
Il m’arrive aussi d’enseigner, en France et au Portugal.
À Lisbonne, la plupart du temps, on me demande d’enseigner ce que je sais.
En France, on me demande, on m’encourage même à enseigner ce que je ne sais pas encore.
Selon Roland Barthes, ça s’appelle découvrir.
Dernièrement, depuis que j’habite par intermittence dans la maison où je suis né à Lisbonne, je consacre beaucoup de mon temps à animer un tramway et quelques poèmes de Armando Servais Tiago. Deux oeuvres portugaises ? Qui sait ?
Elles sont terminées ?
Non.
Pourquoi ? Demande le producteur impatient.
Je me tais, car je n’ai pas le courage de lui dire la vérité. C’est que je découvre tant de choses en chemin que je fais exprès pour que ce plaisir dure le plus longtemps possible.
Quant aux autres, qui me demandent ce que je fais en ce moment, j’ai pris pour habitude de leur répondre : rien!
Ensuite je pense à ce qui disait Man Ray : je n’ai jamais fait une oeuvre récente.
José Manuel Xavier
Argenton-sur-Creuse 2004