L’art de composer des illusions

Il y a quelque temps, j’ai composé « 6 essais sur le mouvement ».
Je les crois exemplaires de ma façon de composer des illusions.
En raison de leur concision, j’aurais pu aussi les appeler « 6 haïkaïs visuels ».
Deux versions existent de ce travail.
Dans la première, les « 6 essais » étaient destinés à être exhibés dans une galerie sur des écrans disposés à la verticale, dans la seconde, ils se trouvaient réunis sous la forme d’une continuité filmique prévue pour une projection cinématographique.
La première chose qu’il faut retenir des « 6 essais sur le mouvement » c’est qu’ils ont été imaginés, pensés et élaborés pour être exposés en tant qu’objets d’art.
Pour cette raison, ils sont dépourvus des attributs usuels du spectacle audiovisuel.
Les « 6 essais sur le mouvement » sont donc muets, sages comme des images.
Quatre d’entre eux m’ont été inspirés par de la musique qui a le don de susciter, dans mon imagination, des mouvements qui me surprennent.

Le premier des six essais m’a été inspiré par certains aspects de l’oeuvre pour piano de Ravel qui me sont chers ; la fluidité et le brillant de ses multiples motifs miroitants qui s’enchaînent et se mélangent comme des parfums enivrants.
Le deuxième m’a été inspiré par la 10e sonate de Scriabin, notamment lors de la dynamique éruption des trilles à la mesure 34 et des doubles-croches en cascade à la mesure 39.
Le troisième m’a été inspiré par le début du premier quatuor de Penderecki avec ses motifs arythmiques insistants et ses sonorités à la fois sourdes et âpres qui semblent provenir d’un fourré d’herbes basses remplies de mystères.
Le cinquième m’a été inspiré par la pièce pour clavecin « Les Maillotins » de François Couperin, avec sa trame sonore joyeuse et sautillante, à la fois granuleuse et sèche comme une écriture rapide à la plume, pleine de ratures, sur du papier rugueux.

Le mouvement constamment fluide qui se dégage de la pièce pour piano de Ravel « Une barque sur l’océan », a beaucoup contribué à l’existence du premier des « 6 essais sur le mouvement ».
Si j’avais été un autre et qui plus est, amateur de gentils films d’animation, afin d’illustrer cette musique j’aurais certainement composé une image dans le genre « marine impressionniste » avec un petit bateau solitaire dans le lointain, sans oublier l’inévitable joli reflet dans l’eau, mais je suis moi et je n’ai donc pas procédé ainsi.
J’ai saisi une feuille de papier A4, je l’ai mise devant moi comme si je m’apprêtais à écrire une lettre au trésor public et j’ai commencé par y dessiner, au pinceau, des lignes légèrement irrégulières, parfois interrompues et à peu près parallèles.
Ensuite, sur cette sorte de portée musicale à quinze lignes, j’ai peint d’un coup de pinceau vif, sous chacune d’elles, ça et là, au hasard, des taches noires.
J’ai regardé le résultat et, si je me souviens bien, je crois que je me suis arrêté pour aller manger quelque chose.
Je venais donc de créer la première phase-étape de l’illusion qui constitue le premier des « 6 essais sur le mouvement ».
Quand je suis revenu à ma table de travail et que j’ai jeté un regard frais sur ce que j’avais fait, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que l’esthétique en noir et blanc de l’image posée devant moi provenait certainement de mon goût immodéré pour le clavier des pianos.
Après avoir placé sur une plaque de verre dépoli, faiblement éclairé par en dessous, ce premier dessin, j’ai pris une nouvelle feuille de papier A4 que j’ai posée rigoureusement sur la première et j’y ai dessiné, au pinceau, quinze lignes irrégulières, à peu près parallèles, d’après celles déjà tracées sur la première, en veillant scrupuleusement à ce que ni les pleins et les déliés ni les interruptions des traits ne tombent à la même place. Puis, toujours d’un coup de pinceau rapide, j’ai peint sous chacune d’elles des taches noires à des endroits différents de celles de la première phase-étape et ainsi de suite…
J’en ai fait dix de cette façon.
Arrivé à la dixième, j’ai estimé que j’en avais créé une quantité suffisante pour exprimer le mouvement de fluidité que je désirais obtenir (1).

1
Qu’est-ce qui peut conduire un créateur à considérer comme finie une oeuvre ou une étape de celle-ci ?
Quels critères justifient une telle décision ?
Ma réponse est : aucun.
La composition d’une illusion étant une activité artistique, donc empirique, seule l’intuition prime.
Paradoxalement, en matière d’art, certains négligent l’intuition au profit de la rationalité.
Ils ont tort.
Même Descartes dans « Règles pour la direction de l’esprit » convient que : « … il faut se servir de toutes les ressources de l’intelligence, de l’imagination, des sens, de la mémoire, pour avoir une intuition distincte des propositions simples, pour comparer convenablement ce qu’on cherche avec ce qu’on connaît, et pour trouver les choses qui doivent être ainsi comparées entre elles ; en un mot, on ne doit négliger aucun des moyens dont l’homme est pourvu ».
Savoir mettre un point final à une oeuvre ou achever une étape suppose que l’on examine une solution plausible et que l’on simule mentalement son résultat afin de valider son fonctionnement. La rationalité, la prévision, la planification, les tests, et tutti quanti, sont des procédures qui visent l’économie de production. La composition d’une illusion n’a rien à faire des critères de productivité, même quand ceux-ci ont été pensés scientifiquement .
Claude Debussy, dans « Monsieur Croche et autres écrits » dit à ce propos : « Il faut débarrasser la musique de tout appareil scientifique. La musique doit humblement chercher à faire plaisir : il y a peut-être une grande beauté possible dans ces limites. L’extrême complication est le contraire de l’art ».
Et puis, considérer que les décisions « c’est fini », « terminé », « achevé », dans la pratique d’un art n’ont, en soi, rien d’inéluctable puisque l’art est, entre autres choses, une activité expérimentale, et qu’à ce titre, les va-et-vient entre les décisions et les reconsidérations font partie intégrante de la composition d’une oeuvre. Pour « ne négliger aucun des moyens dont l’homme est pourvu » comme le dit Descartes, ou considérer comme Henri Bergson que « l’intuition est la conscience dans ce qu’elle a de plus lumineux », il faut avoir confiance en soi. Le doute, qui n’a jamais aidé personne, sauf à douter, est opportun, peut-être nécessaire après coup, jamais avant. Avant, il faut penser non pas l’objet d’art en soi, mais plutôt les gestes qui vont permettre de le réaliser.
Dans Monsieur Croche, Claude Debussy ne dit pas autre chose : « Je suis assez rapide pour composer ; mais je suis extrêmement lent pour me décider à le faire ».

Les mouvements de fluidité s’obtiennent au travers de la variabilité des formes et de la variabilité des distances entre elles. J’ai donc fait très attention à ce que toutes les taches noires représentées changent d’aspect d’une phase à l’autre. C’est dans ce sens que les phases-étapes et que les phases-itinérantes se doivent d’être protéiformes, variables en taille, en nombre d’éléments et en singularités graphiques, afin de servir au mieux l’idée qui guide la création d’une illusion.
Pour créer les phases-itinérantes du premier des « 6 essais sur le mouvement », j’ai procédé comme pour la création des phases-étapes.
Ayant pris la décision de composer le mouvement sans recourir à un outil de l’industrie, une pegbar, j’ai superposé rigoureusement les deux phases-étapes 1 et 2 sur mon établi en verre dépoli. Par transparence, je pouvais à présent apprécier toutes les différences de forme et de tracé existantes entre elles et les distances qui les séparaient. Tandis que les taches noires de la première et de la deuxième ligne, par exemple, laissaient supposer qu’elles allaient courir de manière désynchronisée de la marge gauche à la marge droite de la « portée », la tache noire de la troisième ligne faisait du surplace pour ainsi dire entre la marge gauche et le centre de la « portée », celle de la quatrième ligne se séparait presque en deux et celles des douzième et treizième lignes semblaient promettre un déplacement presque à l’unisson.
Avant de poser une nouvelle feuille de papier A4 sur les deux premières phases-étapes afin de créer la première phase-itinérante qui allait préciser ou confirmer ce que les phases-étapes suggéraient, je n’ai pas pu m’empêcher de m’émerveiller, une fois encore, des surprises que le positionnement intuitif des phases d’un mouvement illusoire nous réserve.

J’ai dit plus haut avoir peint, au hasard, des taches noires sous chacune des lignes de cette sorte de « portée musicale ». Évidemment, quand on a, comme moi, plus de cinquante années d’expériences accumulées derrière soi, le « hasard » devient une notion très relative. Ainsi, dans cette affaire de taches, le seul acte délibéré mû par l’expérience acquise est le fait d’avoir imprimé au coup de pinceau responsable de leurs formes un mouvement directionnel de droite à gauche quand les tâches vont vers la droite et un coup de pinceau inverse pour quand les tâches vont vers la gauche.
Pourquoi ai-je procédé de cette façon ?
Parce que des milliers de réflexions vues, entendues, décrites, composées, se sont donné rendez-vous à la surface de ma mémoire pour me guider, m’aider à l’obtenir le mouvement illusoire de fluidité que je désirais et que je cherchais.
Sans plus attendre, j’ai posé la nouvelle feuille de papier A4 sur les deux phases-étapes déjà superposées et j’ai recommencé le traçage des quinze lignes horizontales de la « portée ».
Si, à ce moment-là, un éventuel débutant m’avait suivi dans ce que bien de gens aurait défini comme étant mes élucubrations, ses yeux auraient été immédiatement confrontés à un choix abyssal.
Quand on a devant soit deux traits qui se superposent, qui sont parallèles ici et qui se croisent là, par où doit-on faire passer un troisième trait ? Et les nouvelles taches noires, où les situer ? Entre les deux phases-étapes ? Certes, mais où, exactement ? En plein milieu du parcours ? Ou plus proche de l’une que de l’autre ?
Si le mouvement fluide tant recherché pouvait parler de lui-même, sa réponse serait : jamais en plein milieu (2), jamais de régularité, car on ne répétera jamais assez que c’est l’irrégularité des formes et l’irrégularité des distances qui suscitent l’impression dansante de fluidité.
Les neuf phases-itinérantes du premier des « 6 essais sur le mouvement » ont été élaborées selon ces judicieux préceptes.
Pour conclure définitivement cet essai, une ultime retouche s’imposait ; estomper un des côtés des taches noires pour rendre plus insinuants encore leurs perpétuels mouvements de va-et-vient. Chacune des phases a donc été retouchée au crayon lithographique comme on peut le constater.

2
Le concept de moyenne étant un concept flou qui prétend définir une classe sociale ni riche ni pauvre, qui sert à élaborer la courbe de « normalité » d’une population ni intelligente ni stupide, à calculer des résultats scolaires ni bons ni mauvais, il serait salutaire d’exécrer désormais ce concept ainsi que tout ce qui est moyen ou qui relève d’un quelconque usage d’une moyenne.
Hélas, ce n’est pas si simple.
La moyenne, en tant que valeur, est portée au pinacle depuis l’antiquité. « Tout homme averti fuit l’excès et le défaut, recherche la bonne moyenne et lui donne la préférence… », dit Aristote dans l’Éthique de Nicomaque, « La vertu est donc une sorte de moyenne, puisque le but qu’elle se propose est un équilibre entre deux extrêmes… ».
Loin de la Grèce, en Orient, le Bouddha historique Gautama-Shakyamuni recommande à ses disciples la « Voie du milieu », également appelée voie médiane ou voie moyenne qui mène à l’éveil et à la libération de la souffrance, rien que ça.
Ovide s’y met aussi. Il aurait dit : “Tenez-vous prudemment entre les deux extrêmes ; marchez au milieu : c’est le plus sûr des systèmes.”
Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, jette sur le papier une affirmation judicieuse, mais de nature à donner froid dans le dos aux croyants : « Les démons font médiation entre dieux et hommes, car ils ont un caractère de chacun ».
Plus près de nous, Pascal va jusqu’à considérer la « médiocrité » comme l’état le plus difficile à conserver, et le plus naturel à l’homme : « C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu. La grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir tant s’en faut que la grandeur soit à en sortir qu’elle est à n’en point sortir. »
La « perfection » serait-elle donc le juste milieu entre deux extrêmes ? Loin de là.
Pascal, toujours lui (la notion de milieu était une véritable obsession chez cet homme), dit dans ses « Pensées » quelque chose de moins moral qu’à son habitude et d’infiniment plus pratique : « Deux Infinis. Milieu. Quand on lit trop vite ou trop doucement on n’entend rien. »
À quelle vitesse doit-on lire alors ?
Dans la composition de mouvements illusoires, la notion de juste milieu ainsi que le concept de moyenne ne servent qu’à engendrer des mouvements réguliers, autant dire de l’ennui.
Par ailleurs, que regarde-t-on quand un point se déplace régulièrement tout le long d’une trajectoire ?
Un point qui se déplace.
Que regarde-t-on quand un point se déplace irrégulièrement tout le long d’une trajectoire ?
Le mouvement de déplacement d’un point.
Ceci est dû au fait que l’irrégularité du déplacement fait osciller immédiatement l’attention vers le mouvement de la chose tandis que la régularité du déplacement focalise l’attention sur la chose qui se déplace.
La méthode de composition d’une illusion est propice à la subdivision d’une trajectoire en espacements réguliers. Il suffit pour cela de superposer les deux phases-étapes et de tracer la phase-itinérante dans le juste milieu des espaces qui les séparent. Autant dire que, sauf à quelques rares exceptions, cette façon de procéder où tout devient systématiquement le milieu de tout n’est pas recommandable.

Et la musique de Ravel ?
La musique de Ravel est restée là où elle doit être, couchée, sereinement note par note, sur sa partition. Toutefois, si, poussé par une curiosité malsaine (due à de mauvaises habitudes prises dans les salles obscures des cinémas), quelqu’un voudrait voir quel effet cela ferait de coller ensemble le premier des « 6 essais sur le mouvement » à « Une barque sur l’océan » de Maurice Ravel, ce quelqu’un n’a qu’à copier l’exercice cinquante et une fois environ, et choisir l’interprétation d’un pianiste qui jouerait la pièce de Ravel en six minutes trente-cinq secondes approximativement.
Le résultat surprendra.

 

Dans une lettre de 1913, Scriabin écrit ceci : « Les insectes sont nés du soleil qui les nourrit. Ils sont les baisers du soleil, comme ma 10e sonate qui est une sonate d’insectes. Le monde nous apparaît comme une entité quand nous considérons les choses de cette façon ».
Bien qu’inspiré par la 10e sonate de Scriabin, on aura beau chercher des insectes dans le deuxième des « 6 essais sur le mouvement », on n’en trouvera pas, pas plus que dans la sonate elle-même. Les propos de Scriabine relèvent du langage métaphorique.
Toute création qui puise sa raison d’être dans une source d’inspiration sonore devait tenir compte de ce mode de langage.
Si le premier des « 6 essais sur le mouvement » m’a été inspiré par un mouvement global de fluidité ravélienne, le deuxième exercice puise son inspiration dans deux moments fulgurants contenus dans la 10e sonate de Scriabin : l’accord arpégé, suivi d’un trille, de la mesure 34 et l’exposition du thème, sous les aspects agités d’une cascade de notes, de la mesure 39 (la partition indique au début de celle-ci, avec émotion).
Par quelle alchimie de l’imagination un accord arpégé suivi d’un trille peut-il susciter une arabesque qui se rompt en deux et par quelle fantaisie de l’esprit l’exposition d’un thème agité peut-elle devenir une polyphonie de figures métamorphiques qui traversent, à l’horizontale, l’espace de représentation ?
Cette question devrait nous conduire à réfléchir sur deux sujets : comment perçoit-on le mouvement et comment le transforme-t-on ?

Quand on s’adonne, comme moi, à la composition d’illusions, courtes, concises, destinées à être montrées comme des objets d’art, la capacité d’éprouver le mouvement comme d’autres éprouvent des émotions ou des sentiments est la bienvenue.
Pour y parvenir, il faut constamment s’exercer à ne pas considérer le mouvement comme un attribut de l’image et à perdre la fâcheuse habitude de le percevoir linéairement, faute de quoi on retombe dans les travers de l’insignifiance.
Le mouvement doit nous apparaître et être ressenti comme un tout, comme une entité, comme le dit Scriabin, constituée d’une multiplicité de chaos simultanés.
La phrase « Les insectes sont nés du soleil qui les nourrit » traduite en langage d’illusionniste devient : « les figures sont nées du mouvement qui les nourrit ».
C’est sous ces auspices que j’ai procédé à la composition du deuxième des « 6 essais sur le mouvement ».

Il me vient en mémoire trois choses.
Par un sortilège que je tenterais d’expliquer plus tard, les deux mouvements sonores fulgurants du début de la 10e sonate de Scriabin ont toujours éveillé dans mon imagination un désordre d’images jouissives qui, comme toutes les images mentales en général, s’estompent sans jamais disparaître pour autant.
Vient ensuite le désir constant, chez moi, de voir se dessiner, sur le blanc des pages d’un carnet, d’un livre ou d’une feuille de papier, des mouvements de traits dansants, comme si la main d’un calligraphe invisible les traçait et en jouait de l’autre côté de l’image.
Enfin, le plaisir de les voir évoluer comme des volutes capricieuses jusqu’à ce qu’ils s’ouvrent, se rompent, se désagrègent pour faire place à quelque chose d’étonnant.
Ces mouvements d’images, je les porte en moi depuis des décennies, peut-être même depuis toujours, sans que je sache expliquer pourquoi. Ils sont nés de ma perception des mouvements du Monde et ma perception du Monde en est conditionnée.
Comment sais-je qu’ils sont à moi et en moi ? Parce qu’ils font partie de la galerie de figures récurrentes que je dessine presque automatiquement et puis, un jour…
Les mouvements sans image de Scriabin (ou d’un autre) entrent en syntonie avec les miens. Ils se rejoignent, ils se connectent et, de l’envie de célébrer cette rencontre, naît le désir de composer quelque chose d’original et d’unique.
Commence alors le travail de transformation des mouvements d’autrui en un mouvement illusoire à moi. Pour ce faire, il me faut dessiner.
Dessiner quoi ?
Ce qui remonte à la surface. Quelque chose de radicalement différent de ce qui l’a inspiré, mais qui lui ressemble, comme dans un rêve, où des visages inconnus recouvrent ceux des êtres familiers.

Lorsqu’on acquiert la capacité de représenter un mouvement illusoire dans sa globalité, au travers d’une image mentale, d’évaluer son volume, son poids, sa dynamique et sa durée, le positionnement des phases-étapes se fait de manière si immédiate qu’il devient difficile, quelque temps après, de se souvenir quelle fut la première à être dessinée.
Je ne saurais donc dire laquelle j’ai faite en premier pour réaliser le début du deuxième des « 6 essais sur le mouvement ». J’ai presque envie de dire toutes à la fois, car je garde l’impression d’avoir plutôt écrit d’un trait le mouvement que la ligne arabesque trace dans la page que d’avoir composé sa trajectoire phase par phase. C’est dire à quel point les méthodes d’écriture et de composition se rejoignent et se confondent parfois.
La composition de la traversée des figures métamorphiques, qui fait suite à l’arabesque qui se scinde en deux, fut pour moi un moment de pure jubilation.
Le naturel avec lequel ces images passent à présent devant mes yeux me fait presque oublier leur singulière disparité. Ce « naturel » est dû, d’une part, aux figures de liaison (les phases complémentaires) qui assurent la mise en relation entre les phases-étapes et les phases-itinérantes et, d’autre part, à un principe simple que je pourrais résumer ainsi : plus les formes qui se succèdent sont disparates et incohérentes, plus leurs mouvements de déplacement se doivent d’être improvisés. Plus que jamais, les relations de forme, de proportions, de direction, d’orientation, de distances, de nombre, de ressemblances entre les figures jouent ici un rôle essentiel.
Dans cette polyphonie de figures métamorphiques, qui traversent l’espace de représentation en quatre secondes et demie, se conjuguent trois mouvements : celui qui orchestre l’ensemble, celui de chacun des cinq couloirs où les figures se déplacent et se transforment et celui des figures elles-mêmes.

Toutes ces figures ont été dessinées et peintes directement au pinceau et à la plume avec de l’encre de Chine sans qu’il y ait eu de traçage préliminaire au crayon.
Le repérage des feuilles sur lesquelles sont représentées les phases du mouvement illusoire a été réalisé au moyen d’une pegbar.
Le fait d’avoir à positionner des phases-intermédiaires entre les phases-étapes et les phases-itinérantes tracées et peintes en noir exige, comme déjà mentionné plus haut, que j’exerce mes yeux et mon cerveau à lire dans les différences et les écarts qui séparent les figures, les trajectoires que les mouvements illusoires empruntent sans que je me vois obligé pour cela de les regarder systématiquement par transparence. Ce facteur loin de représenter une difficulté permet, par rapport aux nécessités du mouvement, une plus grande marge d’improvisation, donc de liberté, concernant les transformations métamorphiques que les figures subissent.
Si j’avais procédé en professionnel de l’industrie, j’aurais considéré les phases-intermédiaires en tant que moyennes à placer dans le juste milieu entre deux phases.
Ne pouvant ni ne voulant procéder de la sorte, les phases-intermédiaires que j’ai dessinées et tracées lient donc les phases-étapes aux phases-itinérantes selon une stratégie d’analogies et de ressemblances qui privilégie l’irrégularité, qui cherche à surprendre tout comme les mesures 34 et 39 de la 10e sonate de Scriabin me surprennent.

Et la musique de Scriabin ?
La musique de Scriabin a toujours déclenché dans mon imagination un somptueux désordre de mouvements d’images. Par quel sortilège ? Scriabin n’est pas le seul musicien à provoquer en moi un tel effet, mais il est peut-être le seul qui m’en offre une aussi grande variété. Toutefois, l’immensité de son univers sonore ne peut aucunement s’accommoder des modestes portions de l’espace et de la durée d’un haïku visuel.
Elle ne peut que le susciter.
C’est chose faite.

 

Le troisième des « 6 essais sur le mouvement » m’a été inspiré par un fourmillement de différentes sonorités provenant d’instruments à cordes joués de manière imprévue.
Ce fourmillement est celui que l’on entend au début du 1er quatuor de Penderecki, une sorte de fourré de sons duquel jaillissent des coups d’archet secs.
Cette granulation âpre a réveillé en moi le vieux désir de composer des mouvements de trames aléatoires.
La première image par où le troisième exercice commence est effectivement la première à avoir été réalisée. Il s’agit d’un lavis à l’encre qui représente, selon moi, un instantané de la pluralité de mouvements qui ont dû avoir lieu dans l’autre monde, celui de l’imagination, bien avant que le troisième des « 6 essais » ne se manifeste, autrement dit, qu’il ne commence.
Cette représentation est aussi la première phase-étape de l’exercice, la deuxième étant la trame rectangulaire posée au bas de l’image. Les quatre phases-itinérantes qui établissent leur liaison immédiate n’avaient d’autre but que de faire sortir rapidement de l’image les tâches les plus grises.
Un jour, j’ai entendu, je ne me souviens plus où ni quand, la peintre Vieira da Silva expliquer à propos de l’aspect de ses tableaux que quand elle ne savait pas quoi faire, elle peignait de petits carrés. En ce qui me concerne, ce sont paradoxalement les trames aléatoires (qui demandent une quantité innombrable de gribouillis) qui me reposent.
Le geste inévitablement nerveux de ma main a le don de calmer mon esprit.
Allez comprendre!…
J’ai donc pris un plaisir ineffable à tracer vivement, au pinceau, la vingtaine de trames nécessaires à la composition de ce troisième exercice. Dans ces trames, se confondent joyeusement phases-étapes, phases-itinérantes et phases-complémentaires.
Rétrospectivement, je me demande si « trames aléatoires » est le terme qui convient pour définir ce type de choses. Le mot « aléatoire », dont un des synonymes est « incertain », me laisse insatisfait, car un fourmillement de traits de ce genre demande à être élaboré méticuleusement et, si possible, sous l’emprise d’un sentiment de mystère.
Ainsi, le mouvement agité des traits, causé par la succession désordonnée des vingt phases, se devait de faire passer l’impression que sous cette texture frémissante, un tas de choses vivaient, bougeaient, remuaient jusqu’à ce qu’une d’elles jaillisse comme un coup d’archet visuel.

Dans le troisième essai des « 6 essais sur le mouvement », une seule de ces choses jaillit.
Pourquoi une seule ?
Parce que chacun des « 6 essais sur le mouvement » est une invitation concise aux songes, une proposition à imaginer au-delà de ce que l’on voit. J’ai donc laissé aux observateurs éventuels de ce troisième exercice le soin de dessiner dans leurs têtes tout ce qu’ils souhaiteraient voir jaillir de ces fourrés, et aussi parce que chacun des « 6 essais sur le mouvement » est une étude poétique sur l’illusion du mouvement et non pas un spectacle prosaïque. Dans ce sens, la silhouette qui surgit de la trame fourmillante, qui vole et qui danse au-dessus d’elle, représente une somme de postulats, d’expériences et de conclusions qui ont contribué à donner aux « 6 essais sur le mouvement » leur statut particulier d’essai.
C’est un postulat sémantique qui m’a conduit à faire sortir la silhouette « des fourrés » et non pas de « derrière les fourrés ». Ce sont les traits du fourré qui la constituent comme si elle en était une excroissance.
Celle qui est devenue la neuvième phase de l’exercice fut la première à être dessinée. Cette phase-étape nous montre la silhouette suspendue en l’air, planant au-dessus d’une des trames aléatoires. Elle est une figure intentionnellement ambiguë, conçue par rapport à une stratégie de mouvements qui impliquait qu’elle soit « protéiforme » de façon à ce que tous ses déplacements et rotations ne ressemblent en rien à une quelconque logique géométrique ou physique. C’est pourquoi, dans cette silhouette à qui le mouvement donne une apparence humanoïde, les bras se confondent avec les jambes, la posture de dos avec celle de face et même le genre masculin avec le genre féminin.
L’ambiguïté qui caractérise le mouvement de son vol au-dessus du grouillement qui finira par l’absorber, est le fruit d’une façon expérimentale de composer le mouvement que je résumerais ainsi :
Les phases, qu’elles soient étapes ou itinérantes, doivent toujours être conçues et positionnées de manière à faciliter la perception du tracé global de la trajectoire, mais en même temps, à ouvrir des problématiques de transition de sorte à forcer les phases-intermédiaires à représenter des solutions inattendues.
En regard de cette démarche, les phases-étapes 15, 20, 27, 33, 35, et, surtout, toute la séquence de phases-étapes et de phases-itinérantes entre les phases 36 et 49 sont dans ce sens exemplaires, car malgré leurs différences de forme, de modelé et autres singularités graphiques qui posent des problèmes de transition, elles assurent la fluidité du mouvement général de la silhouette jusqu’à ce que celle-ci soit de nouveau absorbée par les fourrés et disparaisse.
Est-ce une silhouette humaine ?
Parfois.

Et la musique de Penderecki ? La musique de Penderecki, je l’ai oubliée dans les fourrés.
J’ai cessé de l’entendre dès que je m’en suis éloigné.

 

Le cinquième des « 6 essais sur le mouvement » m’a été inspiré par la pièce pour clavecin « Les Maillotins » de François Couperin, mais pas seulement.
Est venu se juxtaposer à l’aspect joyeux et sautillant de cette musique mon attachement pour les manuscrits et pour tout ce qu’ils contiennent ; écritures, ratures, accidents, taches, annotations, dessins, gribouillages et bien d’autres choses ainsi que ma profonde perplexité envers la sonorité pincée des clavecins sur lesquels les pièces de Couperin sont jouées.
Toutes ces dynamiques, toutes ces traces et toutes ces substances sonores se sont donné rendez-vous dans ma tête pour m’aider à composer ce cinquième exercice qui, bien entendu, n’a rien à voir avec tout ça.
En voici le déroulement. Il est, selon moi, exemplaire de ma manière de procéder.
J’ai commencé par écrire, avec un logiciel de traitement de textes, un poème dans une langue qui n’existe pas.
Comment écrit-on un poème dans une langue qui n’existe pas ? En tapant des lettres, en les agglomérant de manière à ce qu’elles forment des mots qui ne veulent rien dire et qui ne signifient rien, mais qui sonnent bien. Personne ne peut s’imaginer à quel point il est jouissif de faire ce genre de choses tant que l’on n’a pas essayé ; s’abstraire de la tyrannie de la compréhension, quel bonheur!
Cependant, pour que le poème ait l’apparence d’un poème, il faut veiller à ce que son arrangement typographique ressemble à un poème. Une fois ce travail accompli, j’ai enregistré le poème sous la dénomination « poème-01 » et je me suis mis à l’écriture d’un nouveau poème d’après le précédent. Pour ce faire, j’ai bougé certains mots à l’aide de la barre d’espace du clavier de l’ordinateur. J’en ai modifié d’autres, et tapé de nouveaux, tout en prenant garde à ne pas modifier l’alignement du texte par la gauche et à respecter le même nombre de lignes.
J’ai ainsi écrit une vingtaine de poèmes « abstraits ». Ils ont tous été composés librement les uns d’après les autres, mais rigoureusement les uns par rapport aux autres.
Après avoir imprimé mon recueil de poésies sur des feuilles de papier A4, je les ai réunis et les ai fait défiler devant mes yeux afin de vérifier les effets que les différences entre chaque poème provoquaient. Résultat : ça swinguait !
C’est à ce moment-là que le « Tic-toc-choc ou les Maillotins » de François Couperin me sont revenus en tête, obstinément.
Pourquoi ?

Que l’on me pardonne de ne pas faire ici une dissertation exhaustive sur mes relations avec Couperin (c’est un ami), avec sa musique et avec la musique en général. Toutefois, à l’écoute, la pièce les « Maillotins », jouée sur un clavecin, dégage une substance sonore très particulière qui provoque dans ma tête une image mentale d’écritures rapides et confuses, à la plume, sur du papier rugueux. À la réflexion, peut-être que le cinquième exercice des « 6 essais sur le mouvement » n’est qu’une recherche sur les rapports de substance entre les mouvements sonores et les mouvements d’images qui m’ont toujours fasciné. Toujours est-il que cette substance, inoculée dans mon esprit depuis longtemps, réveillée par la poétique d’un langage qui n’existe pas, a provoqué mon désir de créer, une fois encore, des mouvements de granulations sèches et pointues comme peuvent l’être parfois les ratures et les reprises dans un texte amendé. Ceci m’a conduit à maquiller de la sorte chacun des poèmes abstraits. En outre, afin d’accentuer ces effets, la succession des phases n’a pas été ordonnée cycliquement de 1 à 20. Ceci aurait engendré une battue rythmique régulière incompatible avec le mouvement de confusion chaotique recherché. Les phases de ce cinquième exercice se succèdent de façon sautillante, donc dans le désordre, tout comme celles qui agitent le fourré du troisième exercice.

Et la musique de Couperin ?
La musique de Couperin, comme toutes les musiques qui s’adressent à l’esprit, ne pouvant pas servir de papier peint à tapisser des mouvements illusoires, s’est tue.
Dans le silence des images, je la bois à présent comme une liqueur raffinée, que je déguste seul, au bon vouloir de son souvenir.

 

Les exemples puisés dans quatre des « 6 essais sur le mouvement » démontrent que la composition d’illusions est un processus de transformations conduit de manière à ce que tous les éléments visuels de l’illusion dépendent des propriétés esthétiques du mouvement.
Les propriétés esthétiques du mouvement sont au nombre de quatre : sa trajectoire, sa durée, sa vitesse, et sa dynamique. Les trois dernières ne dépendent plus exclusivement de la notion de temps depuis que E. J. Marey les a traduites chrono-photographiquement en terme d’espaces.
Autrement dit, les propriétés esthétiques du mouvement connectent le temps et l’espace sans oublier toutefois que le temps d’une illusion n’est qu’illusion et que l’espace n’est qu’une portion limitée de la surface d’un support choisi pour y représenter les phases d’une illusion. Pour cette raison, je préfère dire que les propriétés esthétiques du mouvement connectent les durées et les distances.
De quoi dépend la durée d’un mouvement illusoire ? – se demandent bon nombre d’amateurs d’illusions.
La réponse qui me vient immédiatement à l’esprit est : de mon bon vouloir.
Cette réponse est on ne peu plus juste, mais elle décontenance tous ceux qui cherchent des réponses rassurantes ou plutôt des ordres venant des autres. Pour répondre de manière moins radicale, je dirais alors qu’il faut se souvenir, au préalable, de ce qu’est une durée.
La durée est la portion de temps qui s’écoule entre le début et la fin d’une succession de phases d’un mouvement.
Comment la mesure-t-on ?
On la mesure avec divers instruments qui, tous autant qu’ils sont, ne font que démontrer que le temps n’est qu’un concept relatif. Par ailleurs et contrairement aux idées reçues, dans la composition d’un mouvement illusoire, la durée n’est que le résultat de l’ensemble des décisions prises par rapport à l’image et des actions exercées sur elle.
Je prends ici à témoin le travail que j’ai réalisé sur le Pessoa-4 du film « Pessoas ».

« Pessoas », que je viens de qualifier de film, est en fait une oeuvre composée de quatre unités d’illusions (Pessoa-1, Pessoa-2, Pessoa-3 et Pessoa-4) inspirées et composées à partir de manuscrits de Fernando Pessoa.
Toutes les unités se déroulent dans le silence.
N’étant donc soumis à aucune contrainte temporelle a priori j’ai procédé à la composition du Pessoa-4 dans un état de totale liberté.
La première décision que j’ai prise pour créer Passoa-4 a été de travailler sur la phrase du début du poème « Tabacaria » :
Eu não sou nada – Je ne suis rien.
En analysant cette phrase du point de vue du sens, je ne pouvais qu’être intrigué.
J’ai aussitôt décidé d’intriguer à mon tour en faisant apparaître du « rien » (le blanc de la page) quelque chose et que ce quelque chose serait le mot « Eu ».
Par contre, en analysant la phrase du point de vue phonétique, il me semblait que les mots « Eu » e « Sou » sonnaient sec, comme des verticales, et que les mots « não » et « nada » comme des horizontales flottantes. En récitant de manière appuyée et en accentuant les temps forts « EU – não – SOU – nada… », je solfiais dans ma tête une mesure à deux temps qui alternait une affirmation et une négation. Ceci m’a laissé envisager la composition d’un mouvement métamorphique qui se promènerait entre la silhouette verticale de Pessoa et l’horizontalité des mots « não » et « nada ».
Ainsi donc, la première action que j’ai exercée sur l’image a été de dessiner le mot « EU » (JE), mais que faire d’un « Eu » seul, dessiné au trait, placé au milieu d’une page blanche? Je me suis alors dit que l’on ne prononce pas Eu não sou nada sans une bonne dose d’intranquilité (desassossego) dans l’âme.
La deuxième décision que j’ai prise a été de vouloir apporter une instabilité inquiète au mot « Eu ». Par conséquent, la deuxième action que j’ai exercée sur l’image a été de dessiner et positionner différentes phases du mot « Eu » de manière à le faire s’agiter.
Le mot « agiter » induit à la fois un mouvement et une durée.
Me suis-je posé la question de la durée de l’agitation du mot « Eu » avant de dessiner et de positionner les phases-étapes de son mouvement ?
Non.

J’ai procédé expérimentalement, en dessinant et positionnant d’abord les phases du mouvement au gré de ma fantaisie, de mon bon vouloir, de mon envie, en fonction de leur aspect, de leur taille, de la modulation de leurs traits et en quantités suffisantes jusqu’à ce que Pessoa et moi soyons rassasiés. C’est après coup que j’ai découvert que de la somme de toutes les phases que j’avais joyeusement dessinées résultait une durée.
De même que de la séquence de mots intranquilles entrecoupée de transformations constantes entre eux et la silhouette de Pessoa résultait une durée.
Ces durées n’auraient pas pu être déterminées a priori sans contraindre le mouvement. Dans tout Pessoa-4, les durées sont le fruit d’expériences et de découvertes esthétiques alternées et successives qui cherchent à convenir, à s’adapter, à servir le mouvement illusoire de la meilleure des manières.
Tout ceci veut dire que pendant le processus de composition d’un mouvement illusoire, les durées se trouvent sous-entendues dans la gestion de la quantité de phases qui lui est nécessaire.
Que la vitesse et la dynamique du mouvement se trouvent sous-entendues dans le positionnement des phases-étapes et des phases-itinérantes.
Enfin, que le positionnement des phases-étapes et des phases-itinérantes tracent et définissent des types particuliers de trajectoires.

La composition d’une illusion obéit à une méthodologie qui commence par la création d’une image dessinée, éventuellement peinte, sur un support. Elle se poursuivait avec la création d’une deuxième image, puis d’une troisième et de bien d’autres encore. Quand on regarde ces phases posées les unes à côté des autres, on peut constater qu’elles esquissent dans notre imaginaire un itinéraire encore indéterminé que le positionnement ultérieur des phases-itinérants finira par préciser. J’en conclus alors que si les phases-étapes nous indiquaient où aller, les phases-itinérantes nous disent comment y aller. Cet itinéraire est une trajectoire.
À l’instar des durées, les trajectoires, si elles sont conduites par des nécessités d’expression et non par des nécessités de fonction, résultent, elles aussi, du positionnement des différentes phases. À quelques rares exceptions, elles ne peuvent pas être définies a priori, sauf quand il s’agit de commettre des imitations ou des banalités insignifiantes.
Le positionnement de chacune des phases du mouvement engendre des espaces réguliers ou irréguliers entre elles, parfois truffés d’ambiguïtés dues à la nature imprécise de la représentation. Dans ces cas, la trajectoire étant peu ou pratiquement pas perceptible, ce sont les espaces qui séparent les phases qui nous informent sur le chemin que l’on doit emprunter.

Tel fut le cas pour les déplacements, les modifications et les altérations exercés sur les dessins de Michel Ange dans le quatrième des « 6 essais sur le mouvement ».
Les éléments qui m’ont servi à la composition de cet exercice étaient assez anciens ; un lot de photocopies sur celluloïd de quelques dessins de Michel Ange que j’avais gardé dans un coin en attendant de m’en servir un jour. J’avais cru déceler en eux une possible mise en relation de mouvements. Vingt ans après, ce jour est arrivé.
J’ai découpé deux des dessins de Michel Ange qui me semblaient aller dans le sens de ce que je souhaitais vaguement obtenir et je les ai montés sur une feuille de papier A4.
Je tenais là la première phase-étape d’un mouvement que j’imaginais caressante et sensuelle. J’ai élaboré une deuxième phase, puis une troisième, puis une quatrième phase, toujours en disposant deux images par feuille, sauf pour les cinquième et sixième phases pour lesquelles j’avais choisi deux dessins de corps seuls.
J’ai photocopié de nouveau l’ensemble des phases, cette fois-ci sur papier, de façon à procéder à des retouches, des ajouts, des suppressions et d’autres effacements éventuels.
J’ai perforé les photocopies et je les ai accrochées à une pegbar. En faisant alterner les six phases-étapes de manière répétée, je me suis rendu compte qu’intuitivement j’avais privilégié un ordre de successions des plus contradictoires où chaque phase représentait une situation sans lien direct avec la suivante ni avec la précédente.
Bref, tout ceci allait exiger plutôt des mouvements de modification et d’altération de la disposition graphique des figures que des mouvements de beaux corps d’athlète évoluant dans l’espace.
Je me trouvais donc en présence du plus élémentaire des problèmes de la composition d’une illusion, mais aussi de celui qui me divertit le plus ; comment passer d’une phase à une autre ? Dans ce cas précis, comment faire pour qu’une image devienne une autre ?
Afin de tenter d’obtenir une ébauche de réponse à cette question, je me suis aperçu qu’il fallait commencer par questionner les dessins de Michel Ange.
Ses dessins sont des études dans lesquelles les différentes parties du corps humain se trouvent représentées pêle-mêle, ce qui laisse supposer que Michel Ange dessinait ses études sans se soucier de la composition formelle de l’ensemble. Dans la page, il dessinait là où il pouvait, où il y avait de la place. Cependant, les figures de ses études, bien que disparates, sont reliées entre elles par le concept de mouvement qui semble l’obséder, car Michel Ange est le dessinateur, le peintre, le sculpteur, l’architecte du mouvement.

Le positionnement des phases-itinérantes dans le quatrième des « 6 essais sur le mouvement » m’a été dicté par cette conviction. J’ai donc lié les six phases-étapes entre elles avec des phases-itinérantes qui privilégiaient la représentation de torsions (si caractéristiques de l’art de Michel Ange), sans toutefois tomber dans les pièges de l’imitation de mouvements humains. Ceci a été possible grâce à l’imprécision des traits, à l’anachronisme des ombres, toutes fausses bien entendu, à la confusion créée par les contours inachevés qui rendaient les trajectoires du changement des postures sinon invisibles, du moins peu perceptibles. J’ai ainsi pu créer, à l’aveugle, une gamme d’effets ambigus faits de transformations discrètes et de quelques apparitions et disparitions furtives qui se conjuguent pour faciliter l’illusion de continuité.
Pour finir, quelques taches réalisées sur du papier buvard sont venues s’additionner à l’image de sorte à lier celles déjà présentes dans les dessins de Michel Ange.
Ai-je réussi à composer l’illusion caressante et sensuelle dont j’avais esquissé le désir ?
Je laisse à d’autres le soin d’y répondre.

 

José-Manuel Barata Xavier

Argenton-sur-Creuse 2017

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