Sur l’art d’écrire des mouvements illusoires

Ce texte est destiné en général à tous ceux qui cherchent une alternative à ce que William Morris disait déjà en son temps : « Tout ce que je dis résulte d’un système qui a piétiné l’Art et élevé le Commerce au rang d’une religion sacrée; avec la stupidité choquante qui est sa principale caractéristique… ».

Parlons d’art.
Avant que l’art ne soit devenu ce qu’il feint d’être, je constate qu’il a été, pendant des millénaires, la pratique d’un savoir-faire acquis et maîtrisé au travers d’expériences successives. De là à dire que l’art est, avant tout, une activité expérimentale, il n’y a que la distance d’un de ces petits pas avec lequel on trace un sentier.
Les érudits analysent, commentent et expliquent la plupart du temps les oeuvres d’art en ne prenant en compte que les résultats, omettant ainsi de décrire le processus auquel les artistes ont eu recours pour pouvoir mener à bien la transformation des matériaux en illusions.
Comme je les comprends.
Face à l’oeuvre d’art achevée, il est bien plus aisé de parler de ce que l’on croit voir en elle que du réel fatras qui a servi à la créer.
En littérature, on retrouve souvent ce problème dans l’écart abyssal entre le texte typographique (composé pour être lu) et le manuscrit (dont on ne parle jamais), chaotique, cafouilleux (aux yeux du profane), mais ô combien fertile en informations sur la construction d’une oeuvre. Ajoutons à ce tableau le fait que la plupart des créateurs semblent mettre, eux aussi, un point d’honneur à ne jamais révéler et encore moins à décrire leur démarche de création.
Dois-je alors dire comment je crée les mouvements illusoires que j’aime façonner ?
Ayant constaté que le voyage vaut mieux que la destination, je me suis quelques fois interrogé sur la meilleure manière de parler de la création de l’illusion de mouvement, sur le comment dire le processus qui permet de faire croire à autrui que des images dessinées ou peintes paraissent bouger, se déplacer, danser même, sur le plus inattendu des supports, le papier.

Pour autant que je m’en souvienne, j’ai toujours considéré le mouvement de diverses façons. Quelquefois je le saisis par les gestes, à la façon d’un danseur.
D’autres fois, je le perçois à la manière des musiciens comme une série de motifs harmoniques, mélodiques ou rythmiques variés, mais, plus généralement, je l’envisage constamment comme une improvisation poétique totalement libre.
Hélas, les mots improvisation et libre produisent des effets anxiogènes de nature à déstabiliser même les esprits les plus solides. Le mot improvisation a mauvaise presse et liberté est un mot extrêmement subversif.
Au-delà des mots, il faut de surcroît une bonne dose de romantisme pour créer des choses différentes, hors des lieux communs, et pour accepter que les autres refusent le meilleur que nous leur offrons.
Les choses se compliquent encore davantage quand on songe, comme moi, à arracher le mouvement des figures à l’exclusivité des écrans.
Pourquoi faire ? — me demandent des gens.
Si j’étais aussi audacieux que Claude Debussy, je leur répondrais : parce que ça me plaît.
Au lieu de cela, je justifie mon désir en leur répétant ce qu’Alexandre Alexeïeff m’a dit un certain matin, devant une caméra, au bord du lac d’Annecy : …votre place est dans une galerie d’exposition, elle n’est pas dans un cinéma.
On aura compris qu’en voulant faire et montrer des figures animées comme on façonne et on montre des objets d’art, j’essaie d’être fidèle aux propos tenus par celui qui fût un de mes maîtres.
Tout ceci me confronte à trois défis de taille dont le premier est : comment rendre à l’illusion de mouvement le statut d’objet d’art ? comment crée-t-on de tels objets ? et, enfin, le troisième, sans doute le plus redoutable, comment le dire ?

L’illusion de mouvement a toujours été à mes yeux une forme d’écriture poétique, pervertie et dégradée par le commerce et l’industrie. Cette manière de créer des images qui semblent être animées d’une forme de vie n’est pas née sur des écrans. Elle est née, à l’origine, sur des feuilles de papier et des bouts de carton.
Sur ce type de supports, confondants de simplicité, l’illusion du mouvement, qui s’apparente en quelque sorte à une manifestation magique, s’écrit pas à pas comme un poème jusqu’à l’obtention d’un résultat gratifiant, le plus souvent inattendu.
Le problème fondamental de ceux qui, comme moi, créent des mouvements de la sorte consiste à établir des liens. Étant donc moi-même le géomètre des interstices d’entre les phases qui provoquent l’illusion, tout cela me plonge dans un bouillon de questionnements sidérants à propos de la forme que devrait prendre un texte approfondi sur ce sujet.
Quelquefois, je me laisse aller jusqu’à imaginer qu’un recueil de poèmes est ce qui conviendrait le mieux pour parler de telles choses, car je considère que la prose docte couramment utilisée par les spécialistes pour parler de l’art en général est affligeante.
Je remarque que les gens de lettres s’en sortent mieux.
Rilke, dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, pour dire son intérêt, sa presque affection pour la tapisserie de La Dame à la Licorne, développe une situation étonnante sous forme d’un monologue que le narrateur dit à sa cousine lorsqu’ils contemplent le célèbre ouvrage.
Heureux Malte Brigge qui avait devant ses yeux de quoi disserter, mais quoi dire et comment dire, non pas ce qui existe, mais ce qui pourrait exister ?
Au fil des années et de mes découvertes, j’ai dû me rendre à l’évidence ; hormis quelques rares tentatives d’une poignée d’artistes, l’illusion de mouvement en tant qu’objet d’art n’existe pas. Même les œuvres les plus prestigieuses dans le domaine dudit cinéma d’animation ne sont pas considérées de prime abord par leur « public » en tant qu’objets d’art, mais plus simplement en tant que films. Elles sont même du cinéma avant d’être de l’animation.
Le Cinéma, ce vaste sujet incontournable, dont l’écrivain Georges Hyvernaud dans Feuilles volantes parle, avec une terrifiante lucidité en ces termes : « (…) Le cinéma, le grand bazar de l’hébétude. L’auge commune du songe moderne. Commode, le cinéma, pour ceux qui n’ont pas même le coeur de se faire des rêves en propre. Voilà, signalée par de cruelles lumières, dans la folie des rues, la chaude boutique du rêve tout fait, tout cuit, démocratique et standard. Refuge des hommes qui ne supportent plus de rester chez eux – dans leur logis, dans leur âme. La lampe de l’ouvreuse les guide à travers un monde murmurant, fantomal, parmi des présences invisibles (…) On pénètre dans une coulante, feutrée, facile. On n’a qu’à s’asseoir, à être là, à ouvrir les yeux. À être un homme de la foule, consentant, passif, soumis à la frénésie mécanique des images, livré aux spectres, sans passé et sans avenir, vidé de soi.

L’hébétude dont parle Georges Hyvernaud est due en grande partie au fait que le cinéma, pour attirer le chaland, a toujours cherché, au travers du mimétisme de l’image photographique, à faire vrai, crédible, familier, facile à comprendre, alors que les mouvements illusoires dessinés ont toujours fait faux, étrange et compliqué jusqu’à ce que le commerce et l’industrie s’en emparent. Au-delà de ce constat, l’image photographique rassure et endort tandis que l’image peinte, dessinée, intrigue, donne à penser tant qu’elle n’imite pas cette dernière.
L’illusion de mouvement une fois transformée par les commerçants en animation, mot et notion fourre-tout, qui ne définit rien, n’a jamais réussi à acquérir le statut d’art au même titre qu’un tableau, une sculpture ou même un oeuf de Fabergé.
La cause essentielle de cet état de fait se confond avec la découverte de l’illusion de mouvement provoquée par l’effet stroboscopique.
Bien avant que la mal nommée Animation ne se trouve engluée dans trois des plus redoutables clichés du goût commun : l’infantilisme, la caricature et la joliesse, le trio Joseph Plateau, Simon von Stampfer et William George Horner, avaient déjà commis l’erreur innommable d’accepter et de participer à la transformation de leurs prodigieuses découvertes psychoperceptives sur la synthèse du mouvement en jouets optiques de divertissement.
Ce coup commercial porté à la synthèse du mouvement, dès sa naissance, allait saper toute hypothèse de décliner le phénomène stroboscopique sous la forme d’un nouvel art, celui des mouvements illusoires.
L’avènement de l’animation industrielle, en tant que genre cinématographique, a fini par éradiquer presque définitivement cette idée.

Avec le temps, l’appui des médias et la toxicité des réseaux, nombreux sont ceux qui croient à la vulgate de l’art pour tous comme si les objets d’art étaient des choses qui devraient être divulguées et consommées comme du dentifrice.
L’objet d’art n’étant, d’aucune manière, un produit de masse fabriqué industriellement et en série, l’art ne peut pas convenir à tout le monde, notamment à ceux qui ne l’apprécient guère. Ils sont légions. Dans ce sens, ce ne sont pas tant les oeuvres d’art qui nous sont destinées, mais plutôt quelques-uns d’entre nous qui leur sommes attachés.
L’objet d’art est un objet unique, rare, façonné artisanalement (dans le sens que Walter Gropius donne à cette expression dans le manifeste du Bauhaus de 1919). À ce titre, l’objet d’art peut-être transmis, donné, acheté, volé, imité, sans que jamais son Doppelgänger n’égale sa nature.
Quant à l’art, il est, pour moi, le processus spirituel, intellectuel, gestuel et matériel qui me permet de façonner l’objet singulier que je dédie à un destinataire. Autrement dit, je sais ce que l’art et les objets d’art représentent pour moi, mais j’ignore ce que tout cela signifie pour les autres. C’est donc par rapport à ces postulats personnels, nés de la relation intime que j’entretiens avec le mouvement stroboscopique, que je vais essayer de répondre aux trois questions posées plus haut : comment rendre à l’Animation le statut d’objet d’art ? comment façonne-t-on de tels objets ? et comment le dire ?

L’animation ne pourra jamais prétendre au statut d’art tant qu’elle demeurera enracinée dans le champ du cinéma. Affirmer qu’elle est art, d’ores et déjà, équivaut à énoncer une fausseté.
Les films sont, le plus souvent, des produits industriels élaborés par des équipes pluridisciplinaires ancrées dans des méthodes de production aliénées à l’économie de marché.
Or, l’art exige un travail presque toujours solitaire, réalisé dans des circonstances ou des situations économiques exceptionnelles.

L’autre raison qui empêche l’animation d’accéder au statut d’art est l’écran.
L’écran de cinéma représente le territoire où le mouvement s’estompe au bénéfice du spectacle. Tout spectacle dissimule plus qu’il ne montre. Le labeur qu’il a fallu dépenser pour le créer se cache derrière l’oeuvre achevée. À la fin, il ne reste de ce labeur qu’une série d’images immatérielles réfléchies par un écran aussitôt disparues dès que leur projection cesse.
Tel n’est pas le cas de l’imagerie animée d’un Phénakistiscope, par exemple, car l’artifice illusoire qu’il contient se présente au toucher et au regard dans sa totalité matérielle. De plus, le Phénakistiscope propose une double lecture de l’illusion. Celle qui se produit lors qu’on le fait tourner, face à un miroir, et que l’on voit au travers de ses créneaux ses images s’animer dans leur continuité cyclique et la lecture de ce que le disque comporte, les phases d’un mouvement dessinées et peintes sur sa surface (quand il s’agit d’originaux). Il y va de même avec un tableau de Velasquez, où tout est à la portée du regard et de la main (si les gardiens de musée ne nous interdisaient pas de le toucher).
Le problème se pose autrement avec une gravure de Rembrandt ou de Goya où la matrice originelle, c’est-à-dire la planche de cuivre qui a servi à leur facture, se cache derrière le tirage sur papier. Cependant, tandis que le tirage papier d’une gravure est un objet matériel que l’on peut posséder, tenir dans ses mains et regarder à loisir, l’animation qui se déroule sur un écran n’est qu’un événement éphémère qui ne dure que le temps d’une fulgurance et dont on ne peut garder que le souvenir.

Au fil des années, grâce à mon intérêt pour les origines de la synthèse du mouvement, soutenu et appuyé par mes recherches et par les paroles d’Alexandre Alexeïeff, plus que jamais présentes dans mon esprit, j’ai acquis la conviction que l’illusion de mouvement pourrait donner lieu à quelque chose d’autre, de plus discret, de plus intime, au lieu de se donner exclusivement en spectacle.
Cette autre chose pourrait être des livres et des carnets animés, des objets matériels, à la fois simples et universels, porteurs d’un nouvel art qui proposerait, comme le Phénakistiscope de jadis, la double lecture du mouvement illusoire (en continu, en faisant défiler leurs pages entre les doigts ou dans la discontinuité, en les regardant une à une, comme un livre ou un carnets d’images). Au-delà de ça, les livres et les carnets animés rendraient ainsi à l’animation le statut d’objet d’art pour de diverses et bonnes raisons.
Par le fait d’être un objet qui contient une oeuvre originale et unique, par le fait de renouer avec la brièveté et la concision poétique propre à l’art des illusions, par le fait de libérer la création des mouvements illusoires des griffes de l’industrie et de tout son fatras.

Il existe différentes formes de dépendance qui pervertissent le goût des choses faites avec art : la dépendance aux technologies, la dépendance aux idéologies et la dépendance au tout économique. En matière d’art, chacune d’elles, entre les mains de leurs divers adeptes et croyants, peut dévaster une oeuvre, la vider de sa substance pour en faire un objet dérisoire de consommation de masse. Elles s’enchaînent et fusionnent pour gâcher la vie des artistes et détruire l’imaginaire de tous. Les technologies, les idéologies et le mercantilisme ont réussi à inoculer dans l’esprit du plus grand nombre une avalanche de faux besoins qui conduisent des masses impressionnantes de « clients » à préférer le gigantesque grossier au détriment du discret, le long au détriment du court, le faux au détriment de l’authentique, la fiction au détriment du réel, l’immatériel au détriment du palpable.
L’art n’a que faire de tout ce tapage. Pour exister, il n’a pas besoin de plus que de la maîtrise du geste et de beaucoup d’esprit.
Le geste et l’esprit sont les deux principaux ingrédients sans lesquels aucun art n’est possible. Leur utilisation conjuguée permet de réunir, dans un seul et même objet, de la matérialité et de l’immatérialité.
Du coup, façonner un livre ou un carnet rempli d’images afin d’offrir au regard une illusion donne à réfléchir, mais…
– Comment façonne-t-on de tels objets ?
Les textes qui feront suite à cette sorte d’introduction expliqueront en détail ma démarche de travail.
À présent, il ne me reste plus qu’à exprimer mes doutes et mes hésitations sur l’épineuse question du comment dire ? l’art des mouvements illusoires, et sur mes choix en la matière.

J’ai appris d’ Alexandre Alexeïeff que la création des mouvements illusoires est d’abord une affaire de mots avant d’être une affaire de regards traduits en termes de gestes qui se concluent par des images.
Avant qu’une oeuvre achevée, constituée de figures vouées à se mouvoir, ne soit proposée au regard d’autrui, l’artiste qui les a créées a cherché dans le langage qui remplit sa mémoire de dynamiques diverses, de quoi nourrir chacune de ses décisions concernant la manière d’écrire le mouvement.
Quand on s’adonne à l’art des mouvements illusoires, où la beauté, l’intensité, la délectation doivent être transmises au premier chef par le mouvement, la création commence dans le maelström de la pensée où tout se mélange et se confond comme dans un brouillon manuscrit. Cette phase de la gestation de ce genre d’oeuvres est des plus difficiles à décrire, à rationaliser au travers de mots et pourtant elle n’est composée que de cela, car notre pensée est constituée de tous les mots entendus, vécus et mémorisés qui façonnent nos images mentales.
Comment dépeindre ce moment extraordinaire de la création ? Et à supposer que l’on ait trouvé la manière adéquate de le faire, comment expliquer la mystérieuse envie de créer située en amont de cet étonnant chaos ?
Quand on parle de la création en général, je considère que l’on commence toujours le récit trop tard, car il y a en amont de l’amont un autre amont encore plus lointain, si lointain qu’il finit par se perdre dans le mystère. Par exemple, quoi de plus étonnant que la formation de ronds concentriques à la surface d’une eau calme ?
Au bord d’une rivière, l’observateur attentif les aperçoit ici où là, au hasard de sa promenade. Ils sont provoqués le plus souvent par la pluie, la chute de feuilles, par des insectes, parfois par des poissons bondissants. Lors de la contemplation de ces choses dites de la nature, je me questionne rarement sur les raisons qui les provoquent, car je sais que la raison n’est pas en elles, mais en moi. Toutefois, tout devient différent dès que les cercles dans l’eau sont provoqués intentionnellement par une créature de la même espèce que moi. Qu’est-ce qui peut pousser un gamin, un ado, pire, un adulte, à troubler une eau paisible en y jetant des cailloux ? Deux réponses jaillissent immédiatement dans mon esprit : procéder à une expérience qui consiste à tracer différentes variétés de cercles dans l’eau ou à réagir contre le calme et la sérénité, vécus comme des choses ennuyeuses.
Je laisse de côté le gamin, l’adolescent et l’adulte ainsi que tous ceux qui combattent leur ennui au travers d’actes inconsidérés pour ne m’intéresser qu’à ceux qui cherchent à saisir le fonctionnement d’un phénomène observé.
Un jour, Alexandre Alexeïeff m’a conduit dans son atelier afin de me montrer une image qu’il avait réalisée sur son écran d’épingles. Elle était magnifique, composée d’ombres oblongues, de différentes tailles qui remplissaient, en diagonale, la presque totalité de l’écran.
Comme à son habitude, Alexandre Alexeïeff voulut me mettre à l’épreuve.
– Savez-vous ce que c’est ?
– Non – j’ai répondu.
– Il s’agit des ombres des feuilles des arbres de notre jardinet que je vois projetées sur les carreaux de la pièce d’à côté. Savez-vous avec quel objet j’ai réussi à réaliser des empreintes aussi longues ?
– Non.
– Avec une bouteille.
Devant mon étonnement admiratif, il ajouta – avec une bouteille d’eau de Perrier à cause de la courbe lente de sa forme qui laisse supposer que si on prolongeait cette courbe, on obtiendrait une circonférence de plus d’un mètre de diamètre.
Avec une surprenante économie de moyens verbaux, Alexandre Alexeïeff venait de me dévoiler une grande partie du mystère de la création d’une image destinée à se mouvoir.
Née de la contemplation du mouvement d’un phénomène lumineux projeté sur la verrière de la pièce principale de sa maison, conjuguée à sa fascination pour les ombres qui, depuis toujours, remplissaient son esprit et sa mémoire de mots qui, une fois traduits en volonté de faire, d’expérimenter, se matérialisaient sous la forme de traces fantomatiques dues à des gestes exercés sur une surface tapissée d’épingles.
La presque totalité du processus de création, qui allait de l’observation qui l’avait déclenché jusqu’à l’obtention d’une image en passant par l’expérience des outils, venait de m’être exposé, à l’envers et avec une infinie simplicité. À partir d’une image exposée sur un écran singulier, nous avions remonté, aussi loin que possible (tel le fleuve Alphée qui, après s’être naturellement jeté dans la mer, redevient fleuve pour regagner les terres et remonter ainsi à sa source).
C’est dans ce sens que le fait de lancer méthodiquement des cailloux de tailles diverses dans l’eau afin d’observer la variabilité, l’amplitude et les multiples rythmes de la progression des cercles qui se dessinent et qui se meuvent à sa surface, peut s’apparenter, en quelque sorte, à l’étude d’un processus de création paisible, quoique de nature à effrayer quelques poissons.

Lors de ma première visite chez Alexandre Alexeïeff je lui avais apporté quelques lavis à l’encre de Chine.
Apportez quelques images pour qu’on les regarde ensemble, m’avait-il dit au téléphone, sans rien me demander de plus.
Par la suite, regarder des images ensemble était devenue une habitude entre nous.
Je plains ceux qui n’ont jamais eu le privilège de regarder des images en compagnie d’un maître tel que lui et d’assister ainsi à leur transfiguration au travers de ses mots.
Certains soirs, quand il mettait sur la table du salon une de ses estampes, elle semblait au premier regard n’être qu’une image. Puis, lentement elle devenait pas à pas une gravure, c’est-à-dire tout ce qui sur une feuille de papier résulte d’une matrice en cuivre absente, sur laquelle Alexandre Alexeïeff avait exercé, avec des outils et des ingrédients appropriés, une série d’actions et de gestes justifiés par la nécessité d’un souvenir, d’un fait, d’une phrase ou d’un simple mot. En l’écoutant, je comprenais que les mots servent à révéler les aspects secrets de la représentation que les images ne peuvent pas montrer.
Dans l’art des mouvements illusoires, qui, je le rappelle, est un processus qui me permet de façonner des objets singuliers, les mots servent à susciter le mouvement, à le construire et à l’écrire. La compréhension de ce fait ne devrait exiger d’un lecteur que le goût prononcé des mots et la passion du langage.

Une rumeur persistante semble vouloir nous convaincre que nous vivons à l’heure des images. Si tel est le cas, patientons. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer.
En attendant, occupons-nous des mots, de ce qu’ils contiennent et vers quoi ils conduisent. Ici, dans ce texte que personne ne m’a réclamé, mais que j’ai écrit pour le plaisir de dire mon plaisir, les mots jouent un rôle identique à ceux des courants ondoyants, qui font se mouvoir, briller et miroiter les images à la surface de l’eau.
J’ai écrit ce texte en utilisant ceux qui remplissent ma pensée de souvenirs, d’émotions, de gestes et de paroles muettes, les mêmes avec lesquelles je remplis les pages d’un carnet ou d’un livre. Ce sont ces mêmes mots, empreints de dynamiques diverses, goûteuses et parfumées, qui m’ont inspiré le tracé du sentier qui mène à la création d’illusions.
J’offre donc à tous les amis des mouvements illusoires cette promenade afin qu’ils puissent jouir, comme moi, des multiples saveurs du parcours.

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Écrire le mouvement I

Quand une personne entre dans une librairie, avec la ferme intention d’acheter un livre, il est rare qu’elle prête attention au fait que les textes frémissent et que les illustrations s’agitent dès que l’on fait se succéder régulièrement et rapidement les pages des ouvrages exposés. Elle ne le remarquera pas, sauf si la personne en question est amatrice d’illusions, ce qui est mon cas.

Les livres sont des objets surprenants, fabriqués de telle sorte qu’ils exposent, au regard de ceux qui voudront les utiliser autrement, cet étonnant phénomène.
Si la personne amatrice d’illusions pouvait feuilleter ainsi tous les livres de la librairie où elle est entrée, elle constaterait d’abord que les textes s’agitent, fourmillent, frétillent, dansent tous différemment, à cause de leur arrangement typographique qui varie d’un titre à l’autre.
Si ensuite elle allait jusqu’au rayon où se trouvent les carnets intimes encore vierges, les livres blancs et autres moleskines, prêts à recevoir les confidences, les joies et les chagrins de tout un chacun, et si au lieu d’écrire elle dessinait sur chaque feuille de l’un d’eux une figure différente, elle verrait, en faisant défiler les pages, un prodige s’accomplir; de la somme des dessins qui se succèdent naît une image animée.

Cet effet surprenant résulte du type de rapports établis entre chaque dessin. Quant à la durée, elle dépend de la quantité de pages dessinées. Les illusions ainsi produites sembleront cohérentes ou désordonnées, belles ou étranges selon le désir et le degré de savoir-faire de celui ou de celle qui les aura réalisées.
L’attrait de cette expérience est, bien entendu, réservé à tous ceux qui gardent encore intacte en eux la capacité d’être attentifs au charme des choses simples et inattendues. Les autres achèteront peut-être un ordinateur chargé de logiciels qui feront à leur place, croient-ils, tout ce qu’ils ne savent pas faire, mais…

Pour l’heure, imaginons que la personne qui est entrée dans une librairie avec la ferme intention d’acquérir une œuvre littéraire en sorte plutôt chargée de carnets grands, moyens et petits, comme ceux qui jonchent ma table de travail.
Après qu’elle a vérifié qu’ils se laissent tous feuilleter sans accrocs, voilà que l’envie de créer des illusions la prend.
Pour le moment, elle ignore encore la méthode, mais elle sait, d’ores et déjà, qu’elle tient entre ses mains le dispositif parfait pour l’accomplissement de son désir; une série de pages formatées, accrochées solidement les unes aux autres, qui assurent la stabilité de la substitution successive des figures.
Inévitablement, cette personne se pose immédiatement la question : que dessiner ?

Avant d’aller plus loin, j’aimerais parler des mouvements du lézard qui habite la terrasse de notre maison.
Il commence par surgir de nulle part pour se transformer ensuite en un trait fulgurant qui, en se rétractant, redevient, plus loin, lézard. Bien entendu, mon lézard ne s’allonge pas, il ne fait que tracer sous mes yeux un parcours rapide que mon cerveau lit comme un trait. Il s’ensuit que, selon la perception que j’ai de son mouvement, mon lézard n’est pas lézard tout le temps.
À la veille de la création d’une illusion, il n’est pas inutile de rappeler et de souligner que les mouvements qui animent toutes les créatures troublent la perception formelle que nous avons d’elles.

Oui, mais que dessiner ? – se demande avec insistance la personne confrontée aux pages blanches des livres et des carnets.

À ce stade, la question n’est pas tant de savoir quoi dessiner, mais quel type de mouvement illusoire on a envie de créer.
Bien entendu, il n’est pas facile pour une personne qui se livre pour la première fois à la création d’un mouvement illusoire sur un carnet ou sur un livre et qui ignore encore où cette expérience la conduira de comprendre d’emblée la nécessité d’imaginer un mouvement avant toute autre chose. Pourtant, l’apparence de ce qui sera dessiné ou griffonné afin d’obtenir du mouvement dépendra uniquement des choix pris dans ce sens.

Je vais néanmoins répondre à la question que dessiner ? en disant qu’il serait préférable de commencer par quelque chose de simple, par une figure anonyme qui ne représenterait rien en particulier, mais qui progressivement, au fil des pages, évoluerait de telle sorte que le mouvement qui la ferait « vivre » finirait par évoquer quelque chose d’autre sans rapport, ou presque, avec sa morphologie.

Avant de commencer à dessiner, il faut prendre également en considération que la réalisation d’une succession d’images destinées à provoquer l’illusion de mouvement obéit à certains critères méthodologiques imposés par le dispositif lui-même.
Le premier est fixé par le fait que l’on va dessiner sur des pages et que ses pages sont appelées à demeurer des pages et non pas à devenir des écrans.
Le deuxième critère est déterminé par les limites de la superficie réservée à la représentation qui impose la création de figures succinctes, constituées de formes de préférence simples, mais dont la sophistication ne sera pas obligatoirement exclue.
Le troisième critère exige que le mouvement soit conçu comme un texte, écrit mot à mot, dans ce cas, image après image.

Y a-t-il d’autres éléments qui peuvent contribuer à la création d’un mouvement illusoire ?

Ma réponse à cette question est toujours la même : les mots.
Quand je me donne pour tâche de remplir une centaine de pages (parfois plus), avec quelque chose qui est destiné à se mouvoir, je me demande au préalable si la chose en question est déjà présente ou si elle apparaît ? Et à la fin, disparaîtra-t-elle ? Mais peut-être qu’au lieu d’apparaître et de disparaître, elle arrive pour ensuite s’en aller…
Apparaître, disparaître, arriver, s’en aller, ce sont des mots qui induisent des actions et qui, à leur tour, évoquent des mouvements. De même que déplacer, devenir, se transformer, glisser, trembler, se briser, se rompre et bien d’autres qui, combinés, laissent imaginer qu’une ligne qui apparaîtrait et qui, en tremblant, se briserait pour devenir plusieurs autres qui glisseraient et se déplaceraient partout jusqu’à ce qu’elles se transforment en un amas qui se romprait avant de disparaître, constitue un programme prometteur d’illusions qui ne demandent qu’à être réalisées.

Est-il indispensable d’établir ou de suivre un programme lors de la création d’un mouvement illusoire ?

Oui et non.
Non, si l’on considère que l’acte de création est une aventure à vivre dans un territoire inconnu dans lequel personne ne s’est jamais aventuré. Dans ce cas, il faut écrire le mouvement tel que l’on trace un sentier, pas à pas, dans l’espoir d’arriver quelque part, sans savoir toutefois très exactement où et quand. La conclusion de l’illusion ne sera alors que plus surprenante.
Oui, il faut établir un programme, peut-être même tracer un plan et s’y tenir si la démarche vise à copier des mouvements réels ou déjà existants, vus et revus des dizaines de fois. Dans ce cas, il est à craindre que les œuvres complètes de Muybridge et de Marey n’y suffisent pas et qu’il faille lire toutes sortes d’ouvrages spécialisés, regarder des centaines de films, faire de longues études, avant de dessiner le moindre trait sur les feuilles blanches d’un carnet et se priver ainsi du plaisir de voir, pour la première fois, quelque chose à soi s’animer en le feuilletant.
Pour ces raisons et pour quelques autres qui me sont personnelles, je choisis toujours de tracer empiriquement mon sentier.

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Écrire le mouvement II

La perception visuelle d’un mouvement illusoire dépend beaucoup des instruments avec lesquels on dessine.
À cette fin, les marqueurs, les plumes et les pinceaux sont vivement recommandés.
Ils laissent des traces d’encre d’une grande variabilité qui, par leur netteté, facilitent, lors du feuilletage, le travail de mise en relation des images duquel résulte l’apparence de mouvement.
La variabilité des traits est aux figures du mouvement illusoire ce que les condiments sont à la gastronomie. Elles donnent du goût et de la saveur aux images. Les traits les plus goûteux sont ceux tracés avec des plumes et les pinceaux, mais attention, il faut les éponger délicatement avec du papier buvard pour que les figures ainsi tracées sèchent plus vite et n’entachent pas le dos de la feuille suivante.
Les feutres-pinceaux et les marqueurs n’ont pas ce type d’exigences, car ils sont remplis d’encre dite « permanente », très volatile, qui sèche en un instant. Les plus savoureux sont ceux dont les pointes sont spatulées ou coupées en biseau. Elles permettent de moduler le trait à point.
Les crayons à la mine de plomb ne devraient être utilisés que d’une main légère, quand leurs traits sont destinés à être gommés. Quant aux autres (crayons lithographiques, crayons pastel secs ou gras ou crayons-aquarelle), ils devront être employés selon les effets que l’on cherche à obtenir d’eux.
Au cas où l’on ignorerait encore tout ce que ces généreux instruments sont capables de nous offrir, il ne faut pas hésiter un instant à remplir des feuilles et des feuilles de papier avec de multiples essais.
Faut-il ébaucher systématiquement au crayon à la mine de plomb les formes et les figures que l’on dessine sur les pages avant de les tracer à l’encre ?
Tout dépend du degré d’adresse de chacun et de chacune en matière de dessin.
En ce qui me concerne, j’ai toujours préféré dessiner d’emblée avec des pigments que l’on ne peut pas effacer. Ils m’obligent à dessiner juste du premier coup.
Pour dessiner juste, il faut penser le dessin, se forger dans la tête une image mentale de la figure que l’on veut représenter, mais pas seulement. Il faut essayer d’imaginer aussi les gestes nécessaires à sa réalisation. Après, quand on la trace sur le papier, on la trace mieux et plus aisément. C’est pour cette raison que je n’ai jamais aimé les gommes et encore moins l’acte de gommer. Outre que ça produit un tas de saletés, le fait de pouvoir retoucher sans cesse, de pouvoir revenir en arrière, engendre souvent (dans ma tête) un confort qui se traduit souvent par un manque d’assurance tant au niveau du trait que des idées.
Ceci étant, il ne faut pas non plus passer des heures et des heures à dessiner uniquement dans sa tête la figure que l’on devrait plutôt dessiner sur les pages d’un carnet ou d’un livre.

Les feuilles d’un carnet ou d’un livre tant qu’elles demeurent blanches représentent un certain nombre de territoires individuels que l’illusion fusionnera en un seul.
Tant que la main ne dessine rien sur ces modestes surfaces, l’esprit qui anime le désir de créer reste, pour de multiples raisons, à l’extérieur des pages.
Il ne faut pas que cet état dure trop longtemps.
Il faut investir ces territoires, car la voie choisie offre justement la possibilité immédiate d’y entrer et de les explorer.
Il faut donc commencer sans tarder et la meilleure manière est d’ouvrir un carnet et de dessiner sur l’avant-dernière page de celui-ci une première figure. Une fois tracée, cette première figure devient immédiatement une référence et une indication.
Une référence, parce que c’est à partir d’elle que l’on déduira les figures suivantes et une indication parce que n’importe quelle figure porte toujours en elle les indices d’un mouvement implicite et d’un ou de plusieurs indicateurs de direction de mouvement.

Pour cette première expérience, on pourrait opter pour un carnet rectangulaire que l’on feuilletterait à la verticale de façon à ce que les images puissent se déplacer dans l’espace délimité par les bords gauche et droit de la page.
Une fois toutes les pages remplies, cette première figure deviendra le début de l’illusion lors que l’on feuillettera le carnet de la dernière page vers la première.
L’écriture du mouvement devient ainsi un jeu mené pas à pas où l’on déduit chaque nouvelle image de la précédente.
Tous les éléments qui seront alors mis en œuvre pour créer l’illusion de mouvement sur les pages d’un carnet ou d’un livre, points, traits, tâches, couleurs, pigments, seront assujettis aux propriétés d’un genre particulier de mouvement, dont la caractéristique essentielle est qu’il n’est pas réel.

Il ne faut jamais oublier que le mouvement illusoire est une construction de l’esprit et que, en tant que tels, ses effets doivent être imaginés, pensés et élaborés selon les règles ludiques de l’art et non pas selon celles de la nature, décrite par les sciences.
Le mouvement illusoire n’a que faire des lois de la mécanique, de la cinétique ou de la physique. Se situant au-delà de cette dernière, il peut même être considéré comme étant un objet métaphysique.

À partir de là il faut aller de l’avant et dessiner une nouvelle figure sur une autre page sauf si la première est totalement contraire au dispositif choisi, c’est-à-dire, une image qui ne tiendrait pas compte ni de la taille ni des proportions de la surface des pages et par là même, des exigences ludiques du mouvement.
Autrement dit, une image inadaptée, lourde, compliquée, remplie de détails inutiles qui prétendraient tout dire au lieu d’évoquer.
Le sachant, il faut donc poursuivre le sentier de la création de l’illusion en dessinant sur la page située au-dessus de celle déjà réalisée, une nouvelle figure légèrement différente de la première.
À cause de leurs différences, ces deux figures vont immédiatement entretenir trois types de rapports : des rapports de distances, des rapports de formes, et des rapports de direction.
Enfin, la création de la deuxième image attribue aux figures dessinées sur chaque page le statut de phases du mouvement.

Les rapports de distances, de formes et de direction entre ces deux phases sont facilement observables. Il suffit pour cela de saisir délicatement, du bout des doigts, la page du carnet qui comporte la deuxième figure et de lui imprimer un léger mouvement de va-et-vient au-dessus de la première, de façon à les alterner.
Cet étonnant jeu de substitutions permet d’apprécier les différences existant entre les deux phases, mesurer les distances qui les séparent et définir dans quelle direction va le mouvement.
Lors de la création d’une illusion, je ne me lasse jamais de faire durer ce moment en répétant souvent ce geste de va-et-vient. Au-delà de l’émerveillement qu’il me procure, il me permet d’esquisser l’hypothèse d’une troisième phase.

Deux choses sautent aux yeux lorsque l’on fait alterner deux phases entre elles :
la première est que leurs différences sont associées à leur déplacement et la seconde est que ce déplacement indique une direction. Tout se tient donc.
Les distances, les formes et la direction sont trois outils qui, une fois conjugués, permettent de façonner l’illusion.
C’est avec les modifications exercées sur les formes des figures que l’on caractérise l’apparence des choses qui se déplacent.
C’est avec les distances que l’on définit la vitesse, la dynamique et la direction du mouvement des choses.
C’est avec la direction du mouvement que l’on trace les trajectoires des choses qui se déplacent.

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Écrire le mouvement III

Lorsque l’on écrit un mouvement sur les pages d’un carnet ou d’un livre, il faut considérer que chaque feuille du carnet sur lequel on dessine est un espace perceptif et que cet espace est aussi important que la figure elle-même.
En se déplaçant, en évoluant en lui, la figure définit l’espace qui la circonscrit autant que l’espace la détermine.
Dessiner sur les feuilles d’un carnet en ayant pour objectif la création d’une illusion qui fera croire qu’une figure s’anime est, en soi, une expérience perceptive qui doit être vécue et réalisée en tant que telle, en découvrant.
Est-il nécessaire, pour l’accomplir, de savoir d’emblée que l’espace perceptif est, selon des gens savants en la matière, constitué d’unités soumises à des règles et à des conditions bien précises de stimulation ?
Faut-il connaître les principaux facteurs d’unification ou d’organisation en unités du champ perceptif; la proximité, la ressemblance, la continuité de direction, la fermeture, la prégnance ou encore l’expérience passée, pour tenter de créer sa première illusion sur les pages d’un carnet ?

Tous ceux qui se lancent dans cette expérience doivent faire confiance à leur intuition, sans craindre d’éventuels échecs, situant sur les pages les figures selon des critères de bon sens. Par exemple : que la régularité des distances entre les phases engendrera un mouvement régulier et que l’irrégularité croissante ou décroissante entre elles engendrera l’impression d’accélération ou le ralentissement des figures. Pour le reste, lors d’une expérience, face aux doutes, l’unique attitude possible est la poursuite opiniâtre du travail.

Reconnaître qu’une forme se déplace entre deux points demande que l’on puisse l’identifier et suivre sa trajectoire pendant une durée appropriée conforme à sa nature.
Parce que les espaces entre les phases déterminent la régularité ou l’irrégularité du mouvement, ainsi que sa vitesse et sa direction, tout se passe comme si les images étaient les indices laissés par une bête qui ne se serait pas préoccupée de savoir où aller, mais qui aurait, cependant, laissé sur le sol, une ou plusieurs traces de son itinéraire.

En les observant, nous pouvons comprendre les moments où elle a maintenu ou changé de direction, les moments où elle a accéléré le pas (là où les traces s’espacent davantage) et celles (plus serrées) où elle a ralenti et puis celles qui dessinent un amas confus qui correspond, sans doute, à un point d’arrêt fait d’hésitations.
Si toutes les marques de pas indiquent sa promenade, tous les espaces entre elles représentent du temps modelé par la nécessité du trajet; du temps accéléré, du temps ralenti, le temps de l’arrêt.

La durée appropriée d’un mouvement illusoire conforme à la nature de sa trajectoire (droite, courbe, ondulée, accidentée) est fixée par une unité de mesure temporelle qui découle du nombre total de pages du carnet ou du livre sur lequel on écrit le mouvement, divisé par le temps de leur défilement.
Quand on feuillette un carnet d’environ quatre-vingts pages, celles-ci se succèdent à un rythme moyen d’environ seize pages par seconde. Par conséquent, une illusion constituée de quatre-vingts phases se déroulera devant nos yeux approximativement pendant six secondes.

Bien que le mouvement illusoire se lise plus rapidement que le mouvement des Êtres et des choses qui nous entourent et auxquels nous ne prêtons que peu d’attention, il faut bien considérer que la perception du mouvement requiert toujours un temps d’accommodation plus ou moins long (selon l’importance des stimulations et selon les sujets, nous dit-on) en amont de sa compréhension.
Il serait donc souhaitable que la troisième phase qui fait suite aux deux premières maintienne la direction prise par les figures précédentes, et ceci jusqu’à la fin de la première demi-seconde (huitième phase) du mouvement, de manière à ce que les yeux suivent et que le cerveau comprenne le mouvement que la figure décrit.

Que faut-il savoir sur le système perceptif en général et sur les lois de la segmentation du champ visuel en particulier, pour donner aux yeux de quoi faire croire au cerveau qu’une figure prend vie sur les pages d’un carnet ?
Que le cerveau relie toujours les figures les unes aux autres par les chemins les plus courts et qu’il les associe par ressemblances. Ceci est apparent et devient explicite au travers des trois premières phases déjà réalisées. En les faisant s’alterner, nous voyons bien que la figure dessinée change de place ou d’aspect. Ces modifications sont dues aux facteurs de proximité et de ressemblance.
À ce stade de la création d’un mouvement illusoire, faut-il en savoir davantage ?

Si la réponse était oui, elle provoquerait l’interruption de l’expérience afin que l’on s’adonne à l’étude des sciences cognitives, ce qui serait absurde.
Qui oserait briser l’élan du désir de découvrir pour le substituer au temps long de l’acquisition de connaissances?
Plein de gens distingués et fort érudits, qui ne feront jamais bouger des gribouillages sur les feuilles blanches d’un carnet… Mais en ce qui nous concerne, la question : faut-il en savoir davantage ? dois être remise à plus tard.
Pour le moment, il faut continuer à tracer le sentier, pas à pas. C’est lui qui apportera progressivement à toutes les personnes qui s’initient aux illusions, le savoir dont elles auront besoin. Il faut avancer pour cela en essayant, en expérimentant et en découvrant, emportant avec soi, pour seul bagage, deux grandes règles qui régissent la création d’illusions :
1 – que les images se succèdent.
2 – que les images entretiennent des rapports variables de proximité et de ressemblance.

Ce n’est que plus tard, une fois l’illusion terminée, qu’il faudra prendre du recul, feuilleter les pages sans précipitation et voir enfin d’un oeil critique le résultat obtenu. Selon les questionnements qui ne manqueront pas de surgir, on pourra alors recourir, si besoin est, aux théories savantes sur la perception en sachant toutefois que ces lectures instruisent, cultivent l’esprit et font du bien, mais qu’aucune d’elles ne peut garantir la réussite d’une belle illusion.

La création d’une quatrième phase représente le cap au-delà duquel les incertitudes commencent à s’estomper si l’on prend goût à ce que l’on fait.
Dans le cas contraire, il faut arrêter et se dire : je ne suis pas fait pour créer des mouvements illusoires.
Prendre la décision courageuse de ne pas faire est bien plus difficile qu’apprendre à faire sans talent.

La création de la quatrième phase plonge en quelque sorte le créateur d’un mouvement illusoire au milieu d’une rivière, avec de l’eau jusqu’à la poitrine.
Ai-je bien fait de m’aventurer dans de telles eaux – se demande l’apprenti sorcier ?
Cependant, comme la méthode qui guide l’art d’écrire les mouvements illusoires réclame à la fois de l’opiniâtreté et de l’intelligence, la nécessité immédiate d’aller de l’avant finit toujours par l’emporter.
À ce moment précis du parcours, il faut prendre des décisions concernant la dynamique que l’on souhaite imprimer au premier segment du mouvement situé donc entre la première phase et la huitième phase.
Que faire alors ?
Ralentir ou s’accélérer le mouvement vers ce point provisoire d’arrivée ?

Tout dépend de la suite que l’on entend lui donner.
Supposons avoir fait partir la figure dans son entier vers un point situé à droite de la page. Au segment suivant, allons-nous la faire repartir aussitôt vers la gauche ou la laisser un instant sur place ?
Force est de constater qu’il faut commencer à anticiper et à prévoir l’itinéraire, tout comme lors d’une marche en terrain inconnu. Au début, on regarde par terre, pour savoir où on met les pieds, mais dès que l’on acquiert de l’assurance on commence à regarder un peu plus loin devant soi, à prévoir la trajectoire que l’on trace et en fonction de laquelle on ralentit ou on accélère le pas.

Supposons encore que nous ayons décidé effectivement de ralentir le mouvement vers la huitième phase. Dans ce cas, il faudrait commencer à resserrer progressivement les distances qui séparent les phases qui restent à faire tout en sachant que, pour le moment, la huitième phase elle-même n’est qu’une hypothèse.
Si ensuite, dans le deuxième segment à venir, l’intention était de faire repartir immédiatement et de façon fulgurante la figure vers la gauche de la page, il en résultera de la lecture en continu de ces deux segments une impression d’élasticité.

À ce propos, j’ouvre une parenthèse pour citer le poète Mallarmé qui disait : « Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit ».
Cette démarche représente l’antithèse de la démarche courante qui consiste à justifier le mouvement par rapport aux exigences de la figure. Dans l’art que nous décrivons ici, pas à pas, c’est le mouvement qui porte, assume et définit ces exigences. Autrement dit, ce ne sont pas les figures qui requièrent et imposent le concept d’élasticité mentionné plus haut, mais plutôt l’effet d’élasticité lui-même, en tant qu’objectif esthétique, qui justifie la façon d’organiser les segments de mouvement responsables du devenir des figures.

Sautons par-dessus la création des phases 5, 6 et 7, qui vont ralentir le mouvement vers la huitième phase, pour envisager deux hypothèses. La première étant que la figure, une fois arrivée à destination demeurerait un instant, plus au moins long, sur place. La seconde étant que la figure dès son arrivée à destination repartirait aussitôt dans une autre direction.

Si l’on optait pour la première hypothèse, il faudrait tenir compte du fait que le dispositif carnet, ou livre, ou tout autre agglomérat de feuilles formatées et attachées les unes aux autres, ne permet de figer (au sens propre du terme) ni trait, ni ligne et encore mois une figure complexe.
L’épaisseur du papier requise pour que les feuilles puissent défiler sans encombre sous le pouce, n’offre pas une transparence suffisante pour que l’on puisse copier avec exactitude et autant de fois que nécessaire, la figure tracée sur la phase située en dessous de celle que l’on redessine.
Loin de regretter ce fait, il faut, au contraire, le saluer et en tirer profit.

Ainsi donc, sur le dispositif carnet ou livre, grâce à la succession de copies inexactes, même une figure immobile paraîtra vivante. Par conséquent, dans la première hypothèse de travail, le trait vivra, la ligne vivra, la forme vivra pendant l’instant ou la pause plus au moins longue qu’elle marquera à l’endroit de l’arrêt. Au-delà des raisons évoquées, ce frémissement graphique représente également la marque de fabrique spécifique d’un travail artisanal consacré au mouvement et exercé à même un dispositif singulier.
Si l’on optait pour la deuxième hypothèse, celle où la figure arrivée à destination repartirait aussitôt dans une autre direction, il faudrait, avant de poursuivre, réfléchir aux effets dynamiques du mouvement que l’on désire provoquer.

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Écrire le mouvement IV

N’importe quel mouvement illusoire qui remplit une centaine de pages d’un carnet se présente forcément segmenté en différentes parties, faute de quoi le mouvement ainsi créé serait d’un ennui mortel. Mais que faut-il entendre par segmentation du mouvement?
Il s’agit du découpage d’un mouvement en portions d’intensités rythmiques variables avec lesquels on obtient une gamme de différents effets.
En somme, la segmentation vise à créer entre des groupes d’images des effets d’accélérations, de retardements, de suspensions, semblables à ceux de la musique et de la danse.
La manière de disposer les phases le long d’une trajectoire crée des tensions dynamiques. C’est avec ces tensions que l’on modèle le mouvement.
Tout ceci devient immédiatement compréhensible dès que l’on trace sur un bout de papier une ligne horizontale, qui représente le temps, segmenté en un nombre déterminé de parties, disposées selon une certaine stratégie. Selon celle qui aura été adoptée, on provoquera des effets d’élasticité, de souplesse, de lourdeur, ou de légèreté, mots qui suscitent immédiatement dans la pensée tout à la fois des impressions, des gestes, des mouvements et d’images.

Le poids de certaines traditions et de bien d’autres encombrants préjugés, qui troublent en permanence nos esprits, nous conduisent, la plupart du temps, à associer ce que les mots évoquent aux gestes humains ou alors aux mouvements des choses et des éléments naturels. Le mouvement illusoire n’étant ni naturel ni réel, les mots doivent être considérés pour ce qu’ils sont, des concepts et des substances dynamiques destinés à modeler et à nourrir des illusions qui nous montrent exclusivement des choses qui n’existent pas, mais que l’on éprouve plus au moins vivement.

Le dispositif livre ou carnet rend également impossible la répétition cyclique, au sens mécanique du terme. La seule répétition permise étant de feuilleter autant de fois que l’on voudra l’illusion ainsi créée et, ce faisant, de varier selon l’humeur du moment la vitesse du défilement des pages.
La création d’un objet telle que le livre ou le carnet animé ne tolère aucune facilité, aucun subterfuge, dont font partie les cycles. Même quand il s’agit de déplacer un simple point de droite à gauche, puis de gauche à droite ad libitum, il faut, à chaque fois, dessiner un nouveau point autant de fois que le mouvement durera.
Là encore, ce qui pourrait être pris pour une restriction ou une entrave due au dispositif n’est qu’un avantage qui permet à tout un chacun, s’il le désire, de créer en permanence du nouveau.

Quand on s’adonne à la création d’illusions sur un dispositif aussi singulier qu’un carnet ou qu’un livre, il faut distinguer ce que l’on dessine sur ses pages et ce que l’on dessine à côté.
Sur les pages du carnet, on tracera les figures qui constituent les phases du mouvement.
À côté, on dessinera toutes sortes d’ébauches préparatoires en fonction du travail à accomplir; schémas, lignes de temps, graphiques et autant d’autres annotations similaires.
Il est donc important de revenir sur ce que l’on dessine et sur les représentations elles-mêmes.

Les esprits compliqués détestent ne pas comprendre tout ce qui est représenté sur une image. Il leur faut reconnaître qu’un arbre est un arbre, qu’un chien est un chien, qu’une vache est une vache, jusqu’au vomissement.
Une tige farfelue qui évoquerait un arbre en quelques traits, une hachure à pattes qui évoquerait un chien ou un rectangle à cornes qui suggérerait une vache n’est pas pour eux.
Que dire alors des images qui ne se réfèrent à rien ?
Ces mêmes esprits compliqués poussent le bouchon jusqu’à réclamer que les images en mouvement soient également compréhensibles, et ceci, même quand les artistes et leur art annoncent, avec évidence et par différents moyens, qu’il n’y a rien à comprendre, mais plus simplement à voir.
Du coup, les esprits compliqués considèrent que ce qui est incompréhensible est inutile.
Riches de leurs certitudes absurdes, ils jettent aux ordures tout ce qui leur semble abstrait préférant la peinture de salon et l’art bourgeois aux signes incompréhensibles d’un suprématiste, d’un futuriste, ou d’un aborigène lointain.
Étant donné que ce qui nous occupe ici n’est pas destiné aux masses bourgeoises ou embourgeoisées par la bourgeoisie, que tous ceux et celles qui veulent s’initier à l’art des mouvements illusoires sachent qu’ils sont, dès à présent, dispensés de la dictature du compréhensible.

Le mot « compréhension » se réfère à la faculté de saisir, par l’esprit, le sens de quelque chose. Pour cela il faut commencer par avoir de l’esprit.
Dans d’autres cas, la signification de ce mot s’étend jusqu’à l’interprétation d’un sujet exposée soit de manière explicite soit de manière implicite.
Par rapport à la compréhension d’un mouvement illusoire, il s’agit plus modestement de percevoir tous les aspects du déplacement d’une figure évoluant dans un espace circonscrit.
Dans l’art des mouvements illusoires, comprendre le mouvement signifie donc comprendre son déroulement et jouir du plaisir qu’il procure plutôt que de comprendre son éventuel contenu. Il va de soi que la compréhension du « sujet » d’un mouvement illusoire ne peut pas être soumise aux mêmes critères de la compréhension des mouvements réels et encore moins à ceux de la compréhension des images statiques. Plus généralement, les problématiques de la « compréhension » soulevées par certaines œuvres d’art, auprès de certains observateurs, méritent que l’on s’y attarde.

Confronté à une oeuvre d’art déclarée comme étant incompréhensible, il est rare que l’observateur lambda engage sa responsabilité.
Le plus souvent, l’état d’incompréhension affirmé par ce type d’observateur est renvoyé à l’œuvre et, par conséquent, à l’artiste qui n’a su faire comprendre à l’observateur en question, et par là même au monde entier, ni le « sujet » ni le « sens » de l’oeuvre.
On l’aura compris, l’arrogance de l’observateur lambda est sans limites.
La tyrannie du « sujet » concerne toutes les œuvres d’art et même celles qui sont considérées comme n’étant pas de l’art, mais qui sont réalisées avec art.
Le sujet est cette sorte de couche anecdotique que l’observateur lambda perçoit en premier quand il regarde une oeuvre, qu’elle soit statique ou en mouvement.
L’œil exercé, l’œil éduqué aux choses de l’art regarde les oeuvres autrement.
Il placera la compréhension de la facture de l’oeuvre avant son sujet et il comprendra même (s’il est aidé par une solide érudition artistique) que ledit « sujet » n’est, le plus souvent, qu’un prétexte déclencheur du geste artistique qu’il contemple.
Enfin, il n’est pas inutile de préciser qu’il existe depuis toujours, des œuvres d’art et des expressions artistiques sans « sujet ». Elles sont d’ailleurs plus nombreuses que celles porteuses de « sujets ».
Dans le domaine des images en mouvement, la problématique du « sujet » se complique. Ceci est dû aux aspects événementiels de ce type d’image. Ils induisent, et insèrent, presque systématiquement l’événement dans une « narration ».
Quand un spectateur regarde dans un plan d’un film, quelqu’un en train de marcher, il est rarissime qu’il focalise son attention sur l’esthétique de la locomotion du personnage.
Il se demandera plutôt : où va-t-il ?
Ce même spectateur, confronté à un spectacle de danse (réel, exécuté sur une scène) fera immédiatement une lecture moins « narrative » de ce qu’il voit, car il sent (ou il sait) que le plaisir de la danse ne réside pas dans la compréhension du « sujet », mais dans la grâce et dans la valeur performative des gestes et des déplacements des danseurs.

Les mouvements des figures d’une illusion n’obéissent ni aux ordres de la logique ni à ceux du monde du vivant. ll n’existe aucun référent qui les déterminent.
Obéissent-ils à l’apparence de la figure, à son mode de construction, à sa structure ? Non plus, et ceci même dans les cas où la figure pourrait être identifiée comme étant la représentation de quelqu’un ou de quelque chose de familier.
Il faut considérer définitivement que dans l’art des mouvements illusoires, les choses représentées ne sont pas les choses et qu’elles ne prétendent même pas faire semblant de l’être.
Quelle apparence donner alors aux mots qui suscitent simultanément dans la pensée des impressions, des gestes, des mouvements et d’images ? La réponse est, pour ainsi dire, incluse dans la question. À l’image de l’instabilité des mots, il faut donner aux figures qui les portent une apparence protéiforme.
De même que les mots, les figures d’un mouvement illusoire se doivent de cheminer entre le concret et l’abstrait. L’artiste qui les trace doit veiller à ce qu’un trop-plein de style figuratif n’étouffe pas la versatilité du mouvement le condamnant ainsi (comme le dit Kandinsky par rapport au point), à une vie végétative.

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Écrire le mouvement V

Tout comme les mots en littérature, les images-phases servent à écrire le mouvement et la segmentation dynamique, à l’image de la syntaxe, à lui donner du sens.
À la fin du processus de création, le carnet ou le livre recèlera l’illusion comme un secret jusqu’à ce que quelqu’un la révèle en faisant défiler ses pages.
L’illusion a donc autant besoin de la substitution successive des images-phases que la musique écrite a besoin des sons pour être audible.
Toutefois, la musique écrite sonne déjà dans la tête de ceux qui savent lire son système d’écriture et, à plus forte raison, la composer. Ceci est dû au fait que les signes musicaux ne signifient rien d’autre que des sons, des silences ou encore le tempo, tandis que les images-phases des mouvements illusoires signifient beaucoup trop de choses, sujettes à de multiples interprétations, tant qu’elles ne sont pas mises en relation les unes avec les autres au travers de leur succession.
Faut-il alors écrire les phases du mouvement comme une partition en amont de son écriture ?

Ce serait se méprendre.
La représentation cursive des phases d’un mouvement ne fait qu’établir entre elles des rapports esthétiques de contiguïté bien différents des rapports de succession.
Une suite d’images contiguës peut sembler intéressante au regard, en tant que représentation mosaïque, et cesser de l’être dès que l’on établit entre les images des rapports de substitution successifs. Il faut donc distinguer l’écriture des phases du mouvement (qui est une représentation), de l’écriture du mouvement illusoire.
Celle-ci ne prend sens que par le jeu des successions.

Transformer tout aussi bien des formes que des figures, des matières que des couleurs est, pour ainsi dire, la raison d’être fondamentale de l’art des mouvements illusoires.
La perception d’un mouvement illusoire est en lui-même un processus de transformation opéré par le cerveau qui traduit une succession de rapports entre différents éléments (les phases) en une solution mentale qui donne à l’image cette surprenante apparence de vie.
Pouvoir transformer librement formes, figures, matières et couleurs, procure un plaisir ineffable, notamment quand on l’exerce sur un dispositif qui éveille l’intuition et le goût pour l’improvisation.

L’action de transformer suppose de recourir à nouveau aux mots pour interroger l’aspect des états que chaque phase prendra.
Transformer s’accompagne également de deux autres notions portées par les expressions  faire apparaître et faire disparaître, soumises également à questionnements. Comment faire apparaître ? Comment faire disparaître ?
Les réponses à ces questions se trouvent réunies dans les éléments qui définissent la représentation d’une figure. Ce sont eux qui conduisent le mouvement de transformation et non pas tant la figure elle-même. La figure n’est que le résultat des modifications exercées sur ces éléments (forme, traits, textures, tâches, effets) qui structurent sa construction ou qui la définissent.

En tant que concept, la transformation est un changement de forme, mais dans la pratique de la création d’un mouvement illusoire, écrit pas à pas, la transformation représente une série de modifications continuelles exercées sur tous les éléments qui constituent une figure.
Parmi les différentes significations du mot figure, prenons celle qui nous convient le mieux : représentation de quelque chose ou de quelqu’un, car son usage permet de mieux distinguer trois concepts et notions qui s’enchevêtrent et se confondent sans cesse; celui de figure, celui de forme et celui de phase.
La figure étant la représentation de quelque chose, il se peut que ce quelque chose soit constitué d’une forme simple ou d’un agglomérat de diverses formes plus au moins complexe.
Simples ou composées, les formes ont besoin d’être tracées ou remplies pour être perçues. Quand elles sont tracées, c’est sur le tracé même que l’on exercera les modifications, les altérations, les variations nécessaires à la transformation.
Quand elles sont remplies, les modifications, les altérations ainsi que les variations s’exerceront sur ce on-ne-sait-quoi qui les remplit.

Pour pouvoir assurer le passage entre une forme remplie et une forme contournée, il faut soit recourir à faire apparaître, soit à faire disparaître ce on-ne-sait-quoi qui remplirait la figure, en le faisant disparaître progressivement, comme s’il s’agissait d’un voile que l’on pourrait rompre, déchirer, désagréger, émietter, estomper d’une infinité de manières.

La phrase : la figure A se transforme en figure B, place le mot transforme au centre d’un processus qui se déroule entre deux extrémités, c’est-à-dire entre deux figures de forme et d’aspect différentes.
L’énoncé décrit ainsi, de la meilleure des manières, le déroulement schématique du processus de transformation.
Comment procéder pour la réaliser ?
La méthode commence par une prise de décision. Quelle ampleur, quelle importance, vais-je attribuer à cet étrange moment pendant lequel la figure ne sera plus ce qu’elle était sans pour autant être la figure qu’elle deviendra. C’est ce no man’s land ambigu, situé entre les deux figures, qui provoquera cette sorte de tension qui servira à retarder, le plus longtemps possible, la réponse à la question : que va-t-il advenir de la figure qui est en train de se transformer ?

Afin de faire durer l’aspect surprenant de la transformation, il faudrait situer selon certains critères cette zone d’instabilité formelle à l’intérieur de la ligne de temps prévue pour le nouveau segment de mouvement et lui attribuer une durée.
Où, comment, selon quelle stratégie faut-il placer, à l’intérieur de la durée globale du segment, cette zone d’instabilité, ce no man’s land ambigu où s’opérera la transformation de la figure A en figure B ?
Dès la phase 9 ?
Afin d’en décider, racontons-nous rigoureusement ce qui existe déjà et conceptualisons ce qui adviendra.

Ce premier segment du mouvement illusoire est constitué de huit phases qui racontent le déplacement d’une figure vers la droite des pages. À ce stade, en les faisant défiler, on constate que le mouvement de la figure ralentit vers la fin du parcours du déplacement.
Dans le deuxième segment, il serait question de déplacer la figure dans le sens opposé, vers la gauche, et de la transformer en quelque chose d’autre. Par rapport à l’enchaînement de ses événements, il serait donc nécessaire de déplacer d’abord la figure vers la gauche pendant un certain nombre de phases avant de procéder à sa transformation. D’autant qu’il conviendrait, peut-être, pendant ce court moment, de faire passer la figure de sa posture initiale à une autre qui faciliterait davantage sa transformation.
Ainsi, la transformation de la figure A en figure B ne commencerait pas immédiatement à la phase 9, mais quelques phases plus tard.
Il conviendrait donc de réfléchir à la transformation en termes d’étapes.
On comprendra que ces étapes pouvant se résoudre de mille manières sont de nature à plonger la pensée dans un nombre incalculable de problématiques notamment celle de la représentation des figures.

La représentation des figures demeure l’aspect le plus sujet à questionnements pour tous ceux et celles qui abordent pour la première fois la création de mouvements illusoires et ceci même parmi les esprits les plus débarrassés des aliénations d’usage.
Il n’est pas inutile de répéter que l’apparence, l’aspect, le style de la représentation ne doivent pas être placés en tête des préoccupations de ceux qui désirent animer une figure, qu’elle soit simple ou complexe.

Le style est le contraire des habituelles configurations routinières qui finissent par lui donner cet air familier et facilement reconnaissable qui permet de le cataloguer et de le ranger dans les diverses étagères des modes, des écoles, et des tendances.
Le style est cet ordre en mouvement qui se déroule dans le temps et dans l’espace et qui donne l’impression de se transformer de lui-même dans un perpétuel renouvellement. La perfection stylistique (dont parlent Buffon, Shitao et tant d’autres) a déjà été atteinte par le passé. On la trouve dans les vestiges, dans les traces de l’art pariétal.
Ceux et celles qui les ont réalisés, les ont mis au service de l’expression du mouvement des formes statiques, soit abstraites, soit figuratives, d’une façon toujours étonnamment élégante. Au-delà des qualités surprenantes de leur facture, les images pariétales, fondées sur la variabilité, la concision et la flexibilité, tracent les chemins qui conduisent aux « oeuvres ouvertes » et démontrent, si besoin était, qu’avec le temps, le style est également devenu tout à la fois un mystère et une énigme et, comme tel, indicible et insoluble.

Il faut donc commencer par décider du déroulement de la transformation et s’imaginer le plus précisément son mouvement afin d’obtenir des réponses graphiques adaptées à sa représentation.
Supposons que la figure A ne représente rien d’autre qu’elle-même et que la figure B représente une figure familière.
La transformation n’étant pas une opération commutative, la réponse à la question : comment passer d’une figure qui ne représente rien à une figure qui représente quelque chose ? n’est donc pas la même que : comment passer d’une figure qui représente quelque chose à une figure qui ne représente qu’elle-même ?

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Écrire le mouvement VI

L’art du dessin conjugue et célèbre l’art des tracés, l’art des formes et l’art de la représentation.
Dans l’art de la composition de figures statiques, les traits délimitent, déterminent, structurent les formes qui constituent l’identité des différents éléments de la représentation.
Dans l’art d’écrire des mouvements illusoires, les traits jouent un tout autre rôle, à la fois plus élémentaire et infiniment plus sophistiqué, car ils forgent l’illusion sans pour autant constituer nécessairement des formes déterminées. Ceci est dû au fait que les traits sont le principal sujet du mouvement, tel que les mots dans la poésie et la voix dans le chant. D’où l’importance primordiale qu’on doit leur attribuer et par là même le soin particulier que l’on doit apporter à leur qualité.
Les traits ayant une manière bien à eux de dire le mouvement au travers de la qualité de leurs modulations et de leurs épaisseurs, entre autres, devraient devenir, pour tous ceux et celles qui voudraient pratiquer l’art des mouvements illusoires, le premier des trois arts à maîtriser.

Dans l’art de la création d’illusions, le trait est bien plus important que la forme.
La forme est un concept statique. Leurs diverses règles de construction conviennent surtout aux images immobiles.
Les mouvements illusoires rendent au trait un énorme pouvoir de suggestion, entre autres celui d’évoquer des formes indéterminées, parce que mouvantes. Ce fait implique que l’on maîtrise l’art des tracés et que l’on reconsidère l’art de la forme et l’art de la représentation à l’aune de la singularité phénoménale des illusions.
Comme dans tout ce qui est tracé, dessiné, incisé, la qualité de l’aspect qui résulte de ces actions dépend de la maîtrise des gestes. Par conséquent, l’amateur d’illusions qui s’engage dans l’art de les écrire sur les pages d’un carnet ou d’un livre devra dessiner, à titre d’exercice, constamment et sans relâche, des traits, des lignes et des contours de toutes sortes jusqu’à acquérir la virtuosité nécessaire à leur écriture. Il faut entendre ici les mots «écrire» et «écriture» dans le sens que les lettrés chinois leur donnaient dès l’époque Yuan (1279 – 1368), pour désigner les traces laissées par le travail du pinceau, et ce à quoi ,nous, occidentaux, donnons le nom de peinture.

La cohérence esthétique est aussi une affaire de goût. Non pas dans le sens des vieux concepts du bon et du mauvais goût, qui ne servent à rien, sauf à créer de vaines discussions, des disputes et des zizanies.
Il faut prendre ici le mot goût dans son sens gustatif. Il s’agit de donner de la saveur aux figures du mouvement, en les arrangeant, en les accommodant de façon à ce que l’on ait envie d’en reprendre. Cette manière de se servir du mot «goût», qui relève d’une attitude ouverte sur la délectation, implique que l’on considère les effets provoqués par les instruments choisis pour tracer, pointer ou peindre la figure comme de réels condiments esthétiques. Pour obtenir cela, il faut assigner des fonctions aux outils et ces fonctions ne sauraient se résumer à faire beau, à faire intéressant et encore moins, à enjoliver.
Les condiments esthétiques desquels résulte la saveur des figures doivent avoir pour fonction d’assurer leur identité en tant que figures éphémères de liaison.
Les figures des mouvements illusoires ne sont pas des figures à contempler. Elles sont des figures fugaces à entrevoir, à saisir au vol.

Deux choses méritent d’être à présent soulignées.
La méthode d’écriture des phases imposée par le dispositif carnet ou livre (où l’on déduit la création d’une nouvelle phase par rapport à la précédente) nous laisse la liberté totale de bifurquer, de modifier, de changer à tout moment de direction par rapport aux intentions initiales.
Cette volonté de changer naît d’un état particulier du mouvement ou, si l’on préfère, de certains aspects singuliers de la configuration d’une phase qui peuvent ouvrir les portes de la rêverie et susciter ainsi le désir d’aller ailleurs, dans l’imprévu.
Bien entendu, ce type de désir (comme tout désir, en général) doit être maîtrisé, car les changements brusques de direction, de surcroît injustifiés, sont autant à craindre que les angoisses et les doutes qui paralysent la création.

Abordons donc la question d’un changement de cap.
L’aspect singulier d’une phase peut susciter le désir soudain de sortir de l’itinéraire prévu et d’aller ailleurs, dans l’imprévu. Comment prendre une telle décision ? Quels critères pourraient la guider ?
Tout d’abord, lorsque l’on crée un sentier, il faut apprendre à regarder de temps à autre en arrière afin d’observer la forme du sillon que l’on trace.
Sur le dispositif carnet ou livre, regarder en arrière équivaut à faire défiler les phases déjà réalisées.

C’est la forme du chemin pris jusqu’au point d’hésitation qui doit guider la décision de continuer à tracer un sillage cohérent ou à changer soit abruptement soit progressivement d’orientation. De plus, le chemin tracé par la figure n’est pas un, mais multiple. Il se présente sous la forme d’une globalité constituée par la somme de toutes les trajectoires créées par tous les éléments qui la déterminent; traits, points, tâches, textures et couleurs éventuelles.

Ces éléments, qui contribuent à l’aspect d’une image-phase dessinée, entretiennent entre eux différents rapports ainsi qu’avec ceux de l’image-phase précédente et avec ceux de l’image-phase suivante. Ensemble, ils constituent un tout composite.
Cependant, prétendre les animer séparément relèverait de cette étrange folie rationnelle, très en vogue dans l’industrie, qui prétend inculquer dans les esprits l’idée qu’il ne faut pas jouer avec l’irrationnel.
Les différentes trajectoires créées par des traits, des points, des tâches, des hachures, des textures et d’éventuelles couleurs qui figurent sur les images-phases ne sont pas uniquement dues aux changements de position de chacun de ces éléments, car le point peut devenir tache à l’image suivante, ou trait, ou hachure ou encore autre chose.
C’est dire que d’une image-phase à l’autre, les différents éléments qui participent à l’aspect de celle-ci peuvent également se transformer en d’autres différents éléments et ainsi de suite.

L’illusion de mouvement, qui est une réponse immédiate du cerveau à un problème perceptif, naît de la succession alternée d’images différentes, mais surtout de ces mystérieux segments de transition temporelle entre les phases qui correspondent à des omissions ou à des silences ou, pour employer à la fois un langage plus banal, à des obturations.
Dans l’art des mouvements illusoires, la problématique du passage d’une image à une autre ne réclame aucune démarche rationnelle, seulement l’intuition du mouvement.
Ainsi, les éléments composites des images-phases considérés en tant que parties intrinsèques et indissociables d’un tout, ne tracent pas uniquement dans l’espace page des trajectoires de déplacements individuelles, elles tracent également des trajectoires de transformations irrationnelles et ambiguës spécifiques à la phénoménologie des choses de l’art.

Parfois, prendre une bifurcation conviendrait à la forme de la trajectoire globale tracée par la figure, mais il se pourrait qu’elle affecte le déroulement de bon nombre de ses détails, ce qui ne manquerait pas de troubler le déroulement du mouvement. Au demeurant, toute prise de décision concernant l’introduction d’une ou de plusieurs variations par rapport aux intentions initiales doit mesurer, d’abord, et tenir compte, ensuite, des effets perceptifs qu’elle pourrait provoquer.
Dans l’art d’écrire des illusions, les trajectoires, les figures, les éléments qui les composent, l’espace de représentation, le temps, les durées, la segmentation dynamique doivent se conjuguer en permanence pour rendre sensible ce qui compte : l’esthétique du mouvement.

Quelques soient les fantaisies du cheminement du mouvement de l’illusion, il devraient se dérouler de manière à surprendre, à étonner, à frapper l’esprit de ceux et de celles qui le regarderont. C’est là sa fonction et cette fonction concourt à attribuer au livre, au cahier, le double statut d’objet magique et d’objet d’art dont la finalité ultime est la délectation.
La brièveté des fantaisies événementielles décrites par les figures de l’illusion, imposées par le nombre limité des pages d’un livre ou d’un carnet, ne permet pas de raconter de longues péripéties de caractère narratif.
Elle ne peut relater que celles du mouvement lui-même.
Cette propriété spécifique du dispositif oriente les choix de l’artiste concernant le degré de perceptibilité des figures. C’est le cas de l’identification ou de la non-identification des figures A ou B.
Étant donné que la fonction des figures est de surprendre, d’étonner, de frapper les esprits, les représentations connotées devraient intervenir dans le déroulement d’un mouvement illusoire comme des citations fugitives, plus au moins brèves, le plus souvent fulgurantes, de sorte à éveiller l’appétit du non-dit, à faire résonner le blanc des pages.

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Écrire le mouvement VII

L’art des mouvements illusoires se veut un art jubilatoire qui prête aux figures une vie onirique surprenante faite de modifications incessantes et de brusques changements.
Différents moyens peuvent être mis en oeuvre afin de rendre encore plus fantasque la vie illusoire des figures. Le plus évident d’entre eux étant la création d’accentuations dans le déroulement des successions. D’autres diraient des ruptures de rythme, mais le mot rythme, qui prête le flanc à d’innombrables confusions, renvoie à une notion qui résulte elle-même d’une rupture introduite dans un ordre répété. Dans l’art des mouvements illusoires, le rythme naît en partie de l’irrégularité des distances que l’on met entre les phases, autrement dit, des trous que l’on fait dans une continuité.

A priori, selon un vieil adage, une succession de figures sans relation aucune entre elles est de nature à provoquer un mouvement chaotique. Cependant, étant donné que dans un mouvement illusoire, le discours de l’image est constitué par la somme de ce que les figures disent et par le nombre de ce que les phases racontent, il est important de considérer la coexistence de ses deux voies parallèles et simultanées en tant que double discours métaphorique. Il devient donc intéressant, fascinant même, de jouer avec cette singularité spécifique à ce type de mouvements.

Effectivement, dans ce double discours il y a le discours transmis par l’image, au travers des figures, et le discours du mouvement transmis par la succession des phases. Dans le premier, il s’agit de voir, dans le second il s’agit de sentir.
Il est donc tout à fait possible de créer sur les pages d’un carnet, l’illusion du déplacement serein d’une agitation de figures hallucinantes.
Les phénomènes qui déplacent lentement de grandes violences existent à l’état naturel sauf que, dans la nature, ils sont terrorisants et qu’ils sont charmants quand ils se déroulent sur les pages d’un carnet que l’on feuillette.

L’irrégularité et la simultanéité participent à la beauté du monde.
Les mers et les océans n’attendent pas qu’une vague s’étale entièrement sur le sable et qu’elle reflue pour en créer une autre. Elles se chevauchent.
Le vent aussi souffle irrégulièrement sur les champs de blé créant ainsi de saisissantes ondulations simultanées.
Ces deux exemples suffisent à démontrer que dans la contemplation du monde ce sont les caprices de l’irrégularité et la pluralité de mouvements simultanés qui captivent notre attention et forgent dans notre esprit des modèles et des concepts dynamiques.

Le mouvement illusoire provoqué par le défilement des pages d’un carnet ou d’un livre anime absolument tout, même la surface blanche des pages.
Pourquoi est-ce ainsi ?
Parce que tous les éléments de l’image (les figures) sont dessinés à même les pages et que leur succession produit la vibration de tous ses éléments ainsi que la texture du papier sur lequel ils sont représentés.
En cas de doute, vous n’avez qu’à feuilleter un carnet vierge et à bien observer de près la surface blanche de ses pages.

Ces faits objectifs et observables signifient que l’agitation qui se produit à la surface des pages d’un carnet ou d’un livre animé (qu’ils aient été animés de manière intentionnelle ou fortuite) n’est que le reflet de la nature phénoménologique des mouvements illusoires.
Les dispositifs carnet et livre nous convient à créer selon une esthétique basée sur l’illusion de mouvement total, où tout est en perpétuel état d’effervescence.

Parlons une fois encore des traits.
Dans l’art d’écrire des mouvements illusoires, on ne peut pas envisager l’utilisation du trait tel qu’il est employé dans l’art de la représentation des formes et des figures statiques.
Pour le constater, il suffit d’en tracer un sur une feuille d’un carnet et de procéder à sa copie de manière répétée sur une vingtaine de pages. En les faisant défiler, on constatera que le trait tremble plus ou moins selon le degré d’exactitude des copies.
L’explication de ce phénomène se trouve dans le fait que le trait de l’image animée résulte d’une somme de traits issus eux-mêmes d’une somme de gestes.
Le clignotement provoqué par leur succession rend le trait vivant.
Le trait de l’image statique naît quant à lui du résultat d’un geste unique.
Dans la représentation statique, ce sont nos yeux qui attribuent au trait du mouvement, et du rythme, lors qu’ils suivent la sinuosité d’un contour.

Suivre du regard la sinuosité d’un contour n’est pas chose aisée, surtout pour ceux qui ne s’intéressent pas, méconnaissent ou négligent l’art des tracés.
Face à une oeuvre dessinée, certaines personnes ne se rendent même pas compte que ce sont les traits qui forgent la subtilité d’un contour, tellement elles sont obsédées par la « compréhension » de la forme que ces mêmes traits évoquent (lorsque les contours demeurent ouverts), ou qu’ils déterminent (lorsque les contours sont fermés).
L’art ne réside donc pas exclusivement dans l’objet d’art que l’on observe, il réside également dans les facultés perceptives de ceux qui le contemplent.
De même qu’on ne peut lire un texte que si on sait lire, on ne peut saisir, par le regard, le mouvement implicite qui se cache dans les délicates modulations d’une ondulation que si on sait regarder. Chez les humains, où il faut tout apprendre, l’éducation du regard n’est réservée qu’à une minorité, les autres doivent se contenter de voir.

Si la sinuosité d’un contour statique pose donc des problèmes de lecture, dus essentiellement au balancement de l’attention entre le sens de la figure et les différents aspects des éléments qui la constituent, celle d’un contour en mouvement implique que l’on sache saisir et suivre plusieurs choses à la fois. Ceci pose le problème de la lecture des images en mouvement en général et plus particulièrement des images dessinées sur les pages d’un livre ou d’un carnet.
Ce problème est dû essentiellement à la simultanéité des lectures que le phénomène de l’illusion engendre dans le cerveau : la lecture de chaque image, la lecture de la relation de l’une à l’autre (que le cerveau tente d’ignorer), et la lecture du mouvement à proprement parler. Confondre cette triple lecture du mouvement illusoire (d’un trait, d’une tâche, d’un point ou d’une forme complexe) qui se produit lors du défilement des feuilles d’un carnet ou d’un livre avec la perception du mouvement que nous avons de la chute de la feuille d’un arbre à l’automne serait confondre les règles que l’art nous impose avec celles que la Nature nous offre.

J’ai dit plus haut que l’irrégularité et la simultanéité participent à la beauté du monde. Je pourrais ajouter à cette phrase le mot pluralité. Modeler l’irrégularité, gérer la simultanéité, ordonner la pluralité des éléments constitutifs d’un mouvement illusoire participe à sa beauté et cette beauté est d’essence dynamique.
L’image que l’on contemple lorsqu’on feuillette un livre ou un carnet animé est constituée d’une somme de figures-phases, mais aussi d’une addition de mouvements qui se superposent : ceux des traits et de leurs diverses vibrations, ceux de la forme des figures et ceux de la chorégraphie de leurs interactions. Tous ces différents mouvements s’interpénètrent et se conjuguent, comme des courants, pour nous faire sentir ce que l’on voit et susciter en nous le sentiment de plaisir.

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Les images qui accompagnent cet article sont des traces de mouvement laissées sur la feuille de papier buvard dont je me suis servi pour éponger l’encre de Chine déposée sur les pages de mes carnets animés.

José-Manuel Barata Xavier

Argenton-sur-Creuse 2018