Je me suis imaginé…
Que mes mains écartaient des dessins caricaturaux, que j’ai toujours détestés, des bandes dessinées, que je n’ai jamais aimées, des feuilles de papier d’animation perforées de l’industrie de l’animation que je hais, pour chercher, parmi un amas de manuscrits de poèmes, des partitions de musique, des lettres et de vieilles photographies, le souvenir de celui qui fut mon premier maître.
Puis, sur la surface blanche qui l’occultait encore, apparaissait une imposante figure qu’une main segmentait d’un trait vif, en deux parties inégales.
Telle est la chose qui représente le mieux la vie de mon premier maître…
Un imposant iceberg facetté d’images, de musique et de poésie.
La partie que je connais le mieux est la partie secrète, immergée, celle de la musique et de poésie.
La partie visible, je la laisse aux autres…
Lorsque j’ai rencontré mon maître, il avait presque quarante ans et moi dix-sept.
Pendant trois ans, j’ai eu le privilège d’absorber une grande partie de sa vaste culture artistique, cinématographique et littéraire, mais surtout, sa profonde connaissance de la musique.
C’est lui qui m’a poussé vers elle…
C’est lui qui m’a ouvert les portes et les chemins de l’art de penser.
Il avait une sœur, Violante, pourtant douce, pianiste, qui jouait Schumann à merveille, avec qui j’ai pratiqué le piano, ce merveilleux instrument en blanc et noir et, en même temps, avec une extrême élégance elle m’a m’initié à l’art de parler correctement le français.
Puis, je suis parti…
Lorsque lui et moi nous nous sommes retrouvés, nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre pour ne plus jamais cesser de converser, de correspondre, de partager des rêves, vivant ainsi l’immense bonheur d’une réelle amitié.
C’est au nord, parmi la douceur du sable et la fureur des vagues, qu’il m’a offert son livre « Voz Intima ». Maintenant que je suis à la retraite, m’a-t-il dit, je consacre la majeure partie de mon temps à ce que j’ai toujours préféré, la poésie.
Quelques mois après notre rencontre, j’ai reçu une lettre de lui qui contenait un recueil de poèmes intitulé « Várzea ».
Les mots ont le don de nous rappeler plus de choses que ce qu’ils disent.
Le mot « Várzea », tant pour mon maître que pour moi, charriait trop émotions, de souvenirs…
« Várzea » était le lieu où ses deux défuntes sœurs partaient en villégiature pendant l’été.
« Várzea » (de Colares) est un lopin de territoire coincé entre le « Vinagre » et le « Banzão » sur la route qui mène à « Praia da Maçãs ».
Seul un talent poétique comme celui de mon maître pouvait transformer ce presque rien en une série d’évocations mélancoliques.
Le mot « Várzea » signifie aussi une terre plate et fertile située au bord d’une rivière. Dans trois de ces poèmes, le mot «fleuve» revient bien que le fleuve du lieu ne soit qu’une étroite rivière…
La nuit, mes
yeux ressemblent
à des oiseaux noirs
qui volent au-dessus du fleuve.
Ils ont envie des étourderies
des frénésies
d’une lune ivre
caracolant sur les eux
Mais sans cette tranquillité,
quand ils s’arrêtent dans les branches sombres,
tout tombe au fond
comme restes que l’abîme dévore
dans une verticale sans lumière ni fin.
Jour de transparences
creuses,
lumineuses
et hybrides
Dans la chair liquide du fleuve.
voguent des ombres…
Je sais!
Ce n’était pas toi qui venais
de l’estuaire
La terre autrefois desséchée.
Elle procrée des arbres à présent
et ce voile d’attente
et cette rumeur légère
dans l’encadrement de la fenêtre
ta découpe mince et frêle
come source
qui se cache quelque part.
Journée d’ignorance grise
qui me domine encore
Quand je sais à peine ce dont j’ai besoin.
Mais le chemin des eaux
celui-là
est inconnu
même des oiseaux qui l’évoquent dans le ciel.
Passaient par là
les confidences d’un fleuve
et ses craintes
de chute libre sur les algues,
le poids du pont
qui avait sur sa peau son parfum humide.
De la fenêtre je l’entendais
ses murmures tendres,
si près des fleurs et du vert dressé
que tout se mélangeait
dans un spasme de corps incertain
roulant sur le paysage
comme pour un tunnel
presque comme une succion vers la mer.
Aube.
Tous les petits bruits
s’entendant libres
dans le frémissement des feuilles agitées.
Vent,
peu, plissant l’eau
comme un sourire,
et ensuite il y a qu’attendre le jour,
son délire, sa fête, sa rumeur
qui nous tait…
Puisque tout s’ajourne dans la recherche d’un silence nécessaire
pour que l’on reprenne les messages,
les dialogues…
Le plus remarquable dans la poésie de mon maître est le fait que son activité poétique fut intime, cachée sans que ces deux attitudes aient diminué sa profonde originalité.
Sa poésie ne semble pas avoir subi d’influences, peut-être parce qu’il s’agissait d’une activité secrète, d’une forme de dialogue entre lui et lui-même, un dialogue qui fait naître en moi, lorsque je le lis, l’impression que ses poèmes ne ressemblent à aucun autre, tel comme celui qu’il m’a dédié :
Le jour illustre
et unique
m’a apporté de très loin tout
le passé par où je plane
comme un oiseau de mauvais augure
ou moine
que la nostalgie invente.Je suis peut-être
l’heure tardive
le déjà vécu
le déclin que tu vois
du siècle
jusqu’à mon dernier jour…
La lumière vibre encore
quelque part dans mes yeux
quelque part dans mon temps
de l’homme qui finit
et qui dépasse
les derniers obstacles,
mais qui garde, enfin
la crainte,
la menace qui pend d’en haut
comme la verticale de la fin.
C’est au cours d’une soirée de travail que mon maître m’a fait découvrir deux œuvres qui sont restées à jamais gravées dans ma mémoire, le Requiem de Gabriel Fauré et la Symphonie numéro 29 de Mozart.
Ce genre de situation, où l’on dessinait des caricatures grotesques pour vendre des détergents, du dentifrice et des savonnettes, avec les oreilles pleines de musiques savantes, résume la façon dont mon maître m’a transmis ses connaissances et, en même temps, trace la silhouette contrastée entre ce qu’il était vraiment, un génie polyédrique, et ce qu’il faisait couramment pour gagner sa pitance. En ce temps la, je ne savais pas encore qu’il était aussi compositeur.
Mon maître m’a toujours surpris, non seulement parce que j’étais un jeune ignorant, mais aussi parce qu’il était vraiment surprenant. Un jour, je l’ai rencontré dans un cinéma où l’on projetait le film le plus misérable jamais réalisé sur la vie de Beethoven. J’ai alors découvert pourquoi il était allé voir ce film.
Il était aussi critique de cinéma. À peine avions-nous commencé à médire sur le film qu’un homme de grande taille, à la voix tonitruante, que mon maître avait l’air de bien connaître nous a rejoint.
L’homme était le compositeur Joly Braga Santos dont j’ignorais tout.
Ce n’est que lorsque j’ai commencé à apprendre à jouer du piano avec sa soeur Violante que j’ai commencé à accéder aux détails de la formation musicale de mon maître et à son activité plus que discrète de compositeur. C’est dans un grand théâtre doré que je l’ai vu saluer longuement un monsieur aux cheveux blancs et au visage de peu d’amis.
Ses deux sœurs m’ont chuchoté à l’unisson que l’homme aux cheveux blancs était l’écrivain José Gome Ferreira, un grand poète que j’ai commencé à vénérer après avoir lu son livre » O Mundo dos Outros « . Ce sont également ses sœurs qui m’ont parlé pour la première fois des compositions sérielles dodécaphoniques de leur frère.
Je me souviens du jour où mon maître m’a mis entre les mains un disque magnifique, la Musique pour Cordes Percussion et Célesta de Béla Bartok. Enthousiasmé par ce que j’entendais, j’ai écouté le disque tant de fois qu’à la fin on pouvait presque voir la lumière du jour au travers des sillons.
La manière subtile dont il m’a ensuite expliqué la morphologie de la Musique pour Cordes de Bartok a définitivement ouvert dans mon esprit des perspectives sur la manière de percevoir la musique savante. Je me souviens aussi du jour où je suis rentré en courant à la maison, me privant du déjeuner, pour écouter à la radio la sonate pour piano Opus 111 de Beethoven, sur les conseils de mon maître.
Cependant, ce n’est que des années plus tard, quand il a composé trois pièces pour piano pour le projet « Várzea » que j’ai pris la pleine mesure de son talent de compositeur.
Mon maître Caeiro – écrivit Alvaro de Campos – était le maître de tous ceux qui ont la capacité d’avoir un maître. Aucune personne qui s’est approchée de Caeiro, qui lui a parlé, qui a eu l’occasion physique d’être en relation avec son esprit, n’a pu revenir qu’autre de cette Rome-là….
Mon maître a été pour moi ce que Caeiro a été pour Campos.
Pour les autres, je ne sais pas… Ce que je sais et ce dont je suis convaincu, c’est que, à son contact, ma façon de penser, ma façon d’être, ce sont transformés sans qu’il ne m’ait jamais imposé sa façon de voir comme modèle.
Mon maître avait l’art d’éveiller en moi l’intérêt pour les choses, l’attention, le soin indispensable que l’on doit à observation. C’est lui qui m’a appris à regarder et à écouter.
Dès le début de notre relation, malgré mon manque de culture musicale, la musique est devenue notre territoire commun, puis exclusif, à tel point qu’aujourd’hui j’évite de parler de musique avec les autres.
Quand je me souviens des attitudes qu’il adoptait pour m’initier, son absence me remplit de mélancolie. Je me souviens du jour où il est arrivé à l’agence de publicité, où nous faisions des films dérisoires et laids, avec sous le bras un beau livre, un livre merveilleux, intitulé « Nouveau dictionnaire de la peinture moderne ».
Lorsqu’il s’est rendu compte de mon grand intérêt pour ledit livre, il me l’a prêté, afin que je puisse le consulter, « à loisir » – m’a-t-il dit avec une expression complice dans les yeux.
Il était ainsi, mon maître, qui mettait délicatement sur mon chemin des choses qui éveillaient ma curiosité, qui me surprenaient, qui m’ouvraient les yeux, les oreilles et l’esprit.
Bien que son activité musicale a été moins secrète que son activité poétique, le peu qu’il a composé reste unique.
Le pianiste Cyril Huvé, à qui j’ai montré le film « Várzea-Dislate de pássaro… » m’a dit quelque chose qu’au premier abord m’a surpris :
La musique de votre ami m’a fait penser à la Toccata de René Leibowitz.
Il m’est venu à l’esprit que c’est mon maître qui m’a parlé en première de René Leibowitz à propos de son livre « Introduction à la musique de douze sons », livre où il avait appris, m’a-t-il dit, la théorie du dodécaphonisme de Schoenberg.
Il est vrai que l’on peut établir une parenté, à mon avis lointaine, entre la musique pour piano de René Leibowitz et celle de mon maître en raison de la stratégie atonale adoptée par ces deux compositeurs, mais lorsque j’écoute attentivement les pièces pour piano qu’il a composées pour le projet « Várzea », je me rends compte que sa musique, comme sa poésie, ne ressemble à aucune autre.
Tout en elle est singulier et différent.
Dans la dédicace qu’il m’a écrite sur la première page de l’exemplaire de « Voz Intima », il a écrit :
À la « vieille poésie », j’ai ajouté pour toi un dernier poème d’aujourd’hui.Pardonne-moi mon insuffisance poétique, mais c’est ce que j’ai de mieux à t’offrir.
Cette phrase, « Pardonne-moi mon insuffisance poétique », est révélatrice de la personnalité inquiète de mon maître, qui a toujours douté de la valeur de sa création poétique. C’est peut-être la raison qui l’a poussé à occulter le meilleur de lui-même derrière les banalités publicitaires qu’il faisait pour subsister, mais qu’il a toujours détestées. Je me souviens d’être entré un jour dans son espace de travail et l’avoir trouvé en train d’écrire un poème d’une main sur la même feuille où il avait dessiné un personnage grotesque pour une énième publicité et en train de manger, de l’autre main, un morceau de « bolo de Rei ». Souriant, il s’est tourné vers moi pour me dire, en montrant le poème : traces de mon addiction et en montrant le peu qui restait du morceau de gâteau, il a ajouté : « bolo de Rei » acheté d’occasion au café du coin.
Parmi les multiples choses qu’il m’a apprises, les deux les plus importantes ont été certainement la distanciation lucide nécessaire à toute forme de création et l’ironie, deux vertus constantes de sa personnalité. Armando Servais Tiago a été pour moi un maître, un ami, mais pour beaucoup d’autres, un inconnu. Jusqu’à la nuit où la voix d’une de ses nièces retentit dans mon téléphone pour m’annoncer sa mort tragique, j’ai bénéficié au travers de notre amitié pendant une durée trop limitée, hélas! de la lumière qui rayonnait de son extrême sensibilité, de son esprit stimulant, de sa sagesse, de son art inégalé de transmettre la beauté. Parfois, dans la nuit, au pied de la tour de Belém, où il m’emmenait souvent après nos dîners composés de bar grille, de musique et de poésie, je me demande :
Que serais-je devenu si je ne l’avais jamais rencontré ?
Jose-Manuel Xavier
Argenton-sur-Creuse 2023