Hommage

Je me suis imaginé…
Que mes mains écartaient des dessins caricaturaux, que j’ai toujours détestés, des bandes dessinées, que je n’ai jamais aimées, des feuilles de papier d’animation perforées de l’industrie de l’animation que je hais, pour chercher, parmi un amas de manuscrits de poèmes, des partitions de musique, des lettres et de vieilles photographies, le souvenir de celui qui fut mon premier maître.
Puis, sur la surface blanche qui l’occultait encore, apparaissait une imposante figure qu’une main segmentait d’un trait vif, en deux parties inégales.
Telle est la chose qui représente le mieux la vie de mon premier maître…
Un imposant iceberg facetté d’images, de musique et de poésie.
La partie que je connais le mieux est la partie secrète, immergée, celle de la musique et de poésie.
La partie visible, je la laisse aux autres…

Lorsque j’ai rencontré mon maître, il avait presque quarante ans et moi dix-sept.
Pendant trois ans, j’ai eu le privilège d’absorber une grande partie de sa vaste culture artistique, cinématographique et littéraire, mais surtout, sa profonde connaissance de la musique.
C’est lui qui m’a poussé vers elle…
C’est lui qui m’a ouvert les portes et les chemins de l’art de penser.
Il avait une sœur, Violante, pourtant douce, pianiste, qui jouait Schumann à merveille, avec qui j’ai pratiqué le piano, ce merveilleux instrument en blanc et noir et, en même temps, avec une extrême élégance elle m’a m’initié à l’art de parler correctement le français.
Puis, je suis parti…
Lorsque lui et moi nous nous sommes retrouvés, nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre pour ne plus jamais cesser de converser, de correspondre, de partager des rêves, vivant ainsi l’immense bonheur d’une réelle amitié.
C’est au nord, parmi la douceur du sable et la fureur des vagues, qu’il m’a offert son livre « Voz Intima ». Maintenant que je suis à la retraite, m’a-t-il dit, je consacre la majeure partie de mon temps à ce que j’ai toujours préféré, la poésie.
Quelques mois après notre rencontre, j’ai reçu une lettre de lui qui contenait un recueil de poèmes intitulé « Várzea ».
Les mots ont le don de nous rappeler plus de choses que ce qu’ils disent.
Le mot « Várzea », tant pour mon maître que pour moi, charriait trop émotions, de souvenirs…
« Várzea » était le lieu où ses deux défuntes sœurs partaient en villégiature pendant l’été.
« Várzea » (de Colares) est un lopin de territoire coincé entre le « Vinagre » et le « Banzão » sur la route qui mène à « Praia da Maçãs ».
Seul un talent poétique comme celui de mon maître pouvait transformer ce presque rien en une série d’évocations mélancoliques.
Le mot « Várzea » signifie aussi une terre plate et fertile située au bord d’une rivière. Dans trois de ces poèmes, le mot «fleuve» revient bien que le fleuve du lieu ne soit qu’une étroite rivière…

La nuit, mes
yeux ressemblent
à des oiseaux noirs
qui volent au-dessus du fleuve.

Ils ont envie des étourderies
des frénésies
d’une lune ivre
caracolant sur les eux

Mais sans cette tranquillité,
quand ils s’arrêtent dans les branches sombres,
tout tombe au fond
comme restes que l’abîme dévore
dans une verticale sans lumière ni fin.

Jour de transparences
creuses,
lumineuses
et hybrides
Dans la chair liquide du fleuve.
voguent des ombres…

Je sais!
Ce n’était pas toi qui venais
de l’estuaire
La terre autrefois desséchée.

Elle procrée des arbres à présent
et ce voile d’attente
et cette rumeur légère
dans l’encadrement de la fenêtre
ta découpe mince et frêle
come source
qui se cache quelque part.

Journée d’ignorance grise
qui me domine encore
Quand je sais à peine ce dont j’ai besoin.
Mais le chemin des eaux
celui-là
est inconnu
même des oiseaux qui l’évoquent dans le cie
l.

Passaient par là
les confidences d’un fleuve
et ses craintes
de chute libre sur les algues,
le poids du pont
qui avait sur sa peau son parfum humide.

De la fenêtre je l’entendais
ses murmures tendres,
si près des fleurs et du vert dressé
que tout se mélangeait
dans un spasme de corps incertain
roulant sur le paysage
comme pour un tunnel
presque comme une succion vers la mer.

Aube.
Tous les petits bruits
s’entendant libres
dans le frémissement des feuilles agitées.
Vent,
peu, plissant l’eau
comme un sourire,
et ensuite il y a qu’attendre le jour,
son délire, sa fête, sa rumeur
qui nous tait…

Puisque tout s’ajourne dans la recherche d’un silence nécessaire
pour que l’on reprenne les messages,
les dialogues…

Le plus remarquable dans la poésie de mon maître est le fait que son activité poétique fut intime, cachée sans que ces deux attitudes aient diminué sa profonde originalité.
Sa poésie ne semble pas avoir subi d’influences, peut-être parce qu’il s’agissait d’une activité secrète, d’une forme de dialogue entre lui et lui-même, un dialogue qui fait naître en moi, lorsque je le lis, l’impression que ses poèmes ne ressemblent à aucun autre, tel comme celui qu’il m’a dédié :

Le jour illustre
et unique
m’a apporté de très loin tout
le passé par où je plane
comme un oiseau de mauvais augure
ou moine
que la nostalgie invente.Je suis peut-être
l’heure tardive
le déjà vécu
le déclin que tu vois
du siècle
jusqu’à mon dernier jour…

La lumière vibre encore
quelque part dans mes yeux
quelque part dans mon temps
de l’homme qui finit
et qui dépasse
les derniers obstacles,
mais qui garde, enfin
la crainte,
la menace qui pend d’en haut
comme la verticale de la fin.

C’est au cours d’une soirée de travail que mon maître m’a fait découvrir deux œuvres qui sont restées à jamais gravées dans ma mémoire, le Requiem de Gabriel Fauré et la Symphonie numéro 29 de Mozart.
Ce genre de situation, où l’on dessinait des caricatures grotesques pour vendre des détergents, du dentifrice et des savonnettes, avec les oreilles pleines de musiques savantes, résume la façon dont mon maître m’a transmis ses connaissances et, en même temps, trace la silhouette contrastée entre ce qu’il était vraiment, un génie polyédrique, et ce qu’il faisait couramment pour gagner sa pitance. En ce temps la, je ne savais pas encore qu’il était aussi compositeur.
Mon maître m’a toujours surpris, non seulement parce que j’étais un jeune ignorant, mais aussi parce qu’il était vraiment surprenant. Un jour, je l’ai rencontré dans un cinéma où l’on projetait le film le plus misérable jamais réalisé sur la vie de Beethoven. J’ai alors découvert pourquoi il était allé voir ce film.
Il était aussi critique de cinéma. À peine avions-nous commencé à médire sur le film qu’un homme de grande taille, à la voix tonitruante, que mon maître avait l’air de bien connaître nous a rejoint.
L’homme était le compositeur Joly Braga Santos dont j’ignorais tout.

Ce n’est que lorsque j’ai commencé à apprendre à jouer du piano avec sa soeur Violante que j’ai commencé à accéder aux détails de la formation musicale de mon maître et à son activité plus que discrète de compositeur. C’est dans un grand théâtre doré que je l’ai vu saluer longuement un monsieur aux cheveux blancs et au visage de peu d’amis.
Ses deux sœurs m’ont chuchoté à l’unisson que l’homme aux cheveux blancs était l’écrivain José Gome Ferreira, un grand poète que j’ai commencé à vénérer après avoir lu son livre  » O Mundo dos Outros « . Ce sont également ses sœurs qui m’ont parlé pour la première fois des compositions sérielles dodécaphoniques de leur frère.
Je me souviens du jour où mon maître m’a mis entre les mains un disque magnifique, la Musique pour Cordes Percussion et Célesta de Béla Bartok. Enthousiasmé par ce que j’entendais, j’ai écouté le disque tant de fois qu’à la fin on pouvait presque voir la lumière du jour au travers des sillons.
La manière subtile dont il m’a ensuite expliqué la morphologie de la Musique pour Cordes de Bartok a définitivement ouvert dans mon esprit des perspectives sur la manière de percevoir la musique savante. Je me souviens aussi du jour où je suis rentré en courant à la maison, me privant du déjeuner, pour écouter à la radio la sonate pour piano Opus 111 de Beethoven, sur les conseils de mon maître.
Cependant, ce n’est que des années plus tard, quand il a composé trois pièces pour piano pour le projet « Várzea » que j’ai pris la pleine mesure de son talent de compositeur.

Mon maître Caeiro – écrivit Alvaro de Campos – était le maître de tous ceux qui ont la capacité d’avoir un maître. Aucune personne qui s’est approchée de Caeiro, qui lui a parlé, qui a eu l’occasion physique d’être en relation avec son esprit, n’a pu revenir qu’autre de cette Rome-là….
Mon maître a été pour moi ce que Caeiro a été pour Campos.
Pour les autres, je ne sais pas… Ce que je sais et ce dont je suis convaincu, c’est que, à son contact, ma façon de penser, ma façon d’être, ce sont transformés sans qu’il ne m’ait jamais imposé sa façon de voir comme modèle.
Mon maître avait l’art d’éveiller en moi l’intérêt pour les choses, l’attention, le soin indispensable que l’on doit à observation. C’est lui qui m’a appris à regarder et à écouter.

Dès le début de notre relation, malgré mon manque de culture musicale, la musique est devenue notre territoire commun, puis exclusif, à tel point qu’aujourd’hui j’évite de parler de musique avec les autres.
Quand je me souviens des attitudes qu’il adoptait pour m’initier, son absence me remplit de mélancolie. Je me souviens du jour où il est arrivé à l’agence de publicité, où nous faisions des films dérisoires et laids, avec sous le bras un beau livre, un livre merveilleux, intitulé « Nouveau dictionnaire de la peinture moderne ».
Lorsqu’il s’est rendu compte de mon grand intérêt pour ledit livre, il me l’a prêté, afin que je puisse le consulter, « à loisir » – m’a-t-il dit avec une expression complice dans les yeux.

Il était ainsi, mon maître, qui mettait délicatement sur mon chemin des choses qui éveillaient ma curiosité, qui me surprenaient, qui m’ouvraient les yeux, les oreilles et l’esprit.
Bien que son activité musicale a été moins secrète que son activité poétique, le peu qu’il a composé reste unique.
Le pianiste Cyril Huvé, à qui j’ai montré le film « Várzea-Dislate de pássaro… » m’a dit quelque chose qu’au premier abord m’a surpris :
La musique de votre ami m’a fait penser à la Toccata de René Leibowitz.
Il m’est venu à l’esprit que c’est mon maître qui m’a parlé en première de René Leibowitz à propos de son livre « Introduction à la musique de douze sons », livre où il avait appris, m’a-t-il dit, la théorie du dodécaphonisme de Schoenberg.
Il est vrai que l’on peut établir une parenté, à mon avis lointaine, entre la musique pour piano de René Leibowitz et celle de mon maître en raison de la stratégie atonale adoptée par ces deux compositeurs, mais lorsque j’écoute attentivement les pièces pour piano qu’il a composées pour le projet « Várzea », je me rends compte que sa musique, comme sa poésie, ne ressemble à aucune autre.
Tout en elle est singulier et différent.

Dans la dédicace qu’il m’a écrite sur la première page de l’exemplaire de « Voz Intima », il a écrit :
À la « vieille poésie », j’ai ajouté pour toi un dernier poème d’aujourd’hui.Pardonne-moi mon insuffisance poétique, mais c’est ce que j’ai de mieux à t’offrir.
Cette phrase, « Pardonne-moi mon insuffisance poétique », est révélatrice de la personnalité inquiète de mon maître, qui a toujours douté de la valeur de sa création poétique. C’est peut-être la raison qui l’a poussé à occulter le meilleur de lui-même derrière les banalités publicitaires qu’il faisait pour subsister, mais qu’il a toujours détestées. Je me souviens d’être entré un jour dans son espace de travail et l’avoir trouvé en train d’écrire un poème d’une main sur la même feuille où il avait dessiné un personnage grotesque pour une énième publicité et en train de manger, de l’autre main, un morceau de « bolo de Rei ». Souriant, il s’est tourné vers moi pour me dire, en montrant le poème : traces de mon addiction et en montrant le peu qui restait du morceau de gâteau, il a ajouté : « bolo de Rei » acheté d’occasion au café du coin.

Parmi les multiples choses qu’il m’a apprises, les deux les plus importantes ont été certainement la distanciation lucide nécessaire à toute forme de création et l’ironie, deux vertus constantes de sa personnalité. Armando Servais Tiago a été pour moi un maître, un ami, mais pour beaucoup d’autres, un inconnu. Jusqu’à la nuit où la voix d’une de ses nièces retentit dans mon téléphone pour m’annoncer sa mort tragique, j’ai bénéficié au travers de notre amitié pendant une durée trop limitée, hélas! de la lumière qui rayonnait de son extrême sensibilité, de son esprit stimulant, de sa sagesse, de son art inégalé de transmettre la beauté. Parfois, dans la nuit, au pied de la tour de Belém, où il m’emmenait souvent après nos dîners composés de bar grille, de musique et de poésie, je me demande :
Que serais-je devenu si je ne l’avais jamais rencontré ?

Jose-Manuel Xavier
Argenton-sur-Creuse 2023

Trois contes de Florbela Espanca – Projet

La poésie de Florbela Espanca m’a toujours fasciné.
Son art de créer des images avec les mots est pour moi une source inépuisable de beauté.
Je me suis mis en tête de réaliser un film à partir de trois de ses contes, Carta da Herdade » (La lettre de la Lande), « O Aviador » (L’Aviateur) et « A Morta » (La Morte).
Certains diront que c’est là un projet insensé.
Je ne trouve pas, au contraire. Je crois que ces trois contes, tels qu’ils sont écrits, ne demandent qu’à être traduits sous forme de mouvement et d’images colorées.
Dans ces trois contes, Florbela Espanca dépeint les couleurs changeantes des choses avec une maîtrise inégalée.
La « Carta da Herdade » rédigée comme une lettre à un ami lointain, relate le passage du couchant à la nuit, puis l’aurore, à travers des changements de la lumière qui altère les couleurs de la lande alentejana au gré de l’avancée de la narratrice dans ce paysage et des heures qui passent.
Les mots de Florbela Espanca transmettent indiquent, précisent, tout ce que la narratrice voit, entend, sent, éprouve, se souvient.
Comment ne pas succomber à l’envie de créer, de dessiner et de peindre ce qu’elle décrit :

Mais comme elle est belle, ma lande !
Des papillons bleus, minuscules, tombent du ciel comme des morceaux de ciel. D’autres mauves… les bruyères, peut-être, à qui, par miracle, ont poussé des ailes. Les crépuscules, dans ces immenses étendues, sont longs, longs ; une extase qui s’étend et qui vient jusqu’à nous fatiguer. Le soleil constelle l’ouest de pierreries, et sont une merveille, les collines bleues d’Espagne, brumes perdues au loin, vagues, aériennes, irréelles.

Quand on sait animer, comment demeurer passif devant la variété des tracés rythmiques de ses phrases :

Le grand chien de garde, Morgado, vient à ma rencontre, solennel et grave, me disant bonsoir comme s’il accomplissait une mission diplomatique. Il balance sa queue en panache comme une plume dorée. Il y a dans ses yeux, couleur tabac-blond, quand il me fixe, quelque chose d’humain, de compréhensif, de caressant : sa belle âme de chien qui ne sait pas qu’il a une âme.
Telle une brute aimable, il se frotte contre moi sans aucune pitié pour ma robe blanche, où les grandes pattes dessinent au charbon des fleurs enchevêtrées telles des gorgées futuristes, et mon visage le tente pour un baiser amical que – ingrate! – je décide de dédaigner, sans explications superflues. Il ne s’approche pas du mont vers lequel je me dirige : solitaire, il ressent le plus grand mépris pour les foules
hurlantes ; aristocrate, il a horreur des cris et des voix sonores de ses autres frères de sang rouge, de race plébéienne. Il me regarde de loin, et son regard, qui me suit, me donne une impression de chaleur, de bien-être, de tendresse, comme un regard humain. Je devine qu’il a pitié de moi, qu’il m’a étudié lors de nos longues promenades solitaires à travers la plaine, qu’il sait ce que je pense et ce que je suis venue oublier, qu’il voit comment les fantômes se présentent sur mon chemin. Cette ombre, au loin, ne sera-t-elle pas mon frère, chevalier de légende, qui un jour est parti pour ne plus revenir ? Qui sait !

La figure du frère est l’objet du conte suivant, « O Aviador », un long poème en prose à sa gloire et à la gloire des mouvements ascensionnels qui nous transportent vers les cieux.
Le texte « O Aviador » s’ouvre sur une description d’intense onirisme qui ouvre les portes de mon imagination…

Dans le velours glauque du fleuve frémit la caresse ardente du soleil ; ses mains dorées, comme des griffes d’or acérées, enlacent les petites vagues, les tordant voluptueusement, les faisant haleter, soupirer, gémir comme un infini sein nu. En haut, les ailes claires dépliées des mouettes, disant au revoir à ceux qui errent perdus sur les eaux de la mer… Quelques voiles dans le fleuve, minuscules taches de fraîcheur dans le crépitement de la fournaise. Rien d’autre.

Une huile peinte par un peintre de génie. Les pigments enflamment encore humides : ce sont des taches rouges sur les collines environnantes ; l’indistinct tourbillon doré, des maisons lointaines.

Tout ceci me donne l’envie intense d’animer ce que ses descriptions suggèrent :

Là-haut, la formidable apothéose se déploie au milieu de l’étonnement des choses. C’est un homme qui a des ailes ! Et les ailes planent, descendent, tournoient, remontent, pivotent, battent, frappent le soleil, plus agiles et plus robustes, plus légères et plus puissantes que celles des aigles. C’est un homme ! Le visage énergique, marqué au ciseau, émerge, extraordinaire de vie intense, dans l’indécision des contours qui lui font, vagues et pâles, un décor de fond ; le visage et les mains. C’est un Rembrandt peint par un titan.

Le conte « O Aviador » déploie, jusqu’à sa conclusion, une quantité infinie d’images qui exaltent mon désir de mener à bien mon projet :

Le frémissement des voix se faisait marée haute… les paupières violettes palpitaient…

C’est alors qu’une d’elles, qui avait dans le regard un peu de la nostalgique tristesse humaine, qui porte encore aux poignets les traces des liens en soie blanche, et dans ses cheveux une vague grisaille de crépuscule, murmura, tandis que d’un geste estompé de réminiscences maternelles lui entoura la poitrine de la misérable cuirasse de tissu bleu:

– Laissez-le… Peut-être que ses ailes brisées lui font mal…

Silence…

Et celui qui avait été un fils des hommes resta endormi dans l’éternité comme s’il avait été un fils des dieux.

La sublime conclusion de ce conte s’enchaîne, quant à moi, à la perfection avec le conte « A Morta » et son surprenant début :

Ceci est arrivé.

La Morte entendit le dernier coup de minuit, leva les bras et souleva le couvercle du cercueil.

La suite de ce conte recèle un trésor d’idées, d’images et de mouvements inépuisables, mais au-delà, il transmet de manière fascinante un style, une ambiance qu’il me plairait de concrétiser au travers d’images et d’animations exquises, délicates :

Les statues reposaient de leurs attitudes contrefaites. La « saudade » lissait les vêtements rugueux, s’asseyait le visage entre les mains, regardant vaguement la nuit. Une muse aux courbes sensuelles, dans une tombe de poète, fermait langoureusement les yeux et faisait avec la bouche le geste d’embrasser. Un crapaud énorme aux yeux magnifiques comme des étoiles jetait sa note rauque, confortablement installé sur un lit de lys moelleux.

La Morte cheminait avec un pas de morte, la brise murmurait dans le feuillage ; ses chaussons de satin blanc effleuraient à peine les pierres du chemin ; les pupilles sans lumière n’avaient pas de regard, mais voyaient. La Morte savait où elle allait.

L’onirisme étant mon credo, moi, telle la Morte, je sais aussi où je vais.

José-Manuel Xavier

Argenton-sur-Creuse 2023

L’indicible mystère de la création…

L’indicible mystère de la création…
Tous ceux qui ont tenté de le percer ont échoué, car il est et demeurera à jamais inviolable.
Je le considère comme une singularité inhérente à l’espèce humaine.
Peut-il, cependant, être dépeint ?
Je crois cela possible.

Les territoires de la pensée, de l’imagination et de la volonté de créer une image sont bien différents du champ d’action de sa réalisation. Peut-être conviendrait-il de dire : de son objectivation.
Les gestes vont être les moyens transactionnels du passage de l’immatériel au concret, de l’imagination à la représentation.
Au travers d’eux, la facture d’une image va devenir plus importante que ce que l’image tente de véhiculer, car la matérialisation progressive d’une image finit par faire disparaître les intentions qui ont présidé à sa création pour en créer de nouvelles.
Toute image retrace avant tout l’histoire de sa propre facture.

L’utilisation à outrance des outils numériques de fabrication d’images industrielles a occulté l’existence des nombreuses manières de façonner une image.
Les réseaux sont venus accroître l’ignorance de cette diversité.
Nombreuses sont les personnes pour qui est «image» ce que l’on voit sur un écran.
Pourtant, ces mêmes personnes vivent au milieu d’images familières, de toutes sortes, d’objets décorés, de tissus brodés ou imprimés, de jarres, pots et autres récipients ornés de figures, peut-être même qu’ils ont chez eux quelques tableaux accrochés aux murs dont certains sont des reproductions, d’autres des gravures, des lithographies et d’autres des photos et même des livres illustrés.

Quiconque prétend créer une image ne peut pas ignorer la variété des supports de représentation.
Chacun d’eux implique un processus de création particulier, des gestes appropriés, des outils spécifiques lors de l’objectivation de la chose imaginée.
Créer une image, oui! Mais où ? Par terre ? Sur une feuille de papier ? Sur une toile ? Sur une faïence ? Sur un tissu ? Sur du verre ? Du bois ? Une pierre ? Sur la peau?
Bref, sur quel support ?
Puis, avant le passage à l’acte, viennent d’autres interrogations : désire-t-on créer une image unique ou une matrice destinée à être reproduite en un certain nombre d’exemplaires ?

Ceux et celles qui regardent une estampe d’Hiroshige (歌川広重) et qui croient voir en elle un simple dessin coloré ignorent les étapes laborieuses de sa facture. De même que pour une gravure de Mario Avati, façonnée à la manière noire, ou les magnifiques « disparates » de Francisco Goya réalisés à l’eau-forte et à l’aquatinte, retouchées à la pointe et au brunissoir, non pas sur les images elles-mêmes, mais sur les planches de métal situées en amont de leur existence.
Seul un regard éduqué voit, au-delà de l’image, le labeur qu’il a fallu mettre en oeuvre pour la réaliser.
Seul un regard éduqué voit, au-delà des choses.
Seul un regard éduqué voit l’autre côté des choses.

Voir l’autre côté des choses, c’est ce que celui ou celle qui entreprend de créer une image tente de faire en permanence durant cet étrange moment où la mémoire et les gestes hésitent entre l’imagination et la représentation, où chaque décision, où ce que l’ont croit en être une, ouvrent une multitude de chemins possibles qui suspendent les traits pour les remplacer par le doute.
Le chemin tracé par la première pulsion de créer, qui semblait si forte, s’affaiblit alors pour se perdre parfois dans le vague, d’autres dans le silence.

Quelle durée ont-ils, ces arrêts qui se produisent à chaque instant lors du façonnage de l’objet image ?
Aucune, car le temps du mystère de la création n’existe pas. Il est une abstraction, que ceux qui créent des images laissent à l’entrée du territoire de la matérialisation des figures.
Tout le long du cheminement qui conduit à leur représentation, la pensée zigzague, plus que d’habitude, entre le passé, le présent et le futur. Entre ce que l’on désirait faire, ce que l’on fait et ce qui adviendra.
C’est dans cet écheveau de sentiments et d’impressions hors du temps que réside l’inexplicable mystère de la création que les mouvements des gestes traduisent en traits, lignes et couleurs qui révèlent l’aspect visuel d’une volonté.

Mouvements poètiques

Tels des tissus
Qui volent
Tels des linges
Au soleil
Les mots se tiennent
Dans une ondulation
Joyeuse

La ligne
Se rompt
S’estompe
S’entrelace
En elle-même
Comme font les nuages

C’est un dessin sans traits
Dans une page sans Papier
D’un livre sans lettres
Posé sur une table qui Rêve

Le contour d’une main
Flotte au vent
L’encre qui la détoure
Déteint
S’allonge
S’estompe
S’efface déjà
En tournoyant
Hésitante comme
Le vol
D’une guêpe

Le texte est sorti
Du livre
Tel un amas de
Fils
De tiges
Pliées
Tordues
Entortillées
Pour aller
Dormir en tas
À la belle étoile

La fenêtre ouverte
Couche
Toutes les flammes
Du chandelier

Les volutes de
Noir de fumée
Composent dans
L’air
Des portraits de famille

Prise entre
Deux verticales
Mouvantes
Embarrassée par
Des ratures
La silhouette de
L’homme
Qui se fait et se
Défait
Peine a devenir
Multiple

S’agit-il d’anges ?
D’ailes ?
De voiles ?
De nuages ?
De flammes ?
De vagues ?
Non
Ce ne sont que des traits
Colorés
Qui songent

La forêt qui
Monte
Est différente
De celle qui
Descend
Les oiseaux tapis
Dans le
Blanc
Avancent de
Noir
Masqués
Comme les branches
Où ils se
Posent
Piaillent
Chantent
En silence

Les yeux brillent
Les ombres se couchent
La lumière s’éteint
Les oiseaux se taisent
Les étoiles naissent
La nuit avance
Le plafond regarde
Le dormeur qui rêve
Au loin
Le son d’un train
Passe

Les orteils
De la danseuse
Effleure le sol
Rugueux
Une ombre
Les rejoints
Elle va
Elle vient
En attendant
Le pied
Gauche

Une main
S’agite
Pour écrire
Le mot
Statique

Les nuages
Touffus
Gris sombre
Qui traversent
Le ciel de
Part en part
Absorbent à
L’horizon
Le peu de clarté
Qui reste

Dans le silence
Une ligne
Mince
Discrète
S’étire lentement
Et se rétracte
Avec langueur
Une autre
L’embrasse
Une autre
La frôle
D’autres s’amalgament
Se pénètrent
Jusqu’à ce que
Leurs
Mouvements
S’épuisent dans la
Douceur du
Blanc

Les traits
Qui tombent
À la verticale
Essaient peut-être
D’évoquer la
Pluie
Derrière eux
Des choses
Imprécises
Furtives
Bougent
Comme les rêves
Que l’éveil
Estompe

La tâche qui devient
Nuage
Le nuage qui devient
Contour
Le contour d’un figure
Qui…
Se sépare en trois
La première frémit
La deuxième tangue
La troisième étincelle
Deviennent de concert
Une arabesque compliquée
Au méandres savoureux
Qui se transforme
En choses
Aussitôt
Disparues…

Est-ce un insecte ?
Peut-être
Une fourmi ?
Qui sait ?
Un point ?
Sans doute
Pourquoi bouge-t-il
Si lentement ?
Il n’est pas pressé

Le trait invisible
Qui ne dessine rien
Attend son heure
Tapi dans le blanc
Pour se manifester
Il réfléchit sans doute
À l’apparence des choses

Dans ses incessants
Va-et-vient
La pointe de la
Plume
Trace des émotions
Des sentiments et des
Faits
Que les mots ne sauraient
Décrire

Ils
Se
Sont
Réunis
En assemblée
Au centre de la page
Peut-être
Attendent-ils
De savoir ce que
Je vais en faire
Mais…
Ne voilà-t-il pas
Qu’un d’eux
Prend la fuite
En s’allongeant comme un vulgaire…
Ver de terre ?

Les ombres furtives
S’allongent dans
La page
Telles des baigneuses
Dans la douceur
Granuleuse
Des sables

Tous les points
Se sont
Alignés
Afin
D’imiter
Le retour des
Grues
Qui annoncent le
Printemps

La chose qui
Virevoltait
Au gré
Du vent
Semblait
Prendre du
Plaisir
Dans son propre
Mouvement

Les livres
Tombés des
Nuages
Ont rempli
La mer de mots
Qui flottent
Au gré des
Vagues

À l’aurore des jours
Saisir d’une main
Le vent
Les nuages
Les oiseaux
Puis les lâcher au-dessus de la rivière
Pour réveiller l’eau
Et voir
Les reflets des nuages et des oiseaux
Danser avec les poissons
Puis
Au couchant
S’allonger avec les ombres
Qui caressent les sillons des champs labourés
Et revenir à la rivière
Pour entendre
L’eau
Dormir

Un objet inutile tourne autour d’un autre qui ne sert à rien.
Un bout de fil de fer tordu s’étire pour ressembler à un trait.
Un grain de raisin moisi se niche contre une mandarine blette.
Une pomme de terre coupée tient compagnie à une fourchette.
Une serviette sale dort sur une assiette ébréchée.
Un papier froissé songe à redevenir plat.

José-Manuel Xavier

Argenton-sur-Creuse 2023

Mon enseignement

Conférence prononcée à Lisbonne dans le cadre du festival MONSTRA 2016

Mes activités, en tant qu’enseignant, se déroulent essentiellement en France.

Mon enseignement ne se limite pas à ce qu’il est convenu d’appeler « le cinéma d’animation ».
Ce que j’enseigne est destiné aux étudiants qui souhaitent intégrer l’industrie, mais pas seulement. Il est aussi consacré à tous ceux qui voudraient utiliser le mouvement illusoire en tant que forme d’art.
Ce type de mouvement nous fait croire que des points et des lignes (selon le concept de Kandinsky) se déplacent, évoluent, se transforment et se modifient sur le plan.
J’enseigne aussi, d’une manière particulièrement expérimentale, la narration et l’analyse.

Mon enseignement du mouvement est donc destiné prioritairement à ceux qui souhaitent pratiquer cet art de manière différente, destinés à des espaces et à des lieux autres que les salles de cinéma.

Ma méthode pédagogique, qui conjugue différents domaines, se divise en quatre phases et peu être décrite succinctement de la manière suivante :

Première phase

Étant donné que l’illusion du mouvement relève des sciences cognitives, je commence par expliquer aux étudiants les phénomènes de la perception visuelle qui nous font croire que les images « bougent » sur les écrans.
Ce point est fondamental, car sur les écrans rien ne bouge.
Les images « bougent » dans le cerveau.

Les créateurs d’illusions jouent donc avec la perception.
Afin que les étudiants comprennent la dimension ludique de la création de mouvements, je leur fais découvrir l’espace perceptif qui est constitué d’unités soumises à des règles et à des conditions bien précises de stimulation.
De l’ensemble des principaux facteurs d’unification du champ perceptif, je ne retins que trois ; le facteur de proximité, le facteur de ressemblance et le facteur de continuité de direction.

Ces trois facteurs d’unification du champ perceptif une fois expliqués et démontrés vont devenir pour les étudiants, ainsi que pour tous ceux qui veulent créer ce type d’illusions, les trois principaux outils avec lesquels on peut composer ou écrire le mouvement.

Pour expliquer comment composer ou écrire le mouvement, je me dois de décrire également le processus qui permet de donner aux images une apparence de vie.
Mais avant cela, je dois aborder la partie de mon enseignement consacrée à l’analyse des images.

Deuxième phase

Cette partie est particulièrement difficile à transmettre parce que les étudiants, comme la plupart des gens, n’entretiennent pas avec des images des rapports rationnels.
Sauf quelques rares exceptions, les rapports des étudiants aux images sont de nature affective et émotionnelle
.
La phrase inscrite sur le tableau de René Magritte « ceci n’est pas une pipe », n’a pas encore été comprise, et encore moins assimilée, par la plupart des jeunes gens à qui j’enseigne. Par ailleurs, bon nombre d’entre eux n’ont jamais entendu parler de René Magritte.

Ce type de comportement envers les images rend donc difficile la pratique d’analyse surtout selon la méthode des trois espaces.
En quoi consiste-t-elle ?
Elle consiste dans la décomposition de l’espace en trois segments :

L’espace relationnel – l’espace de la représentation – et l’espace imaginaire.

L’espace relationnel est l’espace où l’observateur se situe par rapport à l’image.
L’espace de représentation est le plan sur lequel l’image est représentée.
L’espace imaginaire est l’espace que l’image ouvre parfois à l’observateur et qui lui fait croire qu’un hors champ existe.

Cette méthode sert à faire prendre conscience aux étudiants que depuis plus de 35 000 ans les images se présentent à nous sous différents supports, sous différents formats, proportions et échelles et que ce fait implique que l’observateur se situe à un point déterminé de l’espace et à une certaine distance pour pouvoir les percevoir d’abord et, ensuite, les contempler et éventuellement jouir de leur contenu.

Cette méthode sert également à faire comprendre aux étudiants que l’image représentée sur le plan n’est que le résultat d’un nombre déterminé d’éléments organisés selon une certaine stratégie esthétique qui ont parfois le pouvoir de faire entrer l’observateur dans l’image et de le transporter au-delà de l’espace de représentation.

Troisième phase

La description du processus qui permet de composer ou d’écrire le mouvement vient donc après différents exercices d’analyse réalisés selon la méthode dite «des trois espaces».
Après cela, je peux alors leur dire que pour créer l’illusion de mouvement il faut qu’il y ait succession d’images et pour que les images puissent se succéder il faut un dispositif approprié.

Le meilleur de tous les dispositifs pour apprendre à « écrire » le mouvement est le cahier ou le livre animé.
Il impose une simplification des formes qui plonge immédiatement l’étudiant dans la problématique du mouvement au lieu de le perdre dans ceux de la représentation graphique.

Le meilleur de tous les dispositifs pour apprendre à « composer » le mouvement est sans aucun doute les feuilles volantes de papier (perforées ou pas) et la table lumineuse qui permet de totaliser les phases des différents segments d’un mouvement illusoire.

À partir de tous ces éléments, on peut élaborer une syntaxe du mouvement, constituée par : le choix des trajectoires, la méthode du placement des phases du mouvement le long des trajectoires, la segmentation dynamique du mouvement, l’attribution des durées, la direction du mouvement des phases, les relations entre les phases, les échelles dynamiques propres à chaque segment.

Tout ceci conduit les étudiants à penser en termes de mouvement avant de tracer ou de dessiner quoi que ce soit.
Bien entendu, il est difficile pour ceux qui débutent de comprendre qu’il faut imaginer le mouvement avant toutes choses. Pourtant, ce qu’ils seront conduits à dessiner dépendra uniquement des choix pris dans ce sens.

Quatrième phase

En dernier lieu, j’insiste auprès des étudiants sur le fait que le mouvement qu’ils veulent créer est un faux mouvement, un artefact dont les effets doivent être imaginés, pensés, élaborés et construits selon les règles ludiques de l’art et non pas selon celles de la nature, définie par les sciences.

Le mouvement écrit ou composé est une illusion qui ne relève pas de la mécanique, de la cinétique ou de la physique. Se situant au-delà de cette dernière, il peut même être considéré comme étant un objet métaphysique.

Je crois avoir assez dit pour que vous vous fassiez une idée sur mon enseignement.

José-Manuel Xavier
2016

Genèse d’une image

Ce qui conduit aujourd’hui la plupart des gens à vouloir créer des images n’a rien à voir avec les images elles-mêmes.
Dans la plupart des cas, il s’agit pour ces personnes de trouver un moyen de gagner leur vie, d’acquérir un statut social en exerçant une activité valorisante et pas trop pénible et, si possible, assistée par des méthodes, des processus et des outils de production rapide (rentabilité oblige), en se référant à la gigantesque décharge d’images accumulées depuis 35 000 ans qu’ils soumettront aux nécessités du commerce et de l’industrie.
Par rapport à ce constat, il est absurde de parler de création d’images.
Le mystère de la création d’une image, car c’est un mystère, est d’un autre ordre.
Je n’ai pas l’intention d’expliquer ce mystère. Un mystère qui s’explique cesse d’en être un.
Je vais, plus simplement, parler des phases les plus évidentes du processus de la création d’une image en tant que telle, de sa genèse.
Ce que je vais relater ici est, en quelque sorte, ma manière de mettre en ordre mes expériences et mes découvertes comme si je les disais à moi-même.

Faire une image est tout d’abord une aventure intérieure.
Quand une envie frémissante de faire une image se manifeste en moi, je me demande immédiatement ; pour quoi faire ?
Pour m’interroger de la sorte il a fallu que j’acquière une forte dose de maturité. L’avalanche d’images puériles qui nous entourent résulte de cette absence de questionnement.
La première impulsion encore balbutiante de faire une image, l’envie, est encore insuffisante pour la créer.
Pour pouvoir mettre le processus quasi magique de création en œuvre, il faut que le confus et fort douteux sentiment d’envie se transforme en désir puis en volonté de représenter quelque chose de vu, d’entendu ou de senti.
Toutefois, le passage à l’acte de l’intérieur vers l’extérieur de la création requiert d’autres moyens que la seule volonté de faire.

Vouloir représenter des choses vues implique, au préalable, l’éducation du regard.
Peu de gens, parmi tous ceux qui prétendent faire des images, se sont exercés depuis enfance à l’observation attentive et répétée des choses qui les entouraient.
Au moment même où il aurait fallu les éveiller au monde du sensible, ceux qui avaient la charge de leur éducation ont préféré les abandonner le plus souvent aux pratiques des dieux du stade. Il y aurait beaucoup à dire sur cela, mais comme je n’ai pas l’intention de corriger l’incurie des autres, je passe mon chemin.
Beaucoup trop de gens ne considèrent l’acte de voir que comme une fonction utilitaire tels que voir ce que l’on fait, voir ce que l’on prend ou ce que l’on manipule, voir pour lire un journal, un livre, des images…
Cependant, avec les images, vient alors la nécessité de transformer le voir en regarder.
Oui, regarder, mais comment regarder ?
On ne regarde pas les choses de la nature de la même façon que l’on regarde des images de la nature. Parce qu’une image de la nature n’est pas la nature et la nature n’est pas une image.
Quand je me promène dans la nature, je la perçois et je la vois comme un tout avant de fixer l’attention sur certaines de ses parties.
Sur une image, qui n’est qu’une partie de quelque chose, je vois d’abord des détails les plus saillants que je réunis presque immédiatement dans un tout.
Dans la poésie, qui est une autre manière de créer des images, le chemin qui va de la lecture des parties à la compréhension de l’ensemble, rend ce processus perceptif plus explicite :

Arbres, montagnes, champs neigeux,
Je vous vois naître
Dans un rayonnement laiteux
À ma fenêtre.
Le jour passera somnolent
Sans autre fête
Que l’averse des flocons blancs
Lente et muette,
Et grave, je m’étonnerai
De quelque livre
Où les jours tièdes et dorés
Aident à vivre.
Tant mes regards s’habitueront
À voir descendre
L’averse molle des flocons
En froide cendre.

Cécile Sauvage
Recueil : Le vallon (1913)

Dans ce poème, la poétesse commence par disposer successivement les arbres, les montagnes, les champs neigeux, comme des éléments d’une image encadrée dans sa fenêtre. Entre les deux, elle précise comment et où ils surgissent. Les mots écrits par Cécile Sauvage laissent aux lecteurs la liberté de créer les images mentales des arbres, des montagnes et des champs neigeux de leur choix, ainsi que celle de la tonalité et de la nature du rayonnement laiteux vu au travers de sa fenêtre, dont la taille et les proportions, restent à définir selon le bon vouloir de chacun.

Si ce poème était une oeuvre picturale exposée dans une galerie ou dans un musée, le regard de ceux qui la verraient ne suivrait pas les chemins indiqués par la poétesse pour réunir dans un tout les différents éléments cités. C’est que les poètes, contrairement aux peintres, orientent et guident, au travers de la disposition des mots, l’itinéraire de lecture à suivre. Les peintres ne donnent pas de mode d’emploi pour regarder leurs oeuvres, car l’oeuvre est elle-même le mode d’emploi.

L’éducation du regard ne se fait donc pas au travers des images peintes, dessinées ou incisées de même que l’éducation de l’écoute ne se fait pas au travers des oeuvres musicales. Ce sont elles, la musique et les images qui exigent un œil et une oreille éduqués pour être dûment perçus et appréciés.
L’éducation du regard se fait en amont des regards que l’on jette sur l’art et sur ses ersatz.
Elle se fait au travers de la contemplation de la nature, des êtres et des choses.
L’éducation de l’écoute se fait au travers de l’attention que l’on prête aux sons et au rythme de la nature, des êtres et des choses.
De la conjugaison des deux, résulte la gamme de sentiments et d’émotions indispensables à la création d’une image.

L’observation répétée de choses familières provoque chez la plupart des gens lassitude et ennui. Ils considèrent qu’il n’y a aucun intérêt à regarder quelque chose de déjà vu. Cette attitude est un poison pour l’esprit, parce qu’elle empêche de saisir une évidence ; c’est le regard éduqué jeté sur les choses connues, familières, vues et revues maintes et maintes fois, qui les rendent toujours nouvelles.
C’est au travers de la répétition de différents regards que l’on peut espérer acquérir la haute qualité d’attention que l’on doit à toutes choses afin d’en saisir pleinement et en profondeur leur singularité, leurs caractéristiques, leur morphologie.
L’acuité du regard est indispensable à celui ou celle qui prétend créer une image.

Les images des autres, quels qu’ils soient, ne devraient jamais servir de référence ou d’inspiration à tous ceux qui prétendent créer une image.
J’ai toujours considéré que les artistes de jadis me donnaient raison sur ce point.
Qu’ont-ils fait ?
Ils ont dessiné, peint, incisé et sculpté ce qu’ils avaient vu, des animaux, des gens, des arbres, des montagnes, de l’eau, l’air, le ciel, des nuages…
Ils ont aussi dessiné, peint, incisé et sculpté des choses qu’ils n’avaient jamais vues, des choses qu’ils ont dû imaginer tels que des villes et des lieux, la figure de Dieu lui-même, des anges et des saints, des animaux fabuleux et des personnages mythiques…
Ils ont également dessiné, peint, incisé et sculpté des choses irréelles issues du monde des songes et des rêves…
Il faut imaginer, à défaut de le savoir, qu’autrefois, ceux qui créaient des images regardaient un arbre à la campagne qu’ils peignaient plus tard à la maison.
Entre la campagne et la maison, l’arbre avait changé, car la mémoire change l’aspect des choses.
L’image que l’on crée est toujours différente de la chose qui lui a servi de modèle.
Tenter de la rendre identique relève de la folie, mais ça, c’est une autre histoire.

Le passage à l’acte de la volonté que je porte en moi de créer une image demande des instruments, des pigments et des supports appropriés, mais surtout la maîtrise de mes gestes.
Une fois la décision prise de passer de l’intérieur de ma tête vers le dehors, mon corps prend le relais de la création, ma main se met à penser et mes yeux anticipent sur le support choisi le moindre de mes mouvements.
Une image commence toujours par des lignes et des traits encore hésitants qui émergent d’un souvenir et qui vaguent à la surface du papier.
Ma main va-t-elle réussir à les conduire au travers des multiples chemins qui mènent à la représentation de la figure désirée ? Mais quelle est-elle, cette figure ? Celle de la chose vue, entendue, sentie, qui a déclenché en moi le processus que je suis en train de vivre ou l’autre, celle qui, modifiée par ma mémoire, s’impose à présent à moi comme un nouveau territoire à découvrir ?
Avec les gestes, commence alors l’indicible mystère de la création.

As Imagens e as Palavras

Questiono-me, há muito, sobre os diferentes tipos de relações que as palavras entretecem com as imagens e vice-versa.
Encanta-me o facto que um grupo de palavras possa fazer surgir imediatamente uma imagem como as dos haïkaïs.
A que momento da escrita ou da leitura isso acontece?
Quando desenho, a que momento do movimento do contorno surge a figura que traço?
Neste haïku de Bonchô, todas as palavras se conjugam para construir a totalidade da imagem. Quanto ao movimento suposto dos elementos da cena, esses dependem mais da imaginação de cada leitor:

Na bruma
A raposa deixa brincar
Os seus filhos

No seu poema ortónimo « Três ciprestes » Fernando Pessoa cria ele mesmo o movimento das coisas, da luz, das modificações através duma associação de palavras tão singular como surpreendente:

Três ciprestes, e a lua por detrás do do meio…
Invisível e halo em torno a ele
E os outros dois batidos de lado p’lo luar…
Branco o seu lado e mais negro que negros do atro…
Uma brisa através da folhagem… Veio aquele
Luar tornar-se mais cousa nua…
Mas o vulto-sensação dos três ciprestes fica neutro
Imóvel, três, àquem do luar…
E ouvia-se a hora toda chegar e estacar…

Um outro poema ortónimo de Pessoa me intriga ainda mais:

Passa um vulto entre as árvores…
Segue-o a sombra do vulto entre as árvores…
E o vulto é a floresta em si que passa entre as árvores…
(Fogos-fátuos sobre a sombra entre as árvores)
Mas não há arvores: há só entre-as-árvores.

Inversamente aos haïkaïs, que desenham as imagens dos factos com uma exactidão imediata, parece-me evidente que Pessoa traça neste dois poemas imagens foscas, viráveis, indecisas que aparecem e que desaparecem.
No poema « Três ciprestes » o poeta começa por fazer surgir três árvores. Depois pinta uma lua por detrás da do meio o que modifica o conjunto. Em seguida, ilumina o invisível com um halo que ele alastra às duas outras. A frase « Branco o seu lado e mais negro que negros do atro… », duplamente dramática e enigmática, percepciono-a como uma suspensão cujo objectivo consiste em criar uma imagem estática que irá contrastar com a imagem-movimento que lhe sucede: « Uma brisa através da folhagem… » antes de nomear e significar expressamente a imobilidade: « Imóvel, três, àquem do luar… », fazer surgir o tempo e estacá-lo.
No poema « Passa um vulto entre as árvores… », Pessoa desenha as presença privilegiando as omissões, os intervalos assim como as cavidades das coisas ditas.
À maneira dos artistas chineses, Pessoa pinta o pleno e o vazio.
Os movimentos do que passa (a figura), do que segue (a sombra) do que vibra (fogos-fátuos) também não existem.
Existem somente as ausências terrivelmente visíveis através das palavras.

As palavras criam imagens e as imagens suscitam palavras na minha cabeça e até é possível que elas surjam também na cabeça dos outros, mas porquê?
Quando uma imagem surge duma palavra, será que surge do sentido dela ou da articulação da frase?
Se eu fosse « saussuriano » poria a questão nestes termos: a imagem nasce do significado ou do significante?
Pouco importa…

Cai um pássaro do ar, devagar, muito devagar.
E as árvores soturnas não se mexem.
Estio!
Não se vêem bulir as árvores, em bloco, ou aos arcos, estampadas…
Elegante Lapa! Sol fosco, paisagem de manhã.
A gente do sítio, pobreza e riqueza, ainda recolhida.
Aqui, uma janela discreta que se abre, preta, cega.
Ali outra fechada.
E esta alternância, bastante irregular, vai-se repetindo, repete-se…
E eu, ai eu! Prisioneira, sempre prisioneira; tão enfadada!

Quando leio os três primeiros versos deste belo poema de Irene Lisboa, não posso impedir o meu cérebro de remeter de novo o meu pensamento para os haïkaïs japoneses.

Cai um pássaro do ar, devagar, muito devagar.
E as árvores soturnas não se mexem.
Estio!

Eles oferecem ao meu olhar uma imagem perfeita, exacta, do lugar, do momento e dos diversos movimentos que a animam. A composição da imagem se prossegue com a frase: « Não se vêem bulir as árvores, em bloco, ou aos arcos, estampadas… ».
Esta maneira de dizer o que não se vê, contudo mostrando, fascina-me.
Mais fascinante ainda é a conclusão desta frase onde tudo se concentre abruptamente na palavra « estampadas », palavra carregada de referência picturais.
Irene Lisboa prossegue o seu poema com palavras que retratam a invisibilidade daqueles e daquelas que se manifestam através de índices visíveis; a sucessão de janelas que se abrem e que se fecham que introduzem o ritmo do tempo que passa.
O fim do poema revela-me o estado de espírito da poetisa que originou à escrita-desenho deste magnifico poema.
Digo escrita-desenho porque prefiro a significação concisa da palavra « desenho » à palavra « pintura » que remete imediatamente o meu pensamento para uma pluralidade de técnicas que tornam, a meus olhos, esta palavra confusa e imprecisa.

Cada vez que leio um poema de Irene Lisboa, vejo imagens de diferentes naturezas.
Algumas vozes poderiam dizer que eu as vejo por doença.
Se tal é o caso, amo a minha doença e imploro a Deus, aos Anjos e a todos os seus Santos para que eles continuem a me infligir uma tal enfermidade.

Uma outra poetisa mergulha-me num estado profundo de iluminação.
Trata-se de Florbela Espanca :

Tirar dentro do peito a Emoção,
A lúcida Verdade, o Sentimento!
E ser, depois de vir do coração,
Um punhado de cinza esparso ao vento!…

Sonhar um verso de alto pensamento,
E puro como um ritmo de oração!
E ser, depois de vir do coração,
O pó, o nada, o sonho dum momento!…

São assim ocos, rudes, os meus versos:
Rimas perdidas, vendavais dispersos,
Com que eu iludo os outros, com que minto!

Quem me dera encontrar o verso puro,
O verso altivo e forte, estranho e duro,
Que dissesse, a chorar, isto que sinto!!

Ao ler o primeiro verso deste poema, recordei-me de um outro texto, doutro escritor, José Gomes Ferreira, « O Sabor das Trevas » que começa assim:

O despertador retiniu com fúria luminosa na mesinha de cabeceira e o senhor Retrós enfiou os pés nas chinelas atarantadas. A seguir, no laboratório da casa de banho, rasgou o peito com um bisturi fantástico e substituiu o coração pelo despertador. Isto depois de regulá-lo convenientemente para que, de meia em meia hora, com retoques estrídulos, lhe recordasse que existia.

O verso de início do poema de Florbela Espanca « Tirar dentro do peito a Emoção » e a frase « … rasgou o peito com um bisturi fantástico e substituiu o coração pelo despertador. » de José Gomes Ferreira, criam na minha imaginação imagem que abrem a porta ao onirismo.
Bem entendido, a emoção suscitada pelo poema de Florbela Espanca não se confunde com o sorriso que me vem aos lábios quando desfruto a ironia do texto de José Gomes Ferreira.
Acontece-me, por vezes, de reunir textos par uso pessoal, a fim de sonhar e fecundar com outras imagens o meu espírito.
Foi o que fiz quando procedi à montagem dos três últimos versos das três primeiras estrofes do poema de Florbela Espanca :

Um punhado de cinza esparso ao vento!…
O pó, o nada, o sonho dum momento!…
Com que eu iludo os outros, com que minto!

Depois de o ter feito, dei-me conta que o sentido que nasce deste conjunto de versos poderia tornar-se o meu credo por ele tanto se parecer com a arte que pratico.

As coincidências não existem, tão pouco o destino.
Existem somente ligações e compartilhamentos.
Agradeço a Natália Correia de compartilhar comigo os seus gostos e as suas crenças, em todos pontos idênticos aos meus.
Os seus gostos e as suas crenças, expressos através das palavras deste seu poema, despertaram em mim uma vontade impetuosa de traduzir numa pluralidade simultânea de movimentos as imagens que surgiram dentro da minha cabeça.

Creio nos anjos que andam pelo mundo,
Creio na Deusa com olhos de diamantes,
Creio em amores lunares com piano ao fundo,
Creio nas lendas, nas fadas, nos atlantes,

Creio num engenho que falta mais fecundo
De harmonizar as partes dissonantes,
Creio que tudo eterno num segundo,
Creio num céu futuro que houve dantes,

Creio nos deuses de um astral mais puro,
Na flor humilde que se encosta ao muro,
Creio na carne que enfeitiça o além,

Creio no incrível, nas coisas assombrosas,
Na ocupação do mundo pelas rosas,
Creio que o Amor tem asas de ouro. Ámen.

José-Manuel Xavier
Argenton sur Creuse 2022

Les Images et les Mots

Je me questionne, depuis longtemps, sur les différents types de relations que les mots entretiennent avec les images et vice-versa.
Je suis charmé par le fait qu’un groupe de mots puisse faire immédiatement « image », comme dans les haïkaïs.
À quel moment de l’écriture ou de la lecture apparaît-elle ? Et, quand je dessine, à quel moment du mouvement de son contour apparaît la figure que je trace ?
Dans le haïku de Bonchô ci-dessous, tous les mots se conjuguent pour faire « image ».
Quant au mouvement supposé des éléments de la scène, il dépend de l’imagination de chaque lecteur :

Dans les vapeurs
La renarde laisse jouer
Ses petits

Traduction de Maurice Coyaud

Dans le poème orthonyme de Fernando Pessoa, « Trois cyprès » le poète a créé lui-même le mouvement à la fois des choses, de la lumière et des changements d’état au travers d’une association de mots aussi singulière qu’étonnante :

Três ciprestes, e a lua por detrás do do meio…
Invisível e halo em torno a ele
E os outros dois batidos de lado p’lo luar…
Branco o seu lado e mais negro que negros do atro…
Uma brisa através da folhagem… Veio aquele
Luar tornar-se mais cousa nua…
Mas o vulto-sensação dos três ciprestes fica neutro
Imóvel, três, àquem do luar…
E ouvia-se a hora toda chegar e estacar…

Il faut être téméraire pour oser traduire ce poème écrit avec une telle liberté de langage.
Ne pouvant pas résister à l’envie qui me prends, je tente le coup :

Trois cyprès, et la lune derrière celui du milieu…
L’invisible et le halo l’entourent
Et les deux autres battus de côté par le clair de lune…
Blanc son côté et plus noir que les noirs lugubres…
Une brise à travers le feuillage… Vient ce
Clair de lune qui devient chose nue…
Mais la figure-sensation des trois cyprès reste neutre
Immobile, trois, de ce côté-ci du clair de lune…
Et l’on entendait toute l’heure arriver et s’arrêter…

Un autre poème orthonyme de Pessoa m’intrigue encore plus :

Passa um vulto entre as árvores…
Segue-o a sombra do vulto entre as árvores…
E o vulto é a floresta em si que passa entre as árvores…
(Fogos-fátuos sobre a sombra entre as árvores)
Mas não há arvores: há só entre-as-árvores.

Passe une figure entre les arbres…
Son ombre la suit entre les arbres…
Et la figure est la forêt elle-même qui passe entre les arbres…
(Feux follets sur l’ombre entre les arbres)
Mais il n’y a pas d’arbres : il n’y a qu’entre les arbres.

Contrairement aux haïkaïs qui tracent les images des faits avec une exactitude immédiate, il me semble évident que Pessoa dépeint dans ces deux poèmes des images impermanentes, changeantes, indécises, qui apparaissent et disparaissent.
Dans le poème « Trois cyprès », il pose d’emblée trois arbres, puis peint une lune derrière celui du milieu qui modifie l’ensemble. Il éclaire ensuite l’invisible avec un halo qu’il estompe sur les deux autres. La phrase : « Blanc son côté et plus noir que les noirs lugubres… », tout aussi intensément dramatique qu’énigmatique, je la perçois comme une suspension dont le but serait de créer une image statique qui contraste avec l’image-mouvement qui suit : « Une brise à travers le feuillage… » avant que l’immobilité ne soit expressément nommée, signifiée : « Immobile, trois, de ce côté-ci du clair de lune… » et que le temps s’arrête et soit.

Dans le deuxième poème, «  Passe une figure entre les arbres » Pessoa dessine les présences tout en privilégiant les omissions, les intervalles ainsi que les creux des choses dites. À la manière des peintres chinois, Pessoa peint le plein et le vide.
Les mouvements de ce qui passe (la figure), de ce qui suit (l’ombre) et de ce qui vibre (feux follets) n’existent pas non plus.
Il n’existe que des absences terriblement visibles au travers des mots.

Les mots créent des images et les images suscitent des mots dans ma tête, c’est certain et peut-être qu’elles surgissent même dans la tête des autres, mais pourquoi ?
Quand une image surgit du mot, surgit-elle à cause de son sens ou de l’articulation de la phrase ?
Si j’étais saussurien, je poserais la question : l’image naît-elle du signifiant ou du signifié ?
Peu importe…

Cai um pássaro do ar, devagar, muito devagar.
E as árvores soturnas não se mexem.
Estio!
Não se vêem bulir as árvores, em bloco, ou aos arcos, estampadas…
Elegante Lapa! Sol fosco, paisagem de manhã.
A gente do sítio, pobreza e riqueza, ainda recolhida.
Aqui, uma janela discreta que se abre, preta, cega.
Ali outra fechada.
E esta alternância, bastante irregular, vai-se repetindo, repete-se…
E eu, ai eu! Prisioneira, sempre prisioneira; tão enfadada!

Quand je lis les trois premières strophes de ce beau poème de Irene Lisboa, je ne peux m’empêcher de renvoyer ma pensée aux haïkaïs japonais :

Tombe du ciel un oiseau, lentement, très lentement.
Et les arbres sombres ne bougent pas.
Été !

Mais avant d’aller plus loin, il faut d’abord traduire tout le poème :

Tombe du ciel un oiseau, lentement, très lentement.
Et les arbres sombres ne bougent pas.
Été !
On ne voit pas frémir les arbres, en bloc, ou courbés, estampés…
Élégant abri ! Soleil mat, paysage du matin.
Les gens du lieu, pauvreté et richesse, encore recueillis.
Ici, une fenêtre discrète qui s’ouvre, noire, aveugle.
Là, une autre fermée.
Et cette alternance, très irrégulière, se répète, se répète…
Et moi, hélas! prisonnière, toujours prisonnière; si ennuyée!

Les trois premières strophes de ce poème me donnent à voir une image parfaite, exacte, du lieu, du moment et des divers mouvements qui l’animent. Puis la composition de l’image se poursuit avec la phrase : « On ne voit pas frémir les arbres, en bloc, ou courbés, estampés… ».
Cette manière de dire ce que l’on ne voit pas tout en le montrant me fascine. Plus fascinante encore est la conclusion de la phrase où tout se concentre d’un coup dans le mot : « estampés », mot ô combien chargé de références picturales.
Le poème se poursuit avec les mots qui dépeignent l’omniprésence de ceux et de celles qui se manifestent au travers d’indices visibles; la succession de fenêtres qui s’ouvrent et qui se ferment et qui introduit le rythme du temps qui passe.
La fin du poème me révèle l’état d’esprit de la poétesse qui a présidé à l’écriture-dessin de ce magnifique poème.
Je dis l’écriture-dessin, parce que je préfère la signification concise du mot dessin au mot peinture qui renvoie immédiatement ma pensée vers une pluralité de techniques qui rendent à mes yeux ce mot confus et imprécis.

Chaque fois que je lis un poème d’Irène Lisboa, je vois des images de différentes natures.
Certains diraient que je suis malade d’avoir cette certitude.
Si tel est le cas, j’aime ma maladie et je prie Dieu, les Anges et tous ses Saints de continuer à m’infliger une telle infirmité.
Une autre poétesse me plonge également dans un état d’illumination profond.
Il s’agit de Florbela Espanca :

Tirar dentro do peito a Emoção,
A lúcida Verdade, o Sentimento!
E ser, depois de vir do coração,
Um punhado de cinza esparso ao vento!…

Sonhar um verso de alto pensamento,
E puro como um ritmo de oração!
E ser, depois de vir do coração,
O pó, o nada, o sonho dum momento!…

São assim ocos, rudes, os meus versos:
Rimas perdidas, vendavais dispersos,
Com que eu iludo os outros, com que minto!

Quem me dera encontrar o verso puro,
O verso altivo e forte, estranho e duro,
Que dissesse, a chorar, isto que sinto!!

Retirer de la poitrine l’émotion,
La lucide vérité, le sentiment !
Et être, une fois sorti du cœur,
Une poignée de cendres éparses au vent…

Rêver un vers de haute pensée,
Pur comme un rythme d’oraison !
Et être, une fois sorti du cœur,
La poussière, le néant, le rêve d’un instant…

Ils sont ainsi, creux, rudes mes vers :
Rimes perdues, tempêtes dispersées,
Avec lesquels je dupe les autres, et je mens !

Comme j’aimerais trouver le vers pur,
Le vers élevé et fort, étrange et dur,
Qui dirait, en pleurant, ce que je ressens !!

En lisant la phrase par laquelle commence ce poème, je me suis souvenu d’un autre texte, d’un autre écrivain, José Gomes Ferreira, « O Sabor das Trevas » (La Saveur des Ténèbres) qui commence ainsi :

O despertador retiniu com fúria luminosa na mesinha de cabeceira e o senhor Retrós enfiou os pés nas chinelas atarantadas. A seguir, no laboratório da casa de banho, rasgou o peito com um bisturi fantástico e substituiu o coração pelo despertador. Isto depois de regulá-lo convenientemente para que, de meia em meia hora, com retoques estrídulos, lhe recordasse que existia.

Le réveil-matin a retenti avec une furie lumineuse sur la petite table de chevet et monsieur Retrós a enfilé ses pieds dans ses pantoufles embarrassées. Puis, dans labo de sa salle de bains, il s’est déchiré sa poitrine avec un bistouri fantastique, pour remplacer son cœur par le réveil-matin. Ceci après l’avoir réglé convenablement pour que, toutes les demi-heures, avec des sonneries stridentes, il lui rappelle qu’il existait.

La phrase qui débute le poème de Florbela Espanca « Retirer de la poitrine l’émotion, » et celle de José Gomes Ferreira «… il s’est déchiré sa poitrine avec un bistouri fantastique, pour remplacer son cœur par le réveil-matin » créent dans mon imagination des images qui ouvrent les portes de l’onirisme.
Bien entendu, l’émotion suscitée par le poème de Florbela Espanca n’est pas à confondre avec le sourire qui me vient aux lèvres quand je déguste l’ironie du texte de José Gomes Ferreira.
Il m’arrive, parfois, de procéder au collage de textes à mon usage personnel afin de
songer et nourrir mon esprit d’autres images.
C’est dans ce sens que j’ai procédé au montage des dernières phrases des trois premières strophes du poème de Florbela Espanca :

Une poignée de cendres éparses au vent…
La poussière, le néant, le rêve d’un instant…
Avec lesquels je dupe les autres, et je mens !

Après l’avoir fait, je me rends compte que le sens qui se dégage de l’ensemble de ces phrases pourrait devenir mon credo, tant il ressemble à l’art que je pratique.

Les coïncidences n’existent pas, pas plus que le destin.
Seul les liens et le partage existent.
Je remercie Natalia Correia de partager avec moi ses goûts et ses croyances en tout point identiques aux miennes.
Ses goûts et ses croyances, exprimés au travers des mot du poème ci-dessous, réveillent en moi une envie terrible de traduire en une pluralité simultanée de mouvements les images qu’ils ont fait surgir dans ma tête.

Creio nos anjos que andam pelo mundo,
Creio na Deusa com olhos de diamantes,
Creio em amores lunares com piano ao fundo,
Creio nas lendas, nas fadas, nos atlantes,

Creio num engenho que falta mais fecundo
De harmonizar as partes dissonantes,
Creio que tudo eterno num segundo,
Creio num céu futuro que houve dantes,

Creio nos deuses de um astral mais puro,
Na flor humilde que se encosta ao muro,
Creio na carne que enfeitiça o além,

Creio no incrível, nas coisas assombrosas,
Na ocupação do mundo pelas rosas,
Creio que o Amor tem asas de ouro. Ámen.

Je crois aux anges qui parcourent le monde,
Je crois à la Déesse aux yeux de diamants,
Je crois aux amours lunaires avec piano au fond,
Je crois aux légendes, aux fées, aux atlantes,

Je crois à une ingéniosité plus féconde qui manque
Pour harmoniser les parties dissonantes,
Je crois que tout est éternel en une seconde,
Je crois à un ciel futur qui a existé

Je crois aux dieux d’un astral plus pur,
À la fleur humble qui prends appui contre le mur,
Je crois à la chair qui ensorcelle le lointain,

Je crois à l’incroyable, aux choses hantées,
À l’occupation du monde par les roses,
Je crois que l’amour a des ailes d’or. Amen.

José-Manuel Xavier
Argenton sur Creuse 2022

Mouvements intimes-IV

À l’éblouissement du blanc du commencement s’est succédé une hiérarchie d’images triviales qui infestent ma mémoire.
Je tourne mon regard vers ce que je peux voir de moi, mes bras, mes mains, mon torse, mes jambes…
C’est bien peu pour que je sache qui je suis.
La feuille blanche sur laquelle mes mains reposent ressemble à mes débuts.
Vais-je la noircir avec mes réflexions embrumées ?
J’hésite.
Pourquoi enlaidirais-je cette parcelle de territoire propre avec les scories de mon dedans ?
Quand parfois je me décide, je me soucie plus de la dextérité de mes mains que des mots et des images que j’aligne comme des semences parce que je sais, au bout de tant de tentatives que, quelle que soit leur disposition, la récolte s’avérera insuffisante pour m’apaiser.
Toutefois, me voici une fois encore en train d’essayer de dire ce que je devrais taire.
Le monde que je vois n’est pas le monde.
Ce ne sont que des images décousues d’une leçon apprise.
Comme pour me prouver ce que je sais déjà, je prends ma plume et je trace un trait sur la surface blanche de la feuille de papier.
Avant de l’avoir fait, mon regard caressait le blanc comme s’il touchait le silence.
À présent, mes yeux ne voient plus que le trait.
Il est là, insistant…
Je le reconnais en tant que trait, car on m’a appris qu’un trait était un trait et même qu’un arbre était un arbre, que le ciel est le ciel et que les nuages sont des nuages.
Cependant, si je continuais à tracer sur ce qui reste de blanc autant de traits que le nombre de choses que l’on m’a appris à nommer et à identifier, la feuille finirait par devenir noire.
Est-ce vers ça que ma vie s’achemine ?
Qu’ai-je fait pour éviter l’obscurcissement ?
J’ai essayé de tout rejeter et de me retenir.
Je lutte contre les entassements qui embarrassent mon regard et qui m’empêchent de voir le lointain.
C’est de l’horizon que l’inconnu me parvient.
C’est de là aussi que les nuages viennent, mais ces nuages-là ne sont pas les nuages définis par le mot « nuages » parce qu’aucun mot ne peut définir un tel mystère.
J’écris donc non pas pour dire les choses que je connais, mais pour faire surgir dans le « ciel » de mon ignorance quelques traces inattendues.
Sur ce chemin, personne ne me suit.
Je suis seul et j’entends le rester.

Mouvements intimes-III

Les mouvements de mon âme s’étendent comme un océan au-delà de l’imaginable…
– Mais Monsieur, qu’est-ce que l’âme ? – me demande avec un sourire narquois un de ces imbéciles que l’on rencontre à chaque coin de rue.
Pour ne pas racornir davantage le pois chiche qui lui tient lieu de cerveau, je passe mon chemin.
Tout en marchant, je me dis : les signes ne sont que des mots…
Les mots ne sont que des signes…
Cependant, mots et signes m’agacent.
Je cherche depuis longtemps à mouvementer quelques uns qui ne signifierait rien.
Peine perdue…
Ils résistent et ils signifient toujours quelque chose pour les autres.
Dans ma tête, je surprends un bavardage entre deux ombres amies qui se disent :
Quel plaisir de se retrouver !
Oui, ça faisait longtemps…
Dis-moi, y a-t-il de la musique de l’autre côté ?
L’autre côté n’existe pas.
Tu n’écoutes plus de musique alors…
J’écoute celle qui est en moi et toi ?
J’en écoute la nuit, jusqu’aux portes de l’aurore…
Pourquoi jusqu’à si tard ?
Parce que j’aime attacher les sons à la solitude.
Cette phrase de l’ombre me donne à réfléchir…
Dans ma tête, je vis seul depuis toujours et pourtant je ne me sens pas désespéré.
À présent, je suis suffisamment vieux pour pouvoir contempler, enfin, l’écheveau de traces que je laisse derrière moi.
Je trouve qu’il ressemble à un raturage gigantesque qui occulte d’innombrables désordres parmi lesquels, ceux de mon âme.
Oui, oui, je crois définitivement à l’âme.
Je dis : « je crois », parce que l’existence de l’âme étant improbable, elle ne peut être que le fruit d’une croyance, toutefois…
Je crois à l’âme parce que je la sens en moi et, parfois, à l’extérieur de moi.
Quand mon âme s’en va, elle emporte avec elle mes souvenirs et mes songes pour aller les déposer dans le lointain…
Quand elle revient de ses escapades, elle m’apporte d’autres souvenirs, de choses et de lieux que je n’ai jamais vu où je n’ai jamais vécus.
Tout cela m’apaise…
Quand les choses m’intriguent, je me sens serein.
La curiosité qui naît alors en moi m’ouvre des chemins inattendus.
J’ai toujours aimé parcourir des chemins inconnus.
Les choses qui viennent dans ma direction, me dépassent et s’en vont.
Les pas qui m’entraînent vers l’avant sont peut-être ma manière de ne pas réfléchir au moment présent, d’envoyer le connu à l’arrière, d’être ouvert en permanence sur le nouveau.
Je ne me souviens plus du moment où j’ai commencé à négliger les mots pour leur préférer les gestes.
Je pense cependant connaître la raison ; je me sens moins dupé par les gestes.
Les mots traînent toujours avec eux un fond de ressentiment, d’amertume, de frustrations diverses sauf quand on les met à distance et qu’on les considère comme des broussailles sonores dépourvues de sens.
Aucun mot ne m’a jamais apporté du réconfort.
Un regard, un mouvement de paupières, un geste de mains qui s’enlacent, jamais ne pourront être dépeints au travers de la banalité des mots.
Tous les mots d’une langue ne disent que des mots.
Je n’apprécie en eux que leur imprécision.
Ils ne me plaisent que quand ils se conjuguent pour dessiner dans ma mémoire un souvenir au contour diffus, comme estompé au noir de fumée.
De souvenirs incertains ?
Ma tête en est pleine…
Que d’images peuvent être retirées d’un geste qui remonte à la surface de la mémoire !
Les mots, je les oublie…
Peut-être parce qu’ils m’expliquent tout sans rien me montrer.
Depuis longtemps, je ne cherche plus à savoir ce qu’ils contiennent, mais plutôt à déceler les intentions de ceux qui les utilisent.
Le langage est rarement innocent.
Je veux oublier les paroles, pour ignorer l’amertume et saisir la beauté des choses en silence.
Le chemin du désapprendre qui me reste encore à parcourir, transporte mon regard vers le lointain.
Ah! Comme il me plaît d’avancer vers l’inconnu…