Observation et étude du mouvement

L’étude du mouvement est indispensable à toute forme de création.
Depuis toujours, il féconde aussi bien la peinture que le dessin, la littérature, la musique, le théâtre et le cinéma et bien d’autres formes d’expression.

La plupart des études et des travaux concernant le mouvement ont été consacrés depuis presque deux siècles à la mise au point de systèmes de captation qui permettent l’analyse de certains aspects du mouvement dit naturel difficiles à distinguer à l’oeil nu.
La locomotion des êtres vivants a été, dans ce sens, le principal objet d’études.

Toutefois, le mouvement naturel n’est pas uniquement destiné à être analysé objectivement avec des instruments et des systèmes.
Il se doit d’être également observé et éprouvé au travers de nos sensations, de nos émotions, de notre mémoire et de notre pensée.
Cette manière subjective d’analyser transforme le mouvement en outils de création.
Ce type d’analyse demande de l’attention et l’engagement total de nos sens et de notre corps.

Le mouvement est partout présent dans le monde qui nous environne et en nous-même.
Cependant, faute de ne pas lui accorder suffisamment d’attention, le mouvement devient un problème dès qu’on doit le représenter.

Ce manque d’attention provient du fait que les êtres humains n’étant pas soumis à des dangers permanents, consacrent plus d’attention à leurs pensées, à leurs sentiments, à leurs émotions qu’à ce qui se passe autour d’eux.

De plus, l’observation de la pluralité des choses qui se trouve à l’extérieur de nous pose des quantités de problèmes perceptifs.
Ceci est dû, entre autres, au fait que parmi les innombrables choses que personne ne nous a apprises, il y a la nécessité d’apprendre à regarder.

Pour la plupart des gens, regarder, « ça va de soi », ce qui est totalement faux.
Il faut donc apprendre ou réapprendre à regarder, tout ce qui nous environne sans établir de hiérarchies.

Pour identifier les propriétés du mouvement des êtres et des choses, il faut donc aller au-delà des apparences et des différents états des choses pour sentir le mouvement, identifier ses caractéristiques et ses propriétés.

Quand on se lance dans l’observation du mouvement à l’oeil nu, on découvre assez vite que voir, regarder, observer dépend de nos gestes, de notre état d’esprit, de notre humeur du jour, de nos émotions, de nos sensations, de l’attention que l’on prête aux choses ainsi que des différents points de vue que l’on adopte.
L’état, la posture, le positionnement de notre corps dans l’espace, joue un rôle primordial dans l’observation des choses que l’on regarde.

Quand on prête attention aux choses en mouvement et au mouvement des choses, on constate que le mouvement de nos yeux dessine dans notre cerveau l’aspect des choses vues et que ces choses nous font souvent penser à d’autres.

Cette impression signifie qu’au travers de notre pensée, nous établissons un jeu de relations entre les multiples mouvements perçus du dehors et ceux acquis au fil d’expériences sensorielles passées emmagasinées dans notre mémoire.

Pour observer et analyser la multiplicité et la variabilité des mouvements naturels du monde, nous devons mettre tout d’abord notre propre pensée en mouvement. C’est-à-dire, interroger les choses, leurs mouvements et réfléchir à la manière de les utiliser en tant qu’éléments de création.

Les produits existants, films, jeux, spectacles, émissions, textes et discours, nous conduisent à la passivité et à ignorer que chaque jour de notre vie est un sujet en soi qui pourrait donner lieu, lui aussi, à un film, à un jeu, à un spectacle de danse, à une pièce de théâtre, à une série de dessins ou de photographies ou à la création d’un ou de divers objets.

Pour pouvoir réaliser cela, il faudrait faire défiler dans notre mémoire tous les faits et gestes de la journée, tous les mouvements accomplis ainsi que tous les mouvements perçus, pour ensuite les décrire sous n’importe quelle forme, afin de segmenter la globalité de la journée en une série de moments de différentes durées, de différentes vitesses, de différentes intensités, de différents genres et de différentes natures.

Le texte « Le chasseur d’images » de Jules Renard pourrait nous servir ici de référence avant d’entamer l’observation et l’étude du mouvement et procéder, par la suite, à sa transformation en tant qu’instrument de création.

Il saute du lit de bon matin, et ne part que si son esprit est net, son cœur pur, son corps léger comme un vêtement d’été. Il n’emporte point de provisions. Il boira l’air frais en route et reniflera les odeurs salubres. Il laisse ses armes à la maison et se contente d’ouvrir les yeux. Les yeux servent de filets où les images s’emprisonnent d’elles-mêmes.
La première qu’il fait captive est celle du chemin qui montre ses os, cailloux polis, et ses ornières, veines crevées, entre deux haies riches de prunelles et de mûres.
Il prend ensuite l’image de la rivière. Elle blanchit aux coudes et dort sous la caresse des saules. Elle miroite quand un poisson tourne le ventre, comme si on jetait une pièce d’argent, et, dès que tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule.
Il lève l’image des blés mobiles, des luzernes appétissantes et des prairies ourlées de ruisseaux. Il saisit au passage le vol d’une alouette ou d’un chardonneret.
Puis il entre au bois. Il ne se savait pas doué de sens si délicats. Vite imprégné de parfums, il ne perd aucune sourde rumeur, et, pour qu’il communique avec les arbres, ses nerfs se lient aux nervures des feuilles.
Bientôt, vibrant jusqu’au malaise, il perçoit trop, il fermente, il a peur, quitte le bois et suit de loin les paysans mouleurs regagnant le village.
Dehors, il fixe un moment, au point que son œil éclate, le soleil qui se couche et dévêt sur l’horizon ses lumineux habits, ses nuages répandus pêle-mêle.
Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement, avant de s’endormir, il se plaît à compter ses images.
Dociles, elles renaissent au gré du souvenir. Chacune d’elles en éveille une autre, et sans cesse leur troupe phosphorescente s’accroît de nouvelles venues, comme des perdrix poursuivies et divisées tout le jour chantent le soir, à l’abri du danger, et se rappellent aux creux des sillons.

Ce texte souligne la nécessité de se mettre en condition avant d’observer ce qui nous environne.
Dans ce texte, le promeneur décrit les sensations que les choses lui suscitent et les émotions ressenties qui s’accumulent au fur et à mesure de sa randonnée dans la nature.
À la fin, ce sont toutes les choses perçues, vues et mémorisées qui transforment le promeneur en écrivain et la promenade en mots, afin de nous offrir le texte que nous venons de lire.

Se mettre en condition d’observation et d’étude implique, comme le souligne Jules Renard, d’avoir l’esprit net.
Pour cela, il faut abdiquer des certitudes et des hiérarchies.
Il n’y a pas des choses plus importantes que d’autres à observer ou à étudier.
Tout ce qui nous environne mérite notre attention, car tout peut devenir objet d’études et source de création.
Notre vie quotidienne, ainsi que notre environnement, quel qu’il soit, contient des milliers de choses et de mouvements que nous devons, en tant que créateurs, observer et interroger.

Je vais donc vous demander d’utiliser le Mouvement de votre environnement immédiat ainsi que celui de votre vie quotidienne en tant que sujet et de les transformer par la suite en éléments de création.

Dans ce sens, je divise en 3 étapes l’observation et la création de mouvements.

L’éveil.
Le petit déjeuner.
Le retour à la nuit.

Pour toutes ces étapes, je vous demanderai, avant d’être les observateurs du monde qui vous entoure, d’essayer de vous observer vous-mêmes.
Apprenez à vous dédoubler comme si vous étiez un autre qui vous regarde vivre.
Regardez-vous faire ce que vous faites et interrogez chacun de vos gestes.
Vous retirerez de cette expérience énormément de bénéfices.

1
L’éveil.

À l’issue de la nuit, nous reconstruisons et nous transformons progressivement en images tout ce que nous percevons ; le lit, le désordre des draps, des objets que l’on entrevoit pêle-mêle jusqu’à ce que le regard distingue enfin les choses avec précision.
Puis, on prend conscience de son corps, on se redresse, on se lève et on se met en mouvement afin d’aller d’un point de l’espace à un autre, jusqu’à la salle de bains.
L’eau finira par vous réveiller définitivement.
Une fois éveillé, observez-la.
Qu’elle soit celle du robinet, du bain, de la douche, de la pluie, d’une rivière ou d’un grand fleuve, les mouvements de l’eau nous apprennent des milliers de choses.
Observez ces mouvements, mémorisez-les et consignez-les en les décrivant soit au travers de mots, soit au travers de dessins.

2
Le petit déjeuner.

Votre locomotion vous emmène cette fois-ci jusqu’à l’endroit où vous allez peut-être préparer votre petit déjeuner.
La préparation du peu ou du beaucoup que vous allez manger, qu’il soit de votre fait ou qu’il soit préparé par les mains de quelqu’un d’autre, est un moment d’une richesse inouïe de mouvements en tous genres ; hésitations, choix, gestes, saisies, ouvertures, touillages, tartinades, ramassage de miettes et bien d’autres encore, que l’on fait par habitude, machinalement, sans y penser, mais qu’à partir de maintenant, vous devez considérer comme des mouvements importants qui méritent votre attention.
Pourquoi ?
Parce que tous ces mouvements comportent la totalité des propriétés du mouvement ; des trajectoires complexes, des durées variables, des vitesses relatives ainsi que des dynamiques diverses que vous devez mémoriser lucidement afin de les utiliser plus tard dans un contexte de création.

Pour garder en mémoire les mouvements que vous faites ou auxquels vous assistez, pour préparer, puis pour consommer votre petit déjeuner, il est indispensable de les décrire
Pour les décrire avec des mots, ce que vous voyez faire ou ce que vous faites, ce que vous sentez ou ce que vous éprouvez, préférez toujours la fluidité de l’encre d’un stylo.

Le stylo est un outil d’écriture exceptionnel.
Il réagit aux moindres inflexions de la main et permet de tracer en continu les lettres et de les lier les unes aux autres.
Ainsi, presque instantanément, vous écrirez des phrases imprégnées d’images et remplies de mouvements.
Faites-le de préférence sur des pages blanches sur lesquelles vous pourrez également ajouter des dessins.

Transformer ce moment gestuel en images ou en mots permet de donner de l’importance à des actes considérés le plus souvent comme banals.
Grâce à ces observations, vous pourrez transmettre plus tard à d’autres, au travers de dessins, d’objets ou de mouvements d’images des émotions réellement vécues.

Puis, pendant le temps que vous mâchez ou que vous buvez, regardez attentivement autour de vous. Il est plus que certain que l’endroit où vous vivez comporte des fenêtres par lesquelles entre la lumière.
Observez avec intérêt ses effets sur les murs et les objets, regardez, comme si vous ne l’aviez jamais remarqué, les ombres que la lumière projette ainsi que les variations de densité qui changent l’aspect des objets.
Elles sont dues peut-être au passage d’un nuage devant le soleil ou à quelque chose d’autre.
Peut-être qu’il y a, chez vous, des rideaux aux fenêtres.
Si un vent doux les fait bouger, ne vous privez pas d’observer leurs ondulations.
Vous en aurez besoin pour plus tard.
Dans le cas contraire, attendez d’être dehors pour contempler sans compter les effets capricieux de l’air qui agitent les drapeaux suspendus au-dessus des bâtiments officiels.

3
Le retour à la nuit.

Au couchant, remarquez comme les ombres s’allongent.
Plus tard, quand la nuit viendra, les ombres projetées par le soleil seront remplacées par celles des éclairages urbains et du clair de lune.

Rien n’est plus mystérieux que le mouvement des ombres.
Observez la manière qu’elles ont de fusionner, de se mélanger, d’épouser les formes et les surfaces, de changer d’aspect, d’intensité et de précision.
Les ombres sont les premières images bidimensionnelles du monde.
Rappelez-vous que nous avons tous une ombre attitrée qui nous ressemble parfois.
Nous avons donc accroché à nous un perpétuel objet d’étude et d’étonnement.

Le moment de la journée dit « entre chien et loup » est riche en changements de lumière qui transforment les gens en silhouettes et qui altèrent les couleurs.
La tombée de la nuit est un de ces moments qui nous permettent de comprendre que le mouvement n’est pas uniquement une affaire de choses qui bougent et qui se déplacent, il est aussi une affaire de choses qui se modifient et qui se transforment.

Prenez le temps de les observer, de les étudier, assis quelque part de préférence près de l’eau qui s’amuse toujours à faire danser à sa surface de multiples reflets aux dynamiques diverses qui fertilisent l’imagination.

Le relatif silence de la nuit est également propice à l’écoute du mouvement des sons.
Écoutez-les attentivement, surtout les plus lointains, les moins audibles afin de comprendre pleinement le sens du mot « évocation » dont vous ferez grand usage.

À nouveau chez vous, assis ou couché dans votre lit, rappelez à votre bon souvenir (tel que le chasseur d’images de Jules Renard le fait), les choses et les mouvements de choses vues et entendues et, pour ne pas les perdre, notez-les.
Puis, demandez-vous avant de plonger dans le monde des rêves, ce que vous pourriez faire de beau et de captivant avec elles.

José-Manuel Xavier
Argenton sur Creuse 2021