La poésie de Florbela Espanca m’a toujours fasciné.
Son art de créer des images avec les mots est pour moi une source inépuisable de beauté.
Je me suis mis en tête de réaliser un film à partir de trois de ses contes, Carta da Herdade » (La lettre de la Lande), « O Aviador » (L’Aviateur) et « A Morta » (La Morte).
Certains diront que c’est là un projet insensé.
Je ne trouve pas, au contraire. Je crois que ces trois contes, tels qu’ils sont écrits, ne demandent qu’à être traduits sous forme de mouvement et d’images colorées.
Dans ces trois contes, Florbela Espanca dépeint les couleurs changeantes des choses avec une maîtrise inégalée.
La « Carta da Herdade » rédigée comme une lettre à un ami lointain, relate le passage du couchant à la nuit, puis l’aurore, à travers des changements de la lumière qui altère les couleurs de la lande alentejana au gré de l’avancée de la narratrice dans ce paysage et des heures qui passent.
Les mots de Florbela Espanca transmettent indiquent, précisent, tout ce que la narratrice voit, entend, sent, éprouve, se souvient.
Comment ne pas succomber à l’envie de créer, de dessiner et de peindre ce qu’elle décrit :
Mais comme elle est belle, ma lande !
Des papillons bleus, minuscules, tombent du ciel comme des morceaux de ciel. D’autres mauves… les bruyères, peut-être, à qui, par miracle, ont poussé des ailes. Les crépuscules, dans ces immenses étendues, sont longs, longs ; une extase qui s’étend et qui vient jusqu’à nous fatiguer. Le soleil constelle l’ouest de pierreries, et sont une merveille, les collines bleues d’Espagne, brumes perdues au loin, vagues, aériennes, irréelles.
Quand on sait animer, comment demeurer passif devant la variété des tracés rythmiques de ses phrases :
Le grand chien de garde, Morgado, vient à ma rencontre, solennel et grave, me disant bonsoir comme s’il accomplissait une mission diplomatique. Il balance sa queue en panache comme une plume dorée. Il y a dans ses yeux, couleur tabac-blond, quand il me fixe, quelque chose d’humain, de compréhensif, de caressant : sa belle âme de chien qui ne sait pas qu’il a une âme.
Telle une brute aimable, il se frotte contre moi sans aucune pitié pour ma robe blanche, où les grandes pattes dessinent au charbon des fleurs enchevêtrées telles des gorgées futuristes, et mon visage le tente pour un baiser amical que – ingrate! – je décide de dédaigner, sans explications superflues. Il ne s’approche pas du mont vers lequel je me dirige : solitaire, il ressent le plus grand mépris pour les foules hurlantes ; aristocrate, il a horreur des cris et des voix sonores de ses autres frères de sang rouge, de race plébéienne. Il me regarde de loin, et son regard, qui me suit, me donne une impression de chaleur, de bien-être, de tendresse, comme un regard humain. Je devine qu’il a pitié de moi, qu’il m’a étudié lors de nos longues promenades solitaires à travers la plaine, qu’il sait ce que je pense et ce que je suis venue oublier, qu’il voit comment les fantômes se présentent sur mon chemin. Cette ombre, au loin, ne sera-t-elle pas mon frère, chevalier de légende, qui un jour est parti pour ne plus revenir ? Qui sait !
La figure du frère est l’objet du conte suivant, « O Aviador », un long poème en prose à sa gloire et à la gloire des mouvements ascensionnels qui nous transportent vers les cieux.
Le texte « O Aviador » s’ouvre sur une description d’intense onirisme qui ouvre les portes de mon imagination…
Dans le velours glauque du fleuve frémit la caresse ardente du soleil ; ses mains dorées, comme des griffes d’or acérées, enlacent les petites vagues, les tordant voluptueusement, les faisant haleter, soupirer, gémir comme un infini sein nu. En haut, les ailes claires dépliées des mouettes, disant au revoir à ceux qui errent perdus sur les eaux de la mer… Quelques voiles dans le fleuve, minuscules taches de fraîcheur dans le crépitement de la fournaise. Rien d’autre.
Une huile peinte par un peintre de génie. Les pigments enflamment encore humides : ce sont des taches rouges sur les collines environnantes ; l’indistinct tourbillon doré, des maisons lointaines.
Tout ceci me donne l’envie intense d’animer ce que ses descriptions suggèrent :
Là-haut, la formidable apothéose se déploie au milieu de l’étonnement des choses. C’est un homme qui a des ailes ! Et les ailes planent, descendent, tournoient, remontent, pivotent, battent, frappent le soleil, plus agiles et plus robustes, plus légères et plus puissantes que celles des aigles. C’est un homme ! Le visage énergique, marqué au ciseau, émerge, extraordinaire de vie intense, dans l’indécision des contours qui lui font, vagues et pâles, un décor de fond ; le visage et les mains. C’est un Rembrandt peint par un titan.
Le conte « O Aviador » déploie, jusqu’à sa conclusion, une quantité infinie d’images qui exaltent mon désir de mener à bien mon projet :
Le frémissement des voix se faisait marée haute… les paupières violettes palpitaient…
C’est alors qu’une d’elles, qui avait dans le regard un peu de la nostalgique tristesse humaine, qui porte encore aux poignets les traces des liens en soie blanche, et dans ses cheveux une vague grisaille de crépuscule, murmura, tandis que d’un geste estompé de réminiscences maternelles lui entoura la poitrine de la misérable cuirasse de tissu bleu:
– Laissez-le… Peut-être que ses ailes brisées lui font mal…
Silence…
Et celui qui avait été un fils des hommes resta endormi dans l’éternité comme s’il avait été un fils des dieux.
La sublime conclusion de ce conte s’enchaîne, quant à moi, à la perfection avec le conte « A Morta » et son surprenant début :
Ceci est arrivé.
La Morte entendit le dernier coup de minuit, leva les bras et souleva le couvercle du cercueil.
La suite de ce conte recèle un trésor d’idées, d’images et de mouvements inépuisables, mais au-delà, il transmet de manière fascinante un style, une ambiance qu’il me plairait de concrétiser au travers d’images et d’animations exquises, délicates :
Les statues reposaient de leurs attitudes contrefaites. La « saudade » lissait les vêtements rugueux, s’asseyait le visage entre les mains, regardant vaguement la nuit. Une muse aux courbes sensuelles, dans une tombe de poète, fermait langoureusement les yeux et faisait avec la bouche le geste d’embrasser. Un crapaud énorme aux yeux magnifiques comme des étoiles jetait sa note rauque, confortablement installé sur un lit de lys moelleux.
La Morte cheminait avec un pas de morte, la brise murmurait dans le feuillage ; ses chaussons de satin blanc effleuraient à peine les pierres du chemin ; les pupilles sans lumière n’avaient pas de regard, mais voyaient. La Morte savait où elle allait.
L’onirisme étant mon credo, moi, telle la Morte, je sais aussi où je vais.
José-Manuel Xavier
Argenton-sur-Creuse 2023