Le Plaisir du Mouvement

Le plaisir du mouvement est celui que l’animateur éprouve en donnant vie à un dessin.
Tenter la description de ce sentiment est quelque peu téméraire. D’une manière générale, écrire sur le mouvement est une affaire ardue dans la mesure où le mouvement est un sujet à la fois abstrait et invisible. Personne ne l’a jamais vu. Le mouvement se manifeste à travers le déplacement, la modification ou transformation des choses. Le fait que certaines de ces choses soient elles-mêmes invisibles, telles que le vent et les sons (déplacement de l’air), l’eau (interpénétrations des courants) par exemple, ne facilite pas la tâche, d’autant que le mouvement, dont il sera question ici, est des plus singuliers puisqu’il n’est qu’une illusion.
Se pose alors un problème majeur : même si on sait quoi dire sur l’illusion de mouvement, comment le dire ? De quelle manière ?
Le seul moyen qui me semble possible et appropriée pour écrire et décrire le sentiment qu’éprouve l’animateur lors de la création d’une illusion est de dire tout cela de manière intime, car il s’agit de tenter de partager une expérience personnelle. Bien que le sentiment de plaisir éprouvé lors de la création de mouvements dépende pour beaucoup de la convivialité des dispositifs et des outils utilisés, cette expérience ne dépend pas uniquement du bon usage d’une technique ou d’une quelconque méthodologie. Elle concerne, avant tout, la mise en relation des sens perceptifs et des affects. Ces considérations justifient le ton et le style que j’ai décidé d’adopter ici pour transmettre, au mieux, toute une série d’expériences qui relève, pour une grande part, de l’indicible.
Je suis animateur et à ce titre j’entends décrire avant tout l’acte d’animer. Cet acte concerne le moment où l’animateur compose, phase par phase, l’illusion d’un mouvement. À ce stade, les dessins des phases n’ont pas encore été parés de certaines propriétés décoratives. Ainsi, tout au long de ce texte, il faut entendre le mot dessin dans son sens le plus dépouillé, dépourvu de tout artifice autre que les traits qui lui donne forme. Mon intention étant de concentrer l’attention du lecteur sur l’objet duquel émerge le plaisir : le mouvement.

Je pratique l’animation depuis très longtemps. Je fais ce que les gens appellent communément des dessins animés.
Avec le temps, j’ai remarqué que certains mots s’épaississent et perdent peu à peu leur clarté.
Le mot « animation », par exemple, est devenu un terme ambigu, chargé de multiples sens.
Gros, gonflé comme une outre, utilisé à tort et à travers, le mot “ animation ” est si galvaudé qu’il est devenu particulièrement difficile de répondre à la question simple et naïve – Mais… Qu’est-ce donc que l’animation ? – sans se perdre dans des réponses confuses.
Ce problème provient du fait que les multiples utilisateurs de ce mot se réfèrent tout à la fois à une discipline (qui donne une apparence de vie aux images), à un certain genre de films (les films d’animation) et à un ensemble de différentes professions (plus au moins cinématographiques).
Si, à chaque fois que l’on prononce ce mot, on pouvait s’arrêter de faire exclusivement référence à un patrimoine de films dominé prioritairement par deux styles, celui du “ cartoon ” et celui du “ réalisme ”, je crois que l’on comprendrait, enfin, que l’animation est un langage d’une infinie richesse, qui contient un vocabulaire plus étendu que celui qui a été utilisé jusqu’à présent.
L’animation est un mode singulier d’écriture poétique composé d’images liées entre elles par des absences. Elle est, d’une manière plus globale, l’art d’écrire et de décrire des mouvements avec des images.
L’animation est également ma manière d’être, ma façon de penser. Elle m’offre le moyen de dessiner des mouvements irréels, libres et affranchis des lois de la physique et de la biomécanique.
Donc, je dessine aussi, et cela depuis toujours. Mais, quand je dessine, je ne dessine pas dans le but exclusif de faire de beaux dessins. Je le fais, avant tout, pour pouvoir représenter les mouvements qui traînent dans mon imagination.
Ces représentations animées ne sont possibles qu’au travers de l’utilisation d’un type de mouvement très singulier. On l’appelle “ mouvement apparent ”. Il s’agit d’un étrange phénomène mental, une forme de réponse psychique à des stimulations lumineuses se déroulant par intermittences.
Ce phénomène (de nos jours appelé effet phi) fait croire à des millions de spectateurs de par le monde que les images projetées sur les écrans bougent, ce qui est faux. Les images ne bougent pas sur les écrans, elles s’animent dans leur pensée. Comment ?
Laissons à Joseph Plateau, le créateur du Phénakistiscope, le soin de nous expliquer le fonctionnement de l’appareil qu’il a mis au point vers 1833 à partir de la roue de Faraday, et qui lui a permis d’obtenir l’illusion du mouvement :

“ Découpez un cercle de carton blanc de 25 centimètres au moins de diamètre.
Divisez-le en un certain nombre de secteurs égaux, par exemple 16. Percez ensuite près de la circonférence, et dans la direction des lignes de division, une suite de fentes telles que AB, de 3 à 4 mm de largeur et longue de deux centimètres ; puis noircissez la face opposée du carton et enfin percez un petit trou au centre, afin qu’on puisse faire tourner le cercle autour d’un fil de fer ou d’une grosse aiguille. L’appareil étant ainsi disposé, faites-le tourner assez rapidement devant un miroir, la face blanche du côté de la glace, et regardez d’un œil à travers l’espèce de gaze que semblent former ces fentes dans leur mouvement, de manière à voir ainsi l’image du cercle dans le miroir ; cette image, comme l’a montré M. Faraday à qui l’on doit cette expérience, vous paraîtra complètement immobile, vous y distinguerez les 16 fentes ainsi que les 16 lignes qui séparent les secteurs dans un état de fixité absolue, quelque grande que soit la vitesse de rotation donnée au cercle…
…. Si l’on dessine dans un des secteurs une figure quelconque et que l’on répète cette même figure placée de la même manière dans chacun des autres secteurs, il est évident que lorsqu’on soumettra le cercle à l’expérience du miroir, on distinguera toutes ces petites figures dans un état d’immobilité parfaite. Si au lieu de n’avoir que des figures identiques, nous faisons en sorte qu’en suivant la série de ces figures elles passent par degré d’une forme à une autre ou d’une position à une autre, il est clair que chacun des secteurs dont l’image viendra successivement occuper dans le miroir la même place par rapport à l’œil, portera une figure qui différera quelque peu de celle qui l’a précédée ; de sorte que si la vitesse est assez grande pour que ces impressions successives se lient entre elles et pas assez pour qu’elles se confondent, on croira voir chacune des petites figures changer graduellement d’état. On conçoit tout de suite quels effets curieux on peut produire en partant de ce principe…  »

C’est un fait avéré que pour pouvoir faire des dessins animés, il faut être capable de tout dessiner avec aisance. Mais dès que l’on donne trop de valeur au dessin, le mouvement passe immédiatement au second plan.
Or, dans l’art de l’animation, le dessin ne joue qu’un rôle partiel. Il ne sert qu’à indiquer, évoquer, suggérer la forme que seul le mouvement révélera pleinement.
Pour ma part, quand j’anime, je cherche toujours à faire en sorte à ce que le mouvement soit l’élément essentiel, la substance primordiale de tout ce que je veux montrer.
J’aime animer intuitivement, sans élaborer de schéma préalable, sans insérer obligatoirement mon travail dans une logique formelle. Il résulte de cette démarche une série de recherches et d’expérimentations plutôt que des films.
Il s’agit là d’une attitude qui se situe, bien entendu, aux antipodes de celle que j’ai pratiquée et que je pratique toujours dans le cadre de ma vie professionnelle. La vie professionnelle est soumise à des objectifs précis, narration et mercantilisme obligent. Les personnages et les formes les plus anodines s’agitent et bougent plus qu’ils ne se meuvent et ceci toujours de manière fonctionnelle, utilitaire, la plupart du temps réaliste.
C’est au carrefour de tous ces critères qui se joue, je crois, l’absurde tragédie de l’animation industrielle ainsi que celle de sa figure de proue : le dessin animé. Il s’agit d’une tragédie de l’oubli, de l’oubli du mouvement en tant que fondement de cet extraordinaire moyen d’expression.

Parlons donc de mouvement.
Quand l’envie d’animer me prend, c’est le signe que j’ai déjà imaginé un mouvement dans sa totalité.
Je dois cette manière de concevoir la création de mouvements à l’étude des travaux d’Etienne-Jules Marey. Il fut le premier, comme le fait remarquer Pontus Hulten, “ à transcrire une idée du temps en termes d’espace ”. J’ai appris à imaginer un mouvement dans sa totalité en regardant ses innombrables et fascinantes chronophotographies.
Je saisis alors un crayon et je commence par dessiner sur une feuille de papier la forme que je veux animer dans une situation et dans une posture qui correspond à une phase précise du déroulement supposé du mouvement à venir. Cette phase peut correspondre au début, au milieu, ou encore à la fin du mouvement.
À ce moment précis de mon travail, mon désir d’animer est souvent arrêté par la réflexion suivante : si au commencement du processus de création d’un mouvement, il est possible, voire souhaitable, de considérer le mouvement comme une totalité, dans l’acte de faire, de réaliser, il faut revenir à sa partie et commencer le travail d’animation par le positionnement relatif de chacune des phases. À ce titre, il faut pouvoir et savoir reconnaître, à l’intérieur du mouvement imaginé, “ les attitudes les plus visibles ”, comme le dit si justement Marey. C’est également à ce moment que s’établissent les rapports de dépendance entre les dessins et le mouvement, entre les figures dessinées et l’animation.
Le dessin est un acte magique qui commence par des traits qui se transforment progressivement en contours qui finissent par suggérer des figures porteuses de sens.
L’animation s’avère un art d’une extrême subtilité dans la mesure où entre l’utilisation d’un phénomène (mouvement apparent) et le déroulement d’un processus (composition du mouvement image par image) viennent se glisser ces singuliers ingrédients propres à toute représentation : les figures.
La tyrannie des figures dessinées est redoutable. Elles défient le temps en imposant avec leur terrible présence l’inébranlable pérennité de certains codes gestuels et de certaines postures.
Nombreuses sont les figures d’usage depuis que l’humanité s’est mise à représenter, à travers elles, les choses et les idées. Même minimisées, réduites à de simples fonctions sémiotiques, elles attirent toujours l’attention de manière trop exclusive.

Lorsque je débute mon travail, je dois livrer bataille aux figures qui s’imposent à moi trop facilement.
Dès que je les dessine, il me faut les dompter et les soumettre à la logique du mouvement désiré et non pas à leurs mouvements implicites.
Le mouvement implicite d’une figure est toujours un mouvement banal, dans ce sens qu’il ne peut être qu’un stéréotype, une réminiscence de quelque chose d’usé, galvaudé, supposé. Au mieux elles représentent un code gestuel ressassé.
Sans cette exigence, je me verrai condamné à copier des stéréotypes, engluant ainsi un peu plus l’animation dans ce vaste processus de décadence qui est le sien depuis ses origines.
Cette affirmation mérite une explication.

Depuis ses origines, tout comme l’humanité, l’animation a pris un mauvais tournant.
Fruit d’une série d’expériences scientifiques, l’animation s’est vite perdue dans les péripéties divertissantes de ses premières applications, les jouets optiques, qui allaient enchanter les familles et un certain public.
Par exemple, le public du Musée Grévin, devant qui Monsieur Emile Reynaud faisait défiler régulièrement, aux environs de 1892, les pantomimes lumineuses de son Praxinoscope.
Son astucieux engin et ses curieux spectacles, allaient donner naissaient aux historiettes naïves et asservir l’animation aux besoins de la narration.
Plus tard, quant on a commencé à filmer des dessins animés avec les caméras du cinématographe les choses ont empiré. Le cinématographe a contribué à l’émergence de l’industrie des dessins animés qui s’est mis à peupler les écrans d’une avalanche de rats, souris, lapins, chiens et chats en tout genre et tailles. Ces curieuses populations allaient enfermer pour longtemps les dessins animés dans un genre dominant, le “ cartoon ”, autrement dit dans la dictature du faire rire, de la caricature et de l’enfantillage.
Ensuite ce fut le tour de l’entrée en scène des princesses niaises et de princes idiots et d’une galerie impressionnante d’animaux “ enchanteurs ” aux longs cils, tous animés de mouvements écœurants de réalisme. Toutes ces fadaises ont nourri la croyance qu’une animation n’est bonne, belle et parfaite que quand elle imite bien la réalité. Dans ce sens, bien plus tard, avec la 3D, l’animation deviendra “ épouvantable ”.
Bien entendu, pendant le développement de ce qu’on appelle aujourd’hui “ le monde de l’animation ” ont également surgi, ici et là des auteurs, des artistes et des créateurs singuliers qui ont tenté de faire autre chose que des bêtises animées. Tous ceux-là, hélas, demeurent ignorés du grand public.
Entre-temps l’industrie du dessin animé s’est vue balayée par l’onde de choc de la télévision.
Alors, afin de répondre aux gigantesques nécessités de ce média, des écoles se créent pour former des professionnels de l’animation au kilo, jeunes de préférence (pour qu’ils puissent êtres utilisés et exploités comme il convient) dûment et rapidement diplômés.
Enfin, la mondialisation aidant, le professionnel de l’industrie du dessin animé de masse s’est transformé en un ouvrier étranger, ressortissant d’un pays lointain et pauvre qui exerce son activité incertaine comme d’autres demandent l’aumône.
Fin de l’explication et d’une crise passagère de mauvaise humeur.

Les figures d’usage sont donc des modèles imposés par le temps, la tradition et la culture. Dans la mesure où elles concernent tout le monde, elles ne concernent vraiment personne en particulier.
L’animateur doit les dompter pour différentes raisons. La toute première est que les figures d’usage de la représentation picturale relève de la logique de la posture inanimée.
Elles sont des figures figées, conçues comme telles. Elles illustrent des idées plus qu’elles ne signifient. Or l’animateur doit bâtir son projet de création de mouvements sur des figures neutres, si possible sans référant.
Pourquoi ?
L’animateur n’est pas un créateur de figures, mais le créateur des mouvements qui les révèlent.
Ce n’est donc pas dans la représentation picturale que réside la vérité des figures, mais bien dans le mouvement artificiel qui les anime et les identifie, quelle que soit leur apparence.
Il se produira alors une violation des codes du mouvement implicite, un écart dans la représentation de la figure qui rend ainsi au mouvement apparent son objet véritable.

Jusqu’à présent, on a pris l’habitude de respecter systématiquement l’ordre séquentiel des énoncés : dessins animés, images animées, imagerie en mouvement, donnant ainsi la priorité au dessin et à l’image, plutôt qu’aux mouvements qui les animent.
Mais dès que l’on inverse les énoncés : mouvements dessinés, mouvements imagés, la problématique devient tout autre. Elle s’ouvre sur un champ de recherches artistiques et d’expériences inépuisables.
Il m’arrive parfois d’élaborer un mouvement entièrement à contresens. Je cherche peut-être, à travers cette manière de faire, à donner au mouvement que je prétends créer, une certaine étrangeté car j’aime tout ce qui est étrange et inattendu.
J’admets que mon goût pour l’inattendu et l’étrange peut troubler. Il risque de provoquer, auprès de ceux qui regarderont plus tard mon animation, certaines difficultés à reconnaître ou à identifier ce que j’ai voulu représenter. Cela ne me perturbe pas dans la mesure où, pour moi, l’animation est un art qui doit surprendre par son irréalité. Il me permet de construire, comme dans la poésie, un mode de langage qui se situe par-delà le langage.
Mais parlons encore de mouvement…

Une fois dessinées les quelques phases les plus représentatives du mouvement (certains les appellent phases clefs) j’entame alors le moment le plus important de mon travail d’animateur : compléter celles-ci avec des phases intermédiaires (celles qui assurent les relations), plus tard, avec des phases complémentaires (celles qui assurent les liens) et enfin avec des phases dites “ intervalles ” qui assurent l’illusion de continuité du mouvement apparent.
Dans la pratique tayloriste usuelle de la fabrication d’un dessin animé, ce travail est confié à des assistants appelés intervallistes. Je déteste toutes ces appellations. Elles transforment l’acte de création en un acte de remplissage mécanique. Or cette mécanisation ou automatisation (comme l’on voudra), tant recherchée, relève pour le moment de l’impossible dans la mesure où, dans une animation dessinée, toutes les phases sont par nature différentes. À ce propos, rappelons ici les anciens mots intelligents de Joseph Plateau : Si au lieu de n’avoir que des figures identiques, nous faisons en sorte qu’en suivant la série de ces figures elles passent par degré d’une forme à une autre ou d’une position à une autre, il est clair que chacun des secteurs dont l’image viendra successivement occuper dans le miroir la même place par rapport à l’œil, portera une figure qui différera quelque peu de celle qui l’a précédée ; de sorte que si la vitesse est assez grande pour que ces impressions successives se lient entre elles et pas assez pour qu’elles se confondent, on croira voir chacune des petites figures changer graduellement d’état.
Ce sont donc les in­ter­val­les, chacun d’eux, qui nous rendent la parfaite illusion du mou­ve­ment.

En tant qu’élément qui seg­men­te u­ne dis­tan­ce qui sé­pa­re deux pha­ses, l’in­ter­val­le est tout d’abord un espace. Son am­pli­tu­de est pro­por­tion­nel­le à la vi­tes­se du mou­ve­ment.
Faut-il alors consi­dé­rer mécaniquement l’in­ter­val­le com­me étant la phase moyenne entre deux phases d’un mouvement ? Ici ré­si­de l’am­bi­guï­té qui règne au sujet des “ intervalles”.
La mise en pla­ce d’une troi­siè­me pha­se en­tre deux pha­ses extrêmes n’est pas un in­ter­val­le car cet­te nou­vel­le pha­se ne fait que di­vi­ser, régulièrement ou irrégulièrement, l’in­ter­val­le-es­pa­ce, dé­jà exis­tant, en deux nouveaux es­pa­ces.
Donc, l’in­ter­val­le n’est pas la pha­se mais bien l’es­pa­ce coin­cé en­tre deux pha­ses.
Cet es­pa­ce, est-ce du temps?
L’in­ter­val­le ne serait-il pas plutôt « l’ou­til-es­pa­ce » avec lequel on modè­le le temps?
Cependant la du­rée d’une animation n’a pas de re­la­tion avec la na­ture de l’in­ter­val­le.
La durée d’une animation dépend de la quantité des phases et, par conséquent, de la quantité d’intervalles et non pas de leur nature. La nature de l’intervalle influe par contre sur les propriétés du mouvement (vitesse, dynamique, illusion de continuité). Quant à la for­me globale du mou­ve­ment, elle dé­pend essentiellement des tra­jec­toi­res.
De la plus ou moins gran­de har­mo­nie en­tre la du­rée, la forme des trajectoi­res et la dis­po­si­tion des in­ter­val­les naît la plus ou moins gran­de per­ti­nen­ce du mouvement. Je dirais même son “ au­then­ti­ci­té ”.
150 pha­ses agré­a­bles au re­gar­d ne re­pré­sen­tent po­ten­tiel­le­ment rien du point de vue du mou­ve­ment si el­les n’en­tre­tien­nent pas de sub­tils rap­ports de distance en­tre el­les et si leur mise en pla­ce n’a pas été or­ga­ni­sée de ma­niè­re cohéren­te dans un es­pa­ce don­né.
Composer un mouvement, c’est donc frag­men­ter d’abord un es­pa­ce-du­rée (trajectoi­re), et mo­de­ler en­sui­te ces frag­ments (inter­val­les) se­lon des critères.
Dans tous les cas, l’es­pa­ce est toujours plus im­por­tant que la phase, car c’est l’es­pa­ce-intervalle qui dé­ter­mi­ne le degré de perceptibilité du mouvement de celle-ci.
L’in­ter­val­le étant la par­tie in­vi­si­ble du mou­ve­ment, sa raison d’être, pour rien au monde je ne confierais, jusqu’à nouvel ordre, son élaboration à quelqu’un d’autre.
Comme je conçois l’animation comme un travail d’auteur, j’entends être l’auteur de tous les éléments qui composent mon mouvement. Je crée des mouvements image par image et à ce titre, pour moi, la nature de chaque espace situé entre chaque image compte.

En fait, dans cette affaire d’animer, les dessins jouent un rôle de médiation entre le rien et le mouvement.
Au départ il n’y a rien, puis il y a un premier dessin et puis un autre et puis un autre.
Vus en transparence, cumulés, entassés, superposés les uns sur les autres, telle une chronophotographie, ils cessent, au bout d’un certain temps, d’être des dessins pour devenir les phases d’un ou de plusieurs mouvements. Puis, selon certains critères dynamiques “ à priori ”, il faut rajouter d’autres phases, faire d’autres dessins, qui ralentissent le mouvement vers certains points, qui le complète, qui l’allonge.
Tout cela est formidablement excitant, d’autant que, tout en voyant chaque détail, j’ignore la totalité de ce que je fais. C’est le moment où je négocie le passage d’une phase à une autre, d’un dessin à un autre, d’une image à une autre. J’adore ce moment où, à chaque instant, je cours le risque de me perdre et où je tente de voir l’invisible.
De quelle manière ?
Toute la problématique de la composition d’un mouvement réside dans la question :
– Comment passer d’un dessin à un autre ?
En faisant clignoter un dessin sur l’autre (comme le faisait déjà, d’une certaine manière, en 1827, le Docteur Paris avec son célèbre jouet optique : le Thaumatrope) l’animateur tente d’obtenir, par ce jeu de substitutions en va et vient, plus au moins rapide, un troisième dessin qui n’existe pas encore.
Il essaie par ce moyen de faire apparaître, entre ses deux premiers dessins, l’invisible phase de passage qui le conduira à esquisser une promesse de continuité parfaitement illusoire. Car la réponse à la question – Comment passer d’un dessin à un autre ? – est la suivante : il n’y a pas de passage.
Toutes les phases d’un mouvement étant différentes, étant donné que les figures passent par degré d’une forme à une autre ou d’une position à une autre, la continuité d’un mouvement est composée d’une série de substitutions alternées de trous c’est-à-dire d’omissions (ou, cinématographiquement parlant : d’obturations).
Autrement dit, on ne passe pas d’un dessin à un autre, d’une phase à une autre, on saute.
Dans ce sens, la narration visuelle d’un mouvement s’apparente à une continuité percée de trous.

Ainsi, face à la blancheur de la feuille de papier sur laquelle je projette à travers mes yeux les mouvements que j’ai déjà imaginés, ma main ne fait rien d’autre que dessiner les formes les plus appropriées pour les exprimer.
Il m’est impossible de copier les choses et les êtres du monde puisque ingérés par le regard et digérés par l’esprit, ils se sont transformés en d’autres choses qui, à présent, sortent de moi à travers mes gestes et laissent des traces sur le papier.
J’ai mis un certain temps pour accepter une évidence : dessiner consiste essentiellement à laisser des traces sur un support.
Pendant de longues années, j’ai cru, comme tout le monde, que je dessinais pour exprimer des idées. J’ai fini par comprendre un jour que mes dessins exprimaient le mouvement de mes gestes avant tout autre considération. Et que les traces dessinées sur le papier représentaient plutôt des indices que des idées. À partir de là, je me suis mis à accorder une très grande importance aux indices, aux choses qui restent et aux choses qui passent.
Il existe de par le monde d’innombrables traités, cahiers, notes, considérations, analyses et essais sur les images. Rares sont ceux sur le mouvement.
Les ouvrages sur l’imagerie occidentale sont en général assommants et, en ce qui concerne le processus de création, ils débutent presque tous toujours trop tard. La question fondamentale du « avant » et du « après » de la création n’est que rarement abordée.
Imaginons-nous au bord de l’eau.
Si l’on veut faire apparaître des cercles à la surface de l’eau, il faut commencer par y jeter un caillou. Mais avant de le jeter (jeter est une action) il y a quelque chose d’autre : le désir de jeter la pierre pour les obtenir. Pourquoi vouloir faire des cercles, briser la tranquillité du moment, au lieu de contempler les étonnants phénomènes de réflexion que la lumière dessine et anime à la surface de l’eau ?
Il y a donc, dans le processus de création de cercles dans l’eau, quelque chose qui se situe avant eux et cet avant est le désir. Et le désir anime la volonté, plus ou moins forte, que l’on a de jeter la pierre. Il définira l’intensité du geste qui agira par la suite sur la périodicité et l’amplitude des cercles.
Et après ?
Après il nous restera le souvenir du mouvement des choses qui passent. C’est donc ainsi que j’interprète mon travail d’animateur. La composition du mouvement que je veux révéler au regard, commence bien avant que je ne dessine. Il s’agit, en le dessinant, de le faire sortir de moi.

Mais, tout compte fait, je pourrais me contenter uniquement de dessiner. Pourquoi fais-je en plus de l’animation ?
Pour l’heure ma réponse est : pour exprimer une idée dans sa totalité.
Chaque phase d’un mouvement, chaque dessin, est un indice. La somme de tous ces indices révèle l’idée et l’idée, dans sa totalité, ne peut être qu’en mouvement. Il me plaît de penser que le dessin appartient à l’art des choses qui restent et que l’animation appartient à l’art des choses qui passent.
En faisant de l’animation, j’ai le sentiment de transformer les choses qui restent en choses qui passent.
Quand je me pose devant mon dispositif, avant de commencer à animer, je scande intérieurement la séquence suivante :

Au commencement il y a le trait.
Le trait qui évoque les formes.
Les formes qui évoquent les figures.
Les figures qui évoquent les mouvements.
Les mouvements qui évoquent les transformations.
Les transformations qui évoquent les liens.
Les liens qui évoquent le sens.
Le sens qui évoque la raison de ce que je vais faire.
Après quoi je me mets au travail.

Sur la transformation, le grand peintre chinois Shitao “ le moine Citrouille-amère ” a dit :
L’Antiquité est l’instrument de la connaissance ; transformer consiste à connaître cet instrument sans toutefois s’en faire le serviteur. Mais je ne vois personne qui soit capable d’utiliser ainsi l’Antiquité en vue de transformer, et je déplore toujours cette attitude conservatrice qui reste enlisée dans les œuvres antiques sans pouvoir les transformer ; pareille connaissance asservit ; la connaissance qui s’attache étroitement à imiter ne peut qu’être sans envergure ; aussi, l’homme de bien, lui, n’emprunte-t-il à l’Antiquité que pour fonder le présent. Il a été dit que l’homme parfait est sans règles, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas de règle, mais que sa règle est celle de l’absence de règles, ce qui constitue la règle suprême. Tout ce qui possède des règles constantes doit nécessairement avoir aussi des modalités variables. S’il y a des règles, il faut qu’il y ait changement. Partant de la connaissance des constantes, on peut s’appliquer à modifier les variables ; du moment que l’on sait la règle, il faut s’appliquer à transformer.
Je m’applique à transformer. J’aime transformer.

Pour donner du mouvement à une figure ou à tou­te au­tre for­me, l’animateur manipule un artifice majeur qui lui permet d’altérer, de modifier la struc­ture des for­mes qui com­po­sent les fi­gu­res, la transformation.
Cet artifice engendre, dans sa pra­ti­que, ses pro­pres rè­gles et conven­tions nar­ra­tives.
La transformation des fi­gu­res et des for­mes dans le temps est le do­mai­ne dans le­quel l’art de composer des mouvements ex­pri­me le mieux tou­te sa sin­gu­la­ri­té et son in­dé­pen­dan­ce à l’égard de tous les au­tres arts et formes d’expression.
La trans­for­ma­tion, dans la du­rée, d’une fi­gu­re est en soi un art à part entière, mais el­le peut être aus­si uti­li­sée com­me un effet, une trans­i­tion, ser­vant à lier, pour des rai­sons es­thé­ti­ques, nar­ra­ti­ves ou autres, deux ima­ges en­tre el­les.
Il sem­ble, toutefois, qu’un grand nom­bre de per­son­nes n’aient pas en­co­re com­pris, faute d’une ré­flexion et d’une é­du­ca­tion ap­pro­fon­die dans ce do­mai­ne, le rôle fondamental que les mou­ve­ments à ca­rac­tè­re mé­ta­mor­phi­ques jouent dans l’animation.
Ce­ci s’explique en partie du fait que ce type de mouvements re­pré­sen­te, à maints égards, un trou­ble, un ca­ta­clysme dans la per­cep­tion du sens des cho­ses en mouvement.
Il convient donc de souligner qu’en matière d’ima­ges ani­mées des­si­nées, la no­tion de transformation est une donnée in­hé­ren­te au tra­vail de l’animateur, quelle que soit la fi­gu­re ou la for­me qu’il ani­me.
Le la­beur de l’animateur consis­tant à mo­di­fier l’ima­ge par des retouches suc­ces­sives.
Les fi­gu­res, quoi­que pou­vant sug­gé­rer des vo­lu­mes, ne sont que des contours « déformables ».
Le mou­ve­ment de ré­vo­lu­tion d’un vi­sa­ge, par exem­ple, n’est fait que de lé­gè­res mo­di­fi­ca­tions de contour et de transforma­tions des traits qui suggèrent le mouvement de ses différentes parties.
Ici, la mo­di­fi­ca­tion, le chan­ge­ment, la cor­rec­tion, l’al­té­ra­tion, ne font qu’adap­ter le trait-contour aux né­ces­si­tés de la vrai­sem­blan­ce. Le mouvement res­te sub­or­don­né à d’au­tres cho­ses que lui-mê­me.
Il demeure pri­son­nier d’un cer­tain res­pect de la per­ma­nen­ce de la fi­gu­re.
L’art n’est pas en­co­re dans la fi­gu­re et les formes en mouvement, il est dans le mouvement des formes.

Ima­gi­nons le contre-pied de cet­te dé­mar­che.
Dé­pla­çons no­tre at­ten­tion vers la figure en mouvement et ima­gi­nons une in­dé­pen­dan­ce du mou­ve­ment tel qu’il mo­di­fie­rait l’or­dre, l’ar­ran­ge­ment de la figure, au point de la boulever­ser. Ce mou­ve­ment à pré­sent li­bé­ré, tel un souf­fle de vent qui se ma­ni­fes­terait au tra­vers des nua­ges qu’il mo­di­fie à son gré, est à la fois sens, conte­nu et nar­ra­tion.
Supposons deux fi­gu­res dis­sem­bla­bles. La transforma­tion de l’une dans l’au­tre va fai­re dis­pa­raî­tre la fron­tiè­re qui les sé­pa­re et créer une am­bi­guï­té qui se di­vi­se en trois éta­pes:

1 Dé­for­ma­tion de la fi­gu­re – 2 Fi­gu­re en de­ve­nir – 3 For­ma­tion d’u­ne nou­vel­le fi­gu­re.

Ces trois é­ta­pes cor­res­pon­dent à une trans­for­ma­tion dont la narration est le par­cours ef­fec­tué entre un point A et un point B par tous les points de la fi­gu­re en mou­ve­ment.
Ces éta­pes se dé­rou­lent à l’in­té­rieur du par­cours qui se trou­ve lui-mê­me divi­sé en deux es­pa­ces par une pha­se di­te de trans­i­tion. Ces es­pa­ces ne sont pas obli­ga­toi­re­ment de la mê­me va­leur. Ce par­cours pouvant être di­vi­sé de maniè­re ré­gu­liè­re ou irrégulière, se­lon une stratégie narrative sou­hai­tée.
Se­lon que l’on dé­pla­ce la po­si­tion de la pha­se de trans­i­tion à l’intérieur de ce parcours, les pro­por­tions des éta­pes chan­gent. Ce changement a­git sur le mouvement nar­ra­tif, ren­for­çant ou at­té­nuant ainsi les ef­fets d’évolution et d’attente de la trans­for­ma­tion.
La trans­for­ma­tion n’est nar­ra­ti­ve que quand la pha­se de dé­part et la pha­se d’ar­ri­vée ont u­ne du­rée in­fé­rieu­re ou é­ga­le à tou­tes les au­tres pha­ses du mou­ve­ment. Il s’agit, dans ce cas, de fai­re por­ter no­tre at­ten­tion sur le mou­ve­ment de par­cours et non pas sur les phases ex­trê­mes.
Dès que la durée des pha­ses extrêmes augmen­te, la mé­mo­ri­sa­tion de leur représenta­tion s’accroît et dé­pla­ce immédia­te­ment notre at­ten­tion. La trans­for­mation devient alors un ar­ti­fi­ce de liai­son en­tre deux pha­ses et non point un évé­ne­ment en soi.

Je regarde à présent les deux dessins, j’observe leurs différences. Sur le second, l’épaisseur des traits n’est pas la même, les pleins et les déliés ne se situent plus aux mêmes endroits, parce que la forme a changée, mais surtout parce que je veux que le premier dessin se transforme en le second. Je vais glisser quelques autres dessins entre les deux premiers. Ils auront pour rôle de retarder la transformation. S’ils sont nombreux, et si je tiens compte de l’apparence des uns par rapport aux autres, la transformation s’opérera en douceur. Mais il se peut que je ne veuille pas de cette douceur. Dans ce cas, j’exécuterai chacun des dessins intermédiaires sans me soucier aucunement du rapport entre celui d’avant et celui d’après. Alors, dans le déroulement du mouvement, les traits vont s’animer et, en s’agitant, ils risquent même de troubler le mouvement de transformation. De cette manière, trois mouvements se superposeront et se conjugueront ; celui des traits, celui du déplacement de la forme et celui de la transformation. Quelle raison aurais-je de faire cela ?
Chaque phase a sa raison d’être. Ensemble, elles devront constituer une unicité. Cette unicité s’appelle mouvement et ce mouvement est en soi une narration.
Chaque mouvement a sa raison d’être. Ils devront s’harmoniser afin de composer une métaphore porteuse d’un sens autre que celui que chacun d’eux avaient séparément. Et ce nouveau sens doit avoir une fonction et cette fonction est celle qui assure l’équilibre de la métaphore.
Supposons que je veuille animer un chat. Ce n’est plus un chat, c’est une idée.
Mais comment anime-t-on une idée ?
De toutes les manières sauf en regardant ou en copiant les mouvements d’un vrai chat.
Mais va-t-il ressembler à un chat ?
Oui, si mon dessin ressemble à l’idée que l’on se fait d’un chat
Mais ses mouvements, vont-ils ressembler à ceux d’un chat ?
Non, parce que ce n’est plus un chat, c’est une idée et qu’une idée n’est pas animée de vie mais par une apparence de vie.
Supposons à présent que je veuille animer un cube qui se meut comme chat.
Va-t-il ressembler à un chat ?
Non, évidemment.
Mais ses mouvements, vont-ils ressembler à ceux d’un chat ?
Oui, bien entendu, pour autant que je sache comprendre et appliquer l’idée du mouvement d’un chat à un cube ou à n’importe quelle autre forme.
Et je me livre à ce genre de monologue pendant toute la durée de mon travail, comme une sorte d’incantation ou de prière, aussi bien pour ce qui est des chats que de n’importe quoi d’autre, afin de me prémunir contre la tendance innée, en chacun de nous : l’imitation, pire, le pléonasme.
Hélas, je dois reconnaître, le pléonasme plaît. Et l’imitation et la simulation plus encore.
La croyance en une animation qui n’est bonne, belle et parfaite que quand elle imite bien la réalité est tenace. Nous devons cette croyance à un immense entassement de clichés sur la vraisemblance et à la manière quelque peu simpliste que nous avons d’identifier les choses représentées comme si elles appartenaient à des tableaux vivants.
Pourtant, “ Dans un tableau, les maisons plantées de travers ne s’effondrent pas pour autant, il n’est pas nécessaire que l’arbre soit capable de refleurir, ni l’homme de respirer. Un tableau n’est pas un “ tableau vivant ” … Ici s’exerce non une loi profane mais une loi d’art. ” Ces quelques mots sont de Paul Klee.
Dans l’animation, la violation du parallélisme entre le sens de la figure et le sens du mouvement n’est pas prête d’être acceptée, elle dérange. Le mouvement est peut-être le grand responsable de ce trouble. Il vient sans doute perturber des vieilles habitudes acquises depuis des dizaines de milliers d’années en matière de lecture d’images immobiles. Il se peut que notre pensée soit devenu technologiquement moderne mais nos goûts demeurent ancrés dans l’ancien. Il s’en suit que le public, les collègues, les clients aiment à être rassurés par des animations où s’accumulent des indices tout à la fois parallèles, simultanés et unidirectionnels.

Ce qui m’a toujours étonné est tout ce à quoi je pense pendant que je fais ce travail de bénédictin, je veux dire de l’animation.
À chaque instant il me faut recentrer ma pensée sur le mouvement qui est en train de naître et que je ne vois pas encore. Au bout de cette discontinuité brille la flamme d’une promesse d’une continuité supposée que je ne verrai que plus tard. Et au moment où je négocie mes passages entre les phases, je découvre tant de choses, tant de phénomènes merveilleux qu’à chaque moment, je me demande s’il est bien raisonnable de continuer à faire ce que j’ai prévu ou si je ne devrais pas faire tout à fait autre chose. C’est comme un voyage. Les paysages que je découvre en chemin sont si étonnants que j’aurais bien envie, parfois, d’aller ailleurs. Mais je dois me tenir à mon itinéraire, tout en espérant de ne pas avoir à le regretter.
Quand le résultat arrive et que, enfin, je vois pour la première fois mon animation se dérouler au fil du temps, elle doit m’étonner et me surprendre, faute de quoi naîtra en moi une énorme nostalgie de l’éventail de chemins non empruntés.
En faisant de l’animation, en composant un mouvement, je découvre à chaque fois plein d’autres choses qui n’ont rien à voir avec l’animation ni avec le mouvement. Je me pose alors la question : est-ce que l’animation ne serait pas plutôt un moyen de découvrir que d’obtenir ?
Comment expliquer autrement le fait que je pratique l’animation depuis si longtemps (et toujours avec le même enthousiasme) ?
Mais peut-être suis-je fou et l’animation ne serait-elle pas ma manière à moi de me soigner à coup d’expériences ? C’est fort possible.

Où l’animateur trouve-t-il ses sources d’inspiration pour composer des mouvements ?
En ce qui me concerne, je ne puise jamais mon inspiration dans les oeuvres des autres auteurs de films d’animation.
Mes sources sont la musique, la poésie, ainsi que les écrits de certains auteurs. Je trouve mon aliment créatif dans la vie qui se manifeste dans tout ce que je vois. J’essaie donc de toujours “ bien voir ” le mouvement des êtres et des choses, leurs gestes les plus discrets, leur manière de se déplacer, le mouvement de leurs formes, leur apparence, leurs silences.
J’aime tout particulièrement le silence et les gestes silencieux. J’aime aussi regarder, à travers une fenêtre, des choses lointaines ponctuées par les sonorités de mon environnement proche, des sonorités qui ne leur appartiennent pas. Ce décalage m’enchante.
Le mot fenêtre est pour moi plus qu’un mot commun, il est un concept. Je considère l’action d’ouvrir et de fermer des fenêtres comme une activité dramaturgique.
Être, voir et regarder à travers une fenêtre suppose une attitude contemplative, mais équivaut également à ouvrir un espace sur une image extérieure. Fermer la fenêtre est la conclusion d’une vision ouverte sur le dehors et le commencement d’une autre, la vision intérieure.
La fenêtre-page, la fenêtre-écran nous servent à décrire des images, qu’elles soient écrites avec des dessins ou dessinées avec des mots.
Chaque fois que je veux représenter au travers de dessins, je pense à cela. Je commence par délimiter l’espace de ma représentation car la pluralité de tout ce que je vois, la totalité de tout ce que j’imagine ne rentre que difficilement en lui. À défaut de pouvoir tout mettre, il s’agit de réduire la totalité à quelques indices et de les inscrire dans cet espace-fenêtre à 2 dimensions.
Aussitôt délimité, cet espace s’ouvre immédiatement sur un autre, celui du hors-champs, l’espace de tous les possibles, peut-être même de l’impossible.
Les représentations qui se meuvent sur l’espace-fenêtre (qui représente l’écran), tentent alors de nous informer de manière segmentée, sur ce qui se déroule dans l’espace du hors-champs, vaste territoire subjectif aux frontières illimitées. Ces tentatives résultent de différents points de vue, de différentes manières de voir.

Voir est ma manière de capter, d’absorber les choses et le mouvement des choses qui m’entourent. Voir, cela s’apprend, s’affine et se travaille comme de la joaillerie mais, hélas, personne ne saurait nous l’enseigner. Pour bien voir, il faut pouvoir compter sur la pureté de nos sens. Les miens sont souvent viciés par des idées et des émotions fausses, par de la culture livresque, par des pensées empruntées, par commodité et fainéantise, aux uns et aux autres, par des vieilleries, de telle sorte qu’à la fin, tout ce fatras m’empêcher de voir juste. La colère et la passion m’empêchent également de voir et quand je ne vois pas bien, j’avale du mauvais et le mauvais, une fois digéré, génère des idées et des images terribles, pourvues de mouvements moches.
Mais pourquoi faut-il donc essayer de bien voir pour inventer des mouvements dessinés, pourquoi ?
Le mouvement d’un oiseau, celui d’une vague, d’un nuage qui se déplace, une voiture qui passe, le rythme des pas de quelqu’un, par exemple, j’en fais mon aliment d’animateur, mes réserves d’inventions, pour autant que j’arrive à les absorber au travers de mes sens. Par la suite ils s’accumulent en moi et se transforment en de pures dynamiques dépouillées des images qui les rendaient perceptibles. Puis, un jour, au moment où le désir d’animer une forme ou une figure particulière se manifeste sans raison apparente, tout ce patrimoine dynamique qui semblait enfui, va émerger du fin fond de je ne sais où (peut-être des profondeurs de mon âme, qui sait ?) ou de quelque part ailleurs. Alors, il faut attendre et saisir au passage ce qui convient le mieux à la composition de la métaphore.
Il se peut que le mouvement d’oiseau vienne s’ajuster au retournement d’une tête humaine, que la force de la vague anime une chevelure ou que le bruit de pas fasse avancer une figure géométrique. Ainsi je fais, ou plutôt, ainsi je me laisse faire par les choses perçues et transformées, pour inventer et créer des mouvements nouveaux.
Mais…

La méthodologie du « bien voir » est extrêmement difficile à mettre en pratique. Pourquoi ?
C’est que voir, c’est à la fois difficile, compliquée, fatigant et très compromettant. Et puis
parce qu’au fond, voir n’intéresse pas grand monde. La plupart des gens préfèrent comprendre.
Moi, à chaque instant, je me propose de voir sans comprendre. Que les choses soient réellement ce qu’elles paraissent être.
Mais voir sans comprendre exige que l’on apprenne à désapprendre.
Désapprendre ?
Mais alors, pourquoi acquérir ceci et cela et capitaliser un maximum de choses qui nous apportent statut, parfois richesse, stabilité, sécurité, qui nous aident tant à nous forger une identité, de la reconnaissance, s’il nous faut désapprendre ?
L’idée du désapprendre est une idée révolutionnaire qui va à l’encontre de toutes les notions cumulatives qui nous gouvernent depuis les grottes jusqu’au capitalisme libéral triomphant de nos jours. Elle m’est absolument nécessaire, indispensable, pour pouvoir penser, faire et dire tout ce que je viens d’écrire.
À part moi, quel autre fou voudrait d’une telle révolution, je me le demande ?
Je reste néanmoins persuadé, que tous ceux qui pensent que les gens vont au cinéma pour voir des images se trompent. Et ceux qui croient que les tableaux ont été peints pour que l’on y voit des images se trompent aussi. Les gens vont au cinéma parce que le cinéma leur raconte des histoires et les tableaux ont été peints pour décorer des murs vides (l’humanité a horreur du vide).

Ce que je dis et j’écris sur le mouvement n’est que le fruit de mes observations.
Je vois, et comme je vois, je regarde, et les choses que je regarde me donnent à penser. J’essaie de ne pas penser en regardant, je pense après.
Puis j’écris ou je dessine.
Quand j’écris, j’aime écrire avec mon stylo en faisant glisser lentement sa pointe sur les pages vierges de petits carnets. Parfois il a des ratés, il ne veut plus écrire, parce qu’il n’a plus d’encre ou parce qu’il fait trop chaud et que l’encre a séché et cela m’énerve et le temps passe.
J’aime sentir le temps qui passe.
Par contre, quand je fais du dessin, je dessine toujours vite, trop vite. Je me dis alors que l’habitude de dessiner à toute allure s’est installée en moi à cause du besoin d’animer.
Ah, toujours cet empressement, cette frénésie que l’on met à vouloir obtenir le plus vite possible des résultats. Quelle erreur !
L’animation est l’art du plaisir lent et tranquille de l’effacement du temps. Et ce plaisir est composé de mouvements, de dessins et de beaucoup d’invention.

José-Manuel Barata Xavier