Ce qui conduit aujourd’hui la plupart des gens à vouloir créer des images n’a rien à voir avec les images elles-mêmes.
Dans la plupart des cas, il s’agit pour ces personnes de trouver un moyen de gagner leur vie, d’acquérir un statut social en exerçant une activité valorisante et pas trop pénible et, si possible, assistée par des méthodes, des processus et des outils de production rapide (rentabilité oblige), en se référant à la gigantesque décharge d’images accumulées depuis 35 000 ans qu’ils soumettront aux nécessités du commerce et de l’industrie.
Par rapport à ce constat, il est absurde de parler de création d’images.
Le mystère de la création d’une image, car c’est un mystère, est d’un autre ordre.
Je n’ai pas l’intention d’expliquer ce mystère. Un mystère qui s’explique cesse d’en être un.
Je vais, plus simplement, parler des phases les plus évidentes du processus de la création d’une image en tant que telle, de sa genèse.
Ce que je vais relater ici est, en quelque sorte, ma manière de mettre en ordre mes expériences et mes découvertes comme si je les disais à moi-même.
Faire une image est tout d’abord une aventure intérieure.
Quand une envie frémissante de faire une image se manifeste en moi, je me demande immédiatement ; pour quoi faire ?
Pour m’interroger de la sorte il a fallu que j’acquière une forte dose de maturité. L’avalanche d’images puériles qui nous entourent résulte de cette absence de questionnement.
La première impulsion encore balbutiante de faire une image, l’envie, est encore insuffisante pour la créer.
Pour pouvoir mettre le processus quasi magique de création en œuvre, il faut que le confus et fort douteux sentiment d’envie se transforme en désir puis en volonté de représenter quelque chose de vu, d’entendu ou de senti.
Toutefois, le passage à l’acte de l’intérieur vers l’extérieur de la création requiert d’autres moyens que la seule volonté de faire.
Vouloir représenter des choses vues implique, au préalable, l’éducation du regard.
Peu de gens, parmi tous ceux qui prétendent faire des images, se sont exercés depuis enfance à l’observation attentive et répétée des choses qui les entouraient.
Au moment même où il aurait fallu les éveiller au monde du sensible, ceux qui avaient la charge de leur éducation ont préféré les abandonner le plus souvent aux pratiques des dieux du stade. Il y aurait beaucoup à dire sur cela, mais comme je n’ai pas l’intention de corriger l’incurie des autres, je passe mon chemin.
Beaucoup trop de gens ne considèrent l’acte de voir que comme une fonction utilitaire tels que voir ce que l’on fait, voir ce que l’on prend ou ce que l’on manipule, voir pour lire un journal, un livre, des images…
Cependant, avec les images, vient alors la nécessité de transformer le voir en regarder.
Oui, regarder, mais comment regarder ?
On ne regarde pas les choses de la nature de la même façon que l’on regarde des images de la nature. Parce qu’une image de la nature n’est pas la nature et la nature n’est pas une image.
Quand je me promène dans la nature, je la perçois et je la vois comme un tout avant de fixer l’attention sur certaines de ses parties.
Sur une image, qui n’est qu’une partie de quelque chose, je vois d’abord des détails les plus saillants que je réunis presque immédiatement dans un tout.
Dans la poésie, qui est une autre manière de créer des images, le chemin qui va de la lecture des parties à la compréhension de l’ensemble, rend ce processus perceptif plus explicite :
Arbres, montagnes, champs neigeux,
Je vous vois naître
Dans un rayonnement laiteux
À ma fenêtre.
Le jour passera somnolent
Sans autre fête
Que l’averse des flocons blancs
Lente et muette,
Et grave, je m’étonnerai
De quelque livre
Où les jours tièdes et dorés
Aident à vivre.
Tant mes regards s’habitueront
À voir descendre
L’averse molle des flocons
En froide cendre.
Cécile Sauvage
Recueil : Le vallon (1913)
Dans ce poème, la poétesse commence par disposer successivement les arbres, les montagnes, les champs neigeux, comme des éléments d’une image encadrée dans sa fenêtre. Entre les deux, elle précise comment et où ils surgissent. Les mots écrits par Cécile Sauvage laissent aux lecteurs la liberté de créer les images mentales des arbres, des montagnes et des champs neigeux de leur choix, ainsi que celle de la tonalité et de la nature du rayonnement laiteux vu au travers de sa fenêtre, dont la taille et les proportions, restent à définir selon le bon vouloir de chacun.
Si ce poème était une oeuvre picturale exposée dans une galerie ou dans un musée, le regard de ceux qui la verraient ne suivrait pas les chemins indiqués par la poétesse pour réunir dans un tout les différents éléments cités. C’est que les poètes, contrairement aux peintres, orientent et guident, au travers de la disposition des mots, l’itinéraire de lecture à suivre. Les peintres ne donnent pas de mode d’emploi pour regarder leurs oeuvres, car l’oeuvre est elle-même le mode d’emploi.
L’éducation du regard ne se fait donc pas au travers des images peintes, dessinées ou incisées de même que l’éducation de l’écoute ne se fait pas au travers des oeuvres musicales. Ce sont elles, la musique et les images qui exigent un œil et une oreille éduqués pour être dûment perçus et appréciés.
L’éducation du regard se fait en amont des regards que l’on jette sur l’art et sur ses ersatz.
Elle se fait au travers de la contemplation de la nature, des êtres et des choses.
L’éducation de l’écoute se fait au travers de l’attention que l’on prête aux sons et au rythme de la nature, des êtres et des choses.
De la conjugaison des deux, résulte la gamme de sentiments et d’émotions indispensables à la création d’une image.
L’observation répétée de choses familières provoque chez la plupart des gens lassitude et ennui. Ils considèrent qu’il n’y a aucun intérêt à regarder quelque chose de déjà vu. Cette attitude est un poison pour l’esprit, parce qu’elle empêche de saisir une évidence ; c’est le regard éduqué jeté sur les choses connues, familières, vues et revues maintes et maintes fois, qui les rendent toujours nouvelles.
C’est au travers de la répétition de différents regards que l’on peut espérer acquérir la haute qualité d’attention que l’on doit à toutes choses afin d’en saisir pleinement et en profondeur leur singularité, leurs caractéristiques, leur morphologie.
L’acuité du regard est indispensable à celui ou celle qui prétend créer une image.
Les images des autres, quels qu’ils soient, ne devraient jamais servir de référence ou d’inspiration à tous ceux qui prétendent créer une image.
J’ai toujours considéré que les artistes de jadis me donnaient raison sur ce point.
Qu’ont-ils fait ?
Ils ont dessiné, peint, incisé et sculpté ce qu’ils avaient vu, des animaux, des gens, des arbres, des montagnes, de l’eau, l’air, le ciel, des nuages…
Ils ont aussi dessiné, peint, incisé et sculpté des choses qu’ils n’avaient jamais vues, des choses qu’ils ont dû imaginer tels que des villes et des lieux, la figure de Dieu lui-même, des anges et des saints, des animaux fabuleux et des personnages mythiques…
Ils ont également dessiné, peint, incisé et sculpté des choses irréelles issues du monde des songes et des rêves…
Il faut imaginer, à défaut de le savoir, qu’autrefois, ceux qui créaient des images regardaient un arbre à la campagne qu’ils peignaient plus tard à la maison.
Entre la campagne et la maison, l’arbre avait changé, car la mémoire change l’aspect des choses.
L’image que l’on crée est toujours différente de la chose qui lui a servi de modèle.
Tenter de la rendre identique relève de la folie, mais ça, c’est une autre histoire.
Le passage à l’acte de la volonté que je porte en moi de créer une image demande des instruments, des pigments et des supports appropriés, mais surtout la maîtrise de mes gestes.
Une fois la décision prise de passer de l’intérieur de ma tête vers le dehors, mon corps prend le relais de la création, ma main se met à penser et mes yeux anticipent sur le support choisi le moindre de mes mouvements.
Une image commence toujours par des lignes et des traits encore hésitants qui émergent d’un souvenir et qui vaguent à la surface du papier.
Ma main va-t-elle réussir à les conduire au travers des multiples chemins qui mènent à la représentation de la figure désirée ? Mais quelle est-elle, cette figure ? Celle de la chose vue, entendue, sentie, qui a déclenché en moi le processus que je suis en train de vivre ou l’autre, celle qui, modifiée par ma mémoire, s’impose à présent à moi comme un nouveau territoire à découvrir ?
Avec les gestes, commence alors l’indicible mystère de la création.